Mirages
A huit heures, je suis au volant de mon camion pendant que la radio m'apprend une nouvelle fracassante: Le chef de l'Etat vient de nommer Le-Chat-Qui-Sait-Tout premier ministre. Le-Chat-Qui-Sait-Tout premier ministre? Un agent conversationnel IA chargé de diriger le pays? Je hausse les épaules. Après tout, il sera peut-être plus doué que les êtres humains qui se sont succédés à ce poste depuis trente ans. Selon le journaliste, cette décision exceptionnelle aurait été motivée par la crise institutionelle que traverse le pays, qui n'a plus de gouvernement depuis six mois, pour de multiples raisons. Une débat s'ensuit, où la plupart des intervenants semblent se rejoindre sur une évidence: un premier ministre IA serait un choix pertinent car tout le monde utilise et apprécie Le-Chat-Qui-Sait-Tout. Il fait l'unanimité dans toutes les catégories sociales, contrairement au personnel politique.
Neuf heures trente. J'ai déjà fait une dizaine de livraisons quand je gare mon camion devant un immeuble cossu du centre-ville, style XIXème. J'ouvre les portes arrière, sors un carton de taille moyenne, et sonne.
“C'est pour un colis.”
“C'est au troisème. Deuxième porte à gauche”, me dit une voix grave.
Arrivé devant la porte, je frappe trois coups.
Un homme moustachu et costaud m'ouvre.
Je lis son nom sur le colis. “Monsieur Bayard?”
“Non, c'est madame.”
“Ah ok! Et est-ce que madame est ici?”
L'homme secoue la tête, irrité.
“Vous ne comprenez pas! Je ne suis pas monsieur mais madame Bayard.”
“Mais vous êtes bien...un monsieur!”, dis-je sur le ton de l'évidence, déconcerté.
En constatant l'air outré de mon interlocuteur, je réalise que j'ai sorti une bêtise.
“Qu'est-ce qui vous permet de dire ça?”
“Eh bien, je ne sais pas. Votre apparence, votre voix.” Votre moustache?
“Vous ne pouvez pas décidez à ma place qui je suis. Je suis seul à pouvoir déterminer si je suis un homme ou une femme. Alors je vous le dis: je suis une femme.”
Bien sûr. Et moi, je suis la réincarnation de Marie Antoinette.
Comme il faut bien trouver un terrain d'entente, on va partir sur un truc qui mettra tout le monde d'accord: “Mais au moins, vous vous appelez bien Bayard?”
“Tout à fait.”
“Alors, pourriez vous signer ici, s'il vous plaît?”
Pendant que l'être humain au sexe autodéterminé s'exécute, je lis le nom de l'expéditeur: Pneuma Corp. Et je comprends alors! Pneuma Corp est le fabricant du Pump, médicament couramment utilisé contre la maladie du dégonflement. Or, ce médicament est costumisable. Il y a toutes sortes de Pump désormais, adaptés à tous les profils imaginables, mais aussi “à tous les rêves” comme le prétend la pub. “Avec Pump, restez vous-même ou devenez qui vous voulez!” Le colis que je tiens dans mes mains contiendrait-il des bombonnes du célère Pump Trans, qui permettrait de changer de sexe, dans un sens ou dans un autre? Sur cette interrogation qui restera en suspens, je tends son colis au destinataire avant de reprendre ma tournée.
Plus tard, dans la matinée, je sonne en vain au domicile d'une dame, qui est visiblement absente. Sur sa fiche, je trouve son numéro de téléphone, que j'appelle dans la foulée.
“Oui”, dit une voix de femme hésitante, voir méfiante.
“Bonjour madame, C'est le livreur. J'ai un colis pour vous. Je suis en bas de votre immeuble.”
“Est-ce que vous êtes un VRAI ou un FAUX livreur, monsieur?”
“Tout ce qu'il y a de plus vrai madame. Si vous descendez, vous pourrez même voir mon camion.”
“Les faux livreurs peuvent avoir de vrais camions, monsieur.”
“N'empêche que j'ai un VRAI colis dans les mains, et que votre nom est marqué dessus, Mme Martinez.”
“Mmh...” lâche-telle d'une voix cirtconspecte.
Un long silence, comme pour me tester.
“Quelle est la société qui vous envoie?”, finit-elle par demander.
“Fast-Post, madame.”
“Très bien. Laissez moi les appeler pour vérifier.”
Après avoir attendu trois minutes, je m'en vais. La paranoïa des clients n'est pas une raison suffisante pour prendre du retard sur ma tournée. En même temps, je comprends cette dame. Comment lui reprocher sa méfiance, avec toutes ces arnaques aux faux livreurs dont le but est de mettre les gens en confiance pour mieux leur voler leur carte bancaire?
Fin de matinée. Je commence à avoir faim et gare mon camion près d'une boulangerie. Je demande un sandwich à la vendeuse et commence à sortir la monnaie. Quelle n'est pas ma surprise en constatant que mes pièces sont toutes ramollies et qu'au toucher, elles n'ont plus la froideur du métal! Ahuri, je tends malgré tout une pièce de un crédit à la boulangère, qui fait une grimace.
“Désolée monsieur, mais ça c'est pas une vraie pièce.”
Incrédule, je manipule l'objet tout mou entre mes doigts. Pourtant, les motifs sont exactement ceux d'une pièce de un crédit, de même que la couleur. Si c'est une contrefaçon, elle est réaliste, d'une certaine façon, et en même temps tout à fait grossière. L'autre chose qui m'étonne, c'est qu'hier encore, les pièces présentes dans mon porte-monnaie étaient tout à fait normales. Je pouvais encore payer en espèces sonnantes et trébuchantes, comme le dit la célèbre formule qui désigne l'habituelle monnaie métallique. Alors qu'ici, rien ne sonne ni ne trébuche dans ma bourse, puisque les pièces semblent, désormais, être en caoutchouc!
La boulangère m'arrache alors à mes pensées en me demandant si je peux payer d'une autre façon. Je lui tends machinalement un billet de cinq crédits, elle ouvre son tiroir caisse, et, alors qu'elle s'apprête à saisir quelques pièces pour me rendre ma monnaie, la voilà qui affiche la même tête ahurie que moi un instant auparavant. Elle saisit une pièce de deux crédits et la fait jouer entre ses doigts, le visage blème. “Mais c'est quoi ce délire, dit-elle pour elle-même?”
En un sens, je suis rassuré de constater que ce ne sont pas uniquement mes pièces qui posent problème. Je me sens moins coupable d'un coup, mais de plus en plus intrigué par l'étrange phénomène.
Je remonte dans le camion tout en m'efforçant d'oublier ce drôle d'épisode et démarre en direction d'un coin tout proche qui ne me déplaît pas, situé tout en haut d'une butte qui surplombe la ville. Il y a là-haut un terrain vague avec quelques arbres qui, par miracle, ont été épargnés par les appétits des promoteurs immobiliers, ainsi que trois maisons abandonnées à moitié envahies par la végétation. On pourrait dire que l'endroit est moche car à l'abandon. Et c'est justement ce qui me plaît. Il n'y a jamais personne dans cette zone perdue, où l'on a l'impression d'être au bout du monde.
La radio continue de parler du Chat-Qui-Sait-Tout désigné premier ministre, et des multiples réactions à cette décision. L'opposition, toutes tendances confondues, crie au scandale et à la masquarade, tandis que les partis proches du pouvoir trouvent cette nomination formidable. Contrairement à la plupart des personnes interrogées dans le cadre d'un micro-trottoir, où fusent les qualificatifs les plus péjoratifs à l'égard du chef de l'Etat.
Je change de station à la recherche d'une bonne radio musicale, car cette histoire de Chat-Qui-Sait-Tout commence à me faire bouillir le cerveau! Ah non! Pas pas BVT! Parce que les soit-disant Bons Vieux Tubes de cette radio - une playlist de vingt cinq morceaux usés jusqu'à la corde - tournent en boucle depuis quarante ans sur les ondes! Pitié! De l'air!
Alors que j'actionne encore désespérément la molette de l'auto-radio à la recherche d'une bonne station, le camion arrive enfin tout en haut de la butte. Mon havre de paix! Le désert à cinq minutes du centre-ville! Et de surcroît, il s'agit d'un des rares endroits dans cette agglomération tentaculaire, où l'on puisse voir l'horizon. Je coupe le moteur au moment même où je trouve enfin la station que je cherchais, Aural Moon, qui diffuse de la musique progressive. Ce genre de musique me fait du bien car j'ai l'impression qu'elle plonge ses racines dans les méandres de l'esprit humain, et ses longs doigts argentés dans le cosmos!
Je sors enfin mon sandwich alors que Marooned de Pink Floyd, déploie ses ailes dans l'habitacle du camion. Et comme un fait exprès, au même instant, une nuée de dégonflés emportés par une bourrasque envahit le ciel, juste devant moi! Le vent souffle de plus belle, et les arbres de la butte sont pris d'une danse convulsive, livrant leurs dernières feuilles d'automne au ciel. Celles-ci s'égaillent au mileu des loques de caoutchouc, qui volent devant des nuages gris et lourds, complétant un tableau que d'autres trouveraient sinistre, mais qui me frappe par sa beauté sauvage. Sur cette musique stratosphérique, l'effet du spectacle est saisissant! Je devrais probablement avoir honte, mais je trouve ça beau.
Ici, à l'écart des constructions, mon camion, seul obstacle sur le chemin de la tempête qui se lève, est bousculé par le vent. Cela me donne l'impression enivrante de faire partie du tumulte du monde. Je me sens moins seul ainsi, bousculé par les élements, comme si j'étais relié à un tout plus vaste que ma vie étriquée.

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