Le secret

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Ce matin, j'ai reçu un appel de Goeffrey.


“Bah ça alors, un revenant!”

“Ca fait plaisir de t'entendre.”

“Et moi donc!”

Un blanc.

“Tu te doutes de ce qui m'a donné envie de t'appeler?”, dit-il d'un ton où perce le sous-entendu.

Je réfléchis un instant, et mon esprit se perd dans une sorte de désert mental. Mais de quoi il parle? Je ne l'ai pas vu depuis une éternité et il semble faire allusion à un truc dont je devrais être au courant.

“Sincèrement, Geoffrey, je ne vois pas.”

“Merde alors mec! Mais c'est ton heure de célébrité! Ils ont parlé de toi dans le canard du coin!”

Coup de massue.

“Dans le journal?”

“Mais oui. A propos de ta sculpture!”

“Ma sculpture?”

La presse s'intéresserait à mon art ? Voilà qui m'en bouche un coin. Mais Goeoffrey douche soudain mon espoir de reconnaissance.

“Bah ouais! Y a un con qui a vandalisé ta sculpture!”


...


Geoffrey me donne rendez-vous chez lui une demi-heure plus tard. Une chance que je ne travaille pas aujourd'hui. « Je t'attends. Je ne bouge pas », m'a t-il assuré avant de raccrocher. Or, me voilà qui sonne depuis dix minutes en bas de son immeuble et je commence à me poser des questions. Profitant de la sortie d'un de ses voisins, je pénètre dans le sas, attrape à la volée la porte en train de se refermer menant à la cage d'escaliers, et monte les marches quatre à quatre jusqu'au troisième, avec un mauvais pressentiment.

Ca fait des mois que je n'ai pas vu Geoffrey, mais je sais très bien que la porte de son studio n'est jamais fermée à clef. Comme ça, en cas de crise de dégonflement, les urgentistes peuvent pénétrer dans son logement sans avoir à en fracturer la serrure.


Car ça lui arrive régulièrement, à cause de son travail. Testeur de Pump pour le compte de Pneuma Corp. Si on peut appeler ça un travail ! Je parlerais plutôt d'exploitation, pour ma part, mais que voulez vous ? Dans ce monde à la dérive, des gens un peu fragiles comme Geoffrey n'ont pas grand-chose à vendre sinon leur détresse, voir leur dépression.


Je ne m'étais pas trompé. Une fois la porte de son appartement grande ouverte, un aperçu du bazar au sol - divers objets renversés - m'apprend que Geoffrey à du se précipiter, en faisait quelques dégâts autour de lui, vers... Mon regard fait un panoramique de l'intérieur de l'appartement... L'étagère qui contient ses bonbonnes de pump ! Il est étalé juste devant, par terre, à plat ventre entre son canapé et sa table basse, un bras tendu vers la fameuse étagère, l'index de sa main gauche touchant presque l'une des bonbonnes... qu'il pas réussi à atteindre.

Évidemment, ça n'est pas vraiment Geoffrey. Juste une version de lui applatie, et enveloppée de vêtements.


Ni une ni deux, je retourne l'étrange corps flasque pour voir son visage. On a beau croiser pas mal de dégonflés dans les rues, ça ne rend pas insensible pour autant, même si ce sont des inconnus. Mais quand il s'agit d'une personne que vous connaissez aussi bien que je connais Geoffrey, ça fait un choc ! J'ai l'impression de voir quelqu'un qui aurait enfilé un masque grotesque pour rigoler, sauf que tout ça n'a rien de drôle. Et que le masque en question n'a aucune épaisseur, aucun relief, pas même l'ébauche des traits de Geoffrey. Quelle vision sinistre !

D'un geste brusque, je saisis au hasard l'une des bonbonnes de pump, arrache l'opercule, et détache le masque lié à la bonbonne par un court tuyau. Une fois le masque placé sur sa bouche, j'appuie sur le pressoir avant d'entendre le souffle continu trahissant le passage du gaz revitalisant dans le corps de mon ami.


Quelques minutes plus tard, Geoffrey a retrouvé forme humaine. A peu près du moins. Assis sur le canapé, il ouvre lentement les yeux. Pendant qu'il émerge, je m'éclipse dans sa kitchenette à la recherche du nécessaire pour lui faire couler un café bien fort.


« C'est toi qui m'a regonflé ? » demande-t-il d'une voix pâteuse, alors que je pose sur la table devant lui une tasse remplie d'un liquide noir et fumant.

« Oui, C'est moi... Alors, qu'est-ce qui t'es arrivé ? »

« Oh, j'ai fait une connerie en t'attendant. J'ai regardé une vidéo sur ce pays en Amérique du Sud, qui s'est dégonflé il y a quelques années. » *

« Et c'est cette vidéo qui t'a mis dans cet état ? »

« Bah oui. Ca m'a tellement déprimé ! En fait, ce truc m'a fait flipper grave ! Je me suis dit que ça pourrait très bien arriver ici également. »

« Voyons, il n'y a pas de raison », dis-je sur le ton de l'évidence.

« Bah pourquoi ? C'est arrivé là-bas. Ca pourrait arriver ici. »


Je prends alors un ton docte plein d'assurance, car je dois avant tout apaiser les craintes de Geoffrey afin qu'il ne soit pas victime d'une nouvelle crise. Les répliques sont très courantes dans les vingt minutes qui suivent un regonflement au pump. C'est pourquoi il faut toujours veiller à ce que les regonflés ne soient pas soumis à un choc psychologique pendant leur phase de rémission.


« L'Annexie, ce pays qui s'est dégonflé en Amérique du sud, n'a rien à voir avec le nôtre. Leur économie était totalement dérégulée et leurs pouvoirs publics, réduits au strict minimum, ne pouvaient pas faire face à une crise d'une telle ampleur. » J'ai un peu l'impression de jouer à l'expert de plateau-télé. Je régurgite d'ailleurs assez consciemment ce que j'avais entendu dans les reportages au sujet de cette catastrophe, sans savoir si je dis la vérité. Mais le but n'est pas de dire la vérité. Le but, c'est de rassurer Geoffrey. Concentré sur mon speech, il semble m'écouter attentivement. Alors je continue sur ma lancée:

« Ici, nous avons des services publics qui veillent au grain. Et puis, tu sais très bien que, suite à cette catastrophe, des gonfleurs ont été installés un peu partout, pour maintenir les infrastructures en cas de crise généralisée. »


« Ouais. T'as raison », acquièsse-t-il en buvant une gorgée de café. Il réfléchit un instant.

« Tu vois, je me rends compte que c'est de ma faute si je me suis dégonflé. Je devrais pas prêter attention aux infos négatives. Juste me concentrer sur le positif. »

« Complètement. »

« Parce que tu vois, c'est comme si j'avais envoyé un message à l'univers, et que j'avais attiré à moi les problèmes. » Il ajoute, en levant le doigt, sur un ton convaincu :

« Il faut faire gaffe aux messages que tu envoies à l'univers. »

« Oui, peut-être », dis-je d'un air dubitatif, en me demandant où il veut en venir. Puis il continue :

« Parce que tes mauvaises pensées vont attirer à toi de mauvaises choses. Tu vois. C'est comme ça que ça marche ! C'est la loi de l'attraction ! C'est ça le secret ! »


Je me demande d'un coup d'où il a bien pu sortir ce charabia new-age, et la réponse apparaît soudain dans mon champ de vision lorsque mon regard se pose sur la bonbonne de pump que j'ai machinalement posée sur la table après avoir ranimé Geoffrey avec. En dessous du mot PUMP, écrit en noir sur blanc sur le flanc de la bonbonne, se trouve marqué, en plus petit, dans un lettrage stylisé en italique : Le secret.


Voilà qui est typique de la politique de diversification de Pneuma Corp, qui met régulièrement sur le marché de nouveaux produits correspondant aux différentes croyances répandues dans la société. Il en faut pour tous les goûts. Sans oublier l'infinie variété des identités et tendances politiques. Ce serait dommage de passer à côté de marchés rentables. On peut maintenant trouver du Pump vegan, du Pump de souche, du Pump Bling bling, ainsi qu'une infinie variété de Pump Cosplay, vous permettant soi-disant de "devenir" une icône de la pop-culture comme Dark Vador, Aragorn, Elvis Presley, Madonna.

Dans les premiers temps, il n'y avait qu'un pump unique, le même pour tout le monde, mais il ne fonctionnait pas si bien que ça. Certes, il permettait au corps de se remettre physiquement, mais l'effet ne durait pas longtemps. Pas plus d'une heure en général, et il fallait reprendre une nouvelle dose juste après. Les petits génies de Pneuma Corp réalisèrent rapidement qu'il leur fallait un produit qui joue sur les affects, sur les émotions, et que miser sur les passions, qu'elles soient d'ordre politique, culturel ou religieux, était la voie royale pour y arriver. Se rebooster avec ce qu'on aime, avec ce en quoi on croit pour ne pas retomber dans le vide et la dépression.


Evidemment, il en va tout autrement pour un testeur de pump car il se rebooste en permanence avec les convictions et les passions des autres, avec les formes de pensées les plus diverses, qui représentent autant de niches pour Pneuma Corp. A la longue, l'esprit du cobaye (car c'est bien de cela qu'il s'agit) finit par accumuler des traces de toutes ces façons de penser et de voir le monde, formant une sorte de kaléidoscope mental, lequel, dit-on, peut mener soit à la folie... soit à la plénitude. Dans le cas de Geoffrey, j'aurais du mal à trancher, mais il m'a l'air de s'en tirer plutôt pas mal après trois ans de ce travail insensé.


Ceci dit, il faut admettre qu'il n'a aucune limite. La dernière fois que je l'avais vu, il y a plus de six mois, il m'avait accueilli en pointant sur moi une arme à feu, et m'avait fait rentrer chez lui avec des airs de conspirateurs. Il consommait du Survive Pump depuis plusieurs semaines, s'était constitué tout un stock de boîtes de conserve et avait fait l'acquisition d'une vieille bicoque dans les bois, dans laquelle il avait l'intention de se replier, car selon lui, l'effondrement de la civilisation était imminent.
C'est d'ailleurs une constante chez Geoffrey. Il a toujours un peu l'impression que le monde va basculer dans le chaos d'un jour à l'autre, impression évidemment entretenue par les évolutions par très rassurantes de ces dernières années. Cependant, il me fait moins peur quand il est conditionné par une idéologie new-age que quand il s'apprête à s'enfoncer dans les bois vêtu en paramilitaire.


« N'empêche, je te remercie vraiment » dit-il, reconnaissant, en terminant son café. Il s'étire et se lève enfin en soufflant.

« Bon sang ! J'ai la tête qui me tourne un peu mais ça va mieux. Qu'est ce que j'aurais fait si t'avais pas été là ? »

« T'aurais été ranimé plus tard, voilà tout. »

« On m'aurait peut-être découvert dans trois jours et c'est pas pareil d'être regonflé trois jours après. Il peut y avoir des séquelles. »

Je ne dis rien car je sais qu'il a raison. Il ne faut pas qu'il pense à cette éventualité car il risque de faire une rechute. Je repense alors à la raison qui m'avait amené ici initialement. Excellent prétexte pour changer de sujet !

« Et au fait, cet article, tu me le montres ? »

« Bah oui au fait. J'y pensais plus ! »

Après avoir farfouillé dans une pile de papiers, il me tend le journal, ouvert à la page où une photo de ma sculpture saccagée apparaît en grand format.

Mon arbre, désormais bancal, a plusieurs branches arrachées. Sur la plus haute, pend une banderole affichant en noir sur fond blanc, en lettres majuscules, les mots “LIQUIDATION TOTALE”. La scène me transmet immédiatement une sensation de malaise. Le même message affiché n'importe où ailleurs m'aurait laissé froid, mais ici, sur mon arbre, elle prend un sens particulier, comme si j'étais directement concerné par celui-ci. La lecture de l'article ne m'apprend rien de significatif, ni sur les potentiels auteurs du saccage, ni sur quoi que ce soit d'autre. Cependant, je repense évidemment aux deux employés de la municipalité qui ne semblaient pas tellement aimer mon oeuvre, et notamment à celui qui l'aurait bien transformée en compression.


« Bizarre, cette histoire », dis-je dans un murmure.

« En même temps, ta sculpture aussi, elle était bizarre.... Je sais pas moi... Un peu...angoissante ? »

« Tu veux dire qu'ils ont eu raison de la saccager? », dis-je sur un ton légèrement accusatoire, en regardant Geoffrey de biais.

« Non, voyons ! J'ai jamais dis ça! », réagit-il sur la défensive.

« D'ailleurs, j'espère qu'ils vont les retrouver les enfoirés qui on fait ça ! Quels bande de connards ! », dit-il en haussant la voix, signifiant par là qu'il est bien de mon côté. Et puis, il reprend, avec une moue hésitante.

« C'est juste que t'as envoyé un drôle de message à l'univers avec ton arbre bizarre. »

...

* Voir la nouvelle intitulée Aliénation: https://www.atelierdesauteurs.com/text/2144831548/alienation

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