Séparation

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Il y a quelques années, je partageais ma vie avec Lisa. Nous nous entendions plutôt bien mais elle voulait absolument un enfant et je n’en voulais pas. “Si tu ne m’en fais pas un, je te quitte.” Moi, je n’étais pas prêt, mais alors pas du tout ! Balancer un gamin dans un monde plein de guerres, de djihadistes, de catastrophes industrielles et écologiques, d’ogives nucléaires, de tueurs en série, de dictateurs et de psychopathes ? Ça me semblait une assez mauvaise blague à lui faire.


Comme je m’obstinais, elle joua franc jeu : “Tu sais, les sites de rencontre sont plein de papas potentiels.” J’étais déchiré par son chantage. J’aurais sans doute dû accepter après tout. Un ami avait eu les mêmes appréhensions que moi avant de devenir père, mais il avait franchi le pas, et… quelques années après la naissance de son fils, il avait appris à ne plus voir que son bonheur familial et à faire abstraction de la dystopie ambiante. Il vivait dans un petit quartier bourgeois relativement tranquille, n’allumait jamais la télé et boycottait les réseaux sociaux, sources d’infos et d’intox anxiogènes.


Étant influençable, j’étais à deux doigts d’écouter l'encouragement de mon ami. “Tu trouves que le monde est atroce ? Eh bien, justement, il a besoin de sang neuf pour changer.” Moi qui n’avais jamais rien fait pour le changer en bien, ni en mal d’ailleurs, ça revenait à refiler la patate chaude à ma future fille ou à mon futur fils. À faire porter une partie non négligeable du poids du monde sur ses épaules. Étais-je prêt à cela? Oui évidemment. Qui a envie de se retrouver seul à 39 ans ?


J’étais pour ainsi dire décidé à accepter l’impérieuse proposition - ou plutôt l’injonction - de Lisa lorsque la maladie du dégonflement fit son apparition. Une maladie aussi terrifiante que grotesque qui transformait les personnes qui en étaient atteintes en de vulgaires loques de caoutchouc. En poupées gonflables dégonflées. En descentes de lit évoquant une vague forme humaine. Une énigme pour la science tant les symptômes en étaient à la fois inouïs et ridicules.


Pour autant, les pouvoirs publics furent bien obligés de prendre au sérieux cette maladie qui semblait tout droit sortie non pas d’un film de science-fiction mais d’un dessin animé totalement loufoque. Au début, les premiers cas recensés, évoqués dans les médias, faisaient rire tout le monde. On parlait d’une forme aiguë de dépression susceptible de ramollir entièrement le corps humain. Pour beaucoup de gens, tout cela n’était qu’une fake news nous révélant à quel point les médias et les gouvernements étaient corrompus et indignes de confiance. Et puis, lorsque les gens virent leurs proches être contaminés à leur tour, ceux qui, peu de temps auparavant, qualifiaient l'épidémie de plus énorme fake-news de tous les temps (#laplusenormefakenewsdetoutslestemps) cessèrent de se répandre en commentaires rigolards et complotistes sur les réseaux sociaux.


L’ambiance passa en un claquement de doigts de la défiance cynique à la panique totale. Et finalement, même les plus sceptiques acceptèrent de bon gré d’être enfermés chez eux le temps que la tempête passe. Parce que, peut-être bien que “le gouvernement mondial se foutait de notre gueule”, mais dans le doute, il valait quand-même mieux ne pas risquer d’être contaminé par cette “fausse maladie” qui semblait faire de vrais morts.


Tout autour de la planète, les populations furent confinées de quelques jours à plusieurs mois, selon les différentes sensibilités des régimes politiques et la gravité de l’épidémie d’un pays à l’autre.


Cette période fut un révélateur pour Lisa et moi. Contrairement à ces couples qui vécurent très mal le confinement, nous nous sommes plutôt bien supportés elle et moi durant cette période. Nous avions eu l’habitude de vivre côte à côte, pendant sept ans, dans nos deux bulles respectives, lesquelles se confondaient parfois lorsque nous avions besoin de complicité ou de tendresse. Le reste du temps, nous le passions à des occupations personnelles chacun dans une pièce de notre appartement. Lecture, cuisine, peinture ou sculpture. Nous étions tout à fait adaptés à une cohabitation calme et pacifique dans laquelle chacun trouvait son compte.

Le confinement ne changea pas la donne. Au contraire, nous l’avons vécu, elle et moi, comme des sortes de vacances forcées pas franchement désagréables, malgré un contexte hautement anxiogène. En apparence du moins. Car à mesure que l’épidémie s’installait comme une nouvelle réalité qui allait tout changer, nos visions respectives du futur s’éloignaient de plus en plus l’une de l’autre. Même si nous ne fûmes pas contaminés ni elle ni moi, la maladie du dégonflement nous détacha lentement l’un de l’autre. Pour moi, il était clair que l’avenir était bouché et que ce monde était une menace pour tout enfant à naître. Même plusieurs mois après, lorsque les laboratoires eurent mis au point des traitements plus ou moins satisfaisants de la maladie, mon avis n’évolua pas. Était-on à l’abri d’une autre épidémie tout aussi imprévue que celle-ci? Absolument pas. Nous étions entrés dans un monde où TOUT pouvait arriver. Lisa, elle, vécut cette période d’une toute autre manière. Les millions de morts à travers le monde la renvoyèrent au sentiment aigue de sa propre finitude, à un instinct de survie qui lui intimait l’urgence de se perpétuer en faisant un enfant.


C’est sans effusion de sentiments que nous nous sommes séparés une fois le pic de l’épidémie derrière nous. Séduisante, sûre d’elle, elle savait qu’elle trouverait facilement un nouveau compagnon. Quant à moi, si la perspective de retrouver la solitude, cette vieille amie qui m’avait si longtemps accompagné, ne m’enchantait pas, elle n’effrayait pas non plus. J’avais toujours su lui faire face et lui dire ma façon de penser. Elle allait voir ce qu’elle allait voir, la solitude.


Sauf que je me trompais lourdement. Les sept ans que j’avais passés avec Lisa m’avaient transformé. Avant cela, je pouvais rester en tête à tête avec moi-même pendant des mois, à me consacrer à la sculpture, comme sous hypnose. Rien d’autre n’existait alors. Le fait d’exposer de temps en temps mon travail lors de salons ou de festivals suffisait à mon besoin minimal de socialisation. Mais Lisa m’avait arraché à cette routine étrange, pour mon plus grand bien. Avec elle, j’étais presque devenu un être humain capable d’avoir de vrais rapports sociaux. Je voyais ses amis et faisais partie intégrante de sa famille. Lorsque nous nous sommes quittés, tout cela a disparu de ma vie.


Entre temps, j’avais totalement perdu de vue mes connaissances dans le monde evanescent de l’art. Le réseau pas très dense que j’avais constitué autour de moi il y a si longtemps s’était éparpillé, et je me suis retrouvé comme un fantôme.

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