Cauchemar
Tout ce qu’il me restait, après ma séparation, c’était mon travail, un contrat de livreur, que j’avais signé peu après ma rencontre avec Lisa.
Un travail pas passionant, mais qui me permettait d’avoir un revenu décent. Une fois seul, j’ai vite réalisé que le boulot était une sorte d’île entourée d’un vaste océan sans le moindre souffle de vent. Le calme plat. Alors j’ai enfin saisi la perche que mon supérieur me tendait depuis si longtemps, à savoir une augmentation de mon nombre d’heures. Certes, j’allais gagner plus, mais ça n’était pas l’argent qui m’intéressait car je ne savais pas à quoi le dépenser. Certains ont des projets de voyage, rêvent de s’acheter une maison, ont besoin d’argent pour payer les études de leurs enfants.
Moi, rien de tout ça. Ma seule motivation, c’était d’arriver le plus tard possible chez moi pour ne pas me retrouver face au néant de ma vie. Je n’ai jamais été très fort pour aller vers les autres. Ça peut sembler étonnant car je suis quelqu’un de plutôt affable. J'aime mettre les gens à l'aise, mais je suis incapable de décrocher le téléphone pour rappeler un ami, ou de proposer quelque chose comme “On se fait une bouffe un de ces jours?” Ça ne peut pas venir de moi. Je n'ai pas cette impulsion. Si vous venez à moi, je vous accueillerai à bras ouverts, vous offrirai un café et on sera partis pour refaire le monde pendant trois heures. Mais si personne ne me tend la main, je reste dans mon trou.
Je me suis donc concentré sur mon travail, sur la livraison de ces satanés colis, qui sont devenus une obsession pour tant de gens. Parait-il qu’il s’agit d’un problème écologique, désormais, mais il faut reconnaître qu’acheter et remplir sa maison de trucs et de machins ou livrer tous ces cartons, ça remplit un vide. De même que pester dans les embouteillages, klaxonner les voitures trop lentes et les chars à voile, griller les feux pour être dans les temps, arrêter le camion en double file, sortir un colis, sonner, faire signer le destinataire, reprendre le volant, foncer comme un fou et continuer le même manège pendant trois heures, avaler un sandwich, revenir au dépôt, charger une nouvelle cargaison de colis, puis rebelote jusqu’à la fin de la journée ! Une fois rentré à 19h, dévorer un plat préparé devant deux épisodes d’une série, et enfin dodo! Perdre sa vie à la gagner, comme disent les gauchistes, ça a du bon: on dort bien et ça évite de regarder en face le néant prêt à vous dévorer.
Je rêve que je suis assis au bord du néant et que je pêche. Le néant est une tâche sombre au milieu de mon studio. De rêve en rêve, elle ne cesse de s'agrandir. Chaque nuit, je remonte un nouveau souvenir de ce gouffre. Cette fois-ci, il s'agit d'un souvenir de cour de récré. J'étais à l'école primaire. Je trouvais la cour si bruyante! Les enfants ne cessaient de crier et ça me fatiguait. J'avais l'impression que j'avais été accidentellement téléporté là, au milieu de ces garçons qui roulaient des mécaniques et de ces filles aux cris aigus.
Les garçons monopolisaient tout l'espace avec leur satané football. Voilà que le ballon de foot roule jusqu'à mes pieds. Machinalement, je le saisis et le renvoie de mes deux mains vers le centre de la cour. Les garçons recommencent à jouer avec mais... le ballon ne roule plus correctement!
“Hé mais il est dégonflé!" dis l'un deux en le ramassant. Un autre se tourne vers moi, en colère.
“Eh dis donc, pourquoi t'as crevé le ballon?!”
“J'ai pas crevé le ballon!" dis-je pour me défendre.
Et là, tout commence à se déformer autour de moi à mesure que les garçons mécontents se rapprochent. Ils hurlent tous ensemble dans ma direction:
“Si! C'est toi! Si! C'est toi!”
Mais leurs têtes se déforment monstrueusement, de même que la cour toute entière.
Je me réveille brutalement en suffoquant. Comme si ce rêve avait planté ses griffes dans mon cœur ou mes poumons et qu'il ne voulait plus me lâcher. Je m'extirpe du lit comme s'il me reliait toujours à ce faux souvenir et qu'il fallait que je m'en arrache pour enfin pouvoir respirer. Je n'ai jamais vécu cette scène, qui n'est pas un souvenir, mais le sentiment qu'elle me laisse est aussi vrai et douloureux que l'angle d'un meuble contre lequel on se cogne le pied.
Comme je sais que je ne me rendormirai pas, je me traîne jusqu'à la salle de bains, la tête lourde des images de mon cauchemar. Je me débarbouille le visage alors que les têtes déformées des garçons de la cour de récré me reviennent. Je le malaxe comme si je voulais déformer mon visage de la même façon. Les visages difformes, c'est ce qui revenait toujours dans mes sculptures. C'était quasiment systématique. Est-ce pour ça que j'ai arrêté de pratiquer la sculpture? Parce que j'en avais marre de rabâcher toujours la même chose? Pourtant, ça me faisait du bien d’essayer de représenter avec la glaise le magma que je ressens en moi. Je n'aurais peut-être pas dû arrêter.
Après avoir avoir bu un café noir, je sors pour prendre l'air et déambule dans les rues désertes. Le vent charrie les enveloppes vides des dégonflés qui ont rendu l'âme pendant la nuit. La plupart étaient sans doute des clochards. C'est souvent à la rue que finissent les victimes de cette maladie qui n'ont pas été soignées à temps. Soudain, une bourrasque fait voler jusqu'à moi une loque de caoutchouc qui s'entortille autour de ma jambe, m'empêchant d'avancer. Je me baisse et saisis cette chose molle et bizarre qui, peu de temps auparavant, contenait une vie. En la tournant dans tous les sens, je finis par trouver le visage du dégonflé, qui n'a plus de visage que le nom. On dirait un masque de cuir aux yeux fermés.
Alors que je vois approcher le camion de ramassage, je relâche l'étrange chose avec un frisson de dégoût. Immédiatement après, je m'en veux de ma propre réaction. Après tout, ça pourrait être toi. Ou tout ce qui resterait de toi après le dégonflement final. Et pourtant, une autre pensée, immédiatement après celle-ci, conteste la précédente. Ca ne peut pas m'arriver. Je suis immunisé contre cette maladie. C'est un sentiment profond que j'ai depuis que la maladie du dégonflement a déboulé dans nos vies. Le sentiment d'avoir tellement intériorisé la déprime, d'avoir encaissé tellement d'émotions négatives depuis si longtemps que ce virus ne peut rien me faire, que je suis plus fort que lui. Et il est vrai que jusqu'ici, cinq ans après le début de l'épidémie, je n'ai encore subi aucune crise de dégonflement.
Alors que je reprends la marche en direction du parc, le camion de ramassage s'arrête non loin de moi. Un employé descend et ramasse l'enveloppe de caoutchouc que je tenais dans mes mains un instant auparavant et la jette à l'arrière dans la benne, par-dessus l'amoncellement des autres dégonflés. Cette scène aux allures apocalyptiques n'est pas aussi sombre qu'on pourrait le croire car les dégonflés ne sont pas vraiment morts, mais plutôt dans une forme de semi-vie. À la fin de sa tournée, le camion déposera son chargement dans le local d'une association qui les récupère pour leur insuffler la vie avec des bonbonnes de pump périmées octroyées par Pneuma Corp. Périmées mais toujours fonctionnelles pour la plupart.
Me voilà maintenant au parc où l'une de mes sculptures est exposée à la vue du public. Haute de cinq mètres et large de trois, approximativement, elle représente une sorte d'arbre tordu et bizarroïde. Je me demande bien comment j'ai pu vendre ça à la municipalité. C'était l'époque où j'avais tellement de bagout que j'aurais pu vendre un ballon de baudruche à un hérisson. J'étais motivé: il me fallait suffisamment d'argent pour payer un voyage aux Maldives à Lisa. Un chouette souvenir d'ailleurs! Je revois les plages magnifiques, me remémore les goûts des plats traditionnels qui nous étaient servis, les plongées dans une eau transparente au milieu des poissons multicolores. Tout était beau et agréable, à part le sentiment persistant de ne pas être à ma place. Comme si je n'avais pas eu le droit de me trouver dans cet endroit de rêve avec une fille aussi jolie et intelligente que Lisa.
Un bruit de désherbeurs électriques me tire finalement de mes pensées. Deux agents d'entretien des espaces verts sont en train de couper les herbes qui poussent sous ma sculpture, fixée au milieu d'un socle de béton. Il y a pas mal de pissenlits en dessous et je constate que les deux agents employés à cette tâche ont du mal à les atteindre car les branches les plus basses sont très près du sol. Ils coupent enfin leur appareil et l'un d'eux se met à râler:
“Putain ils nous font chier avec cette sculpture à la con!”
“M'en parle pas. Qu'est-ce qu'elle est moche en plus!”
“On dirait du sous Kornivski avec une influence mal digérée de Picasso.”
“Si ça tenait qu'à moi, je te compresserais tout ça façon César et je filerai le truc à une actrice qui gagne en un jour ce qu'on touche à deux en un an de nettoyage de parcs.”
“Et dire qu'y a un gars qui a été payé pour pondre ce truc!”
J'en ai assez entendu et c'est bientôt le début de ma journée de boulot. Je tourne les talons et quitte le parc.

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