Chapitre Deuxième
Six jours après le Chapitre Premier.
Pomélo tendit à Averse une grande enveloppe jaune dont elle se saisit immédiatement.
-Il y a des photos, des dessins, des textes, à peu près de tout. Elle s'appelait Armada Durand-Joly. Le paiement sera effectué quand le poème sera gravé sur la pierre tombale.
-Merci bien. Je vais analyser ça et je te reviens bientôt.
Une fois comfortablement installée sur son fauteuil, Averse ouvrit la pochette et en sortit le contenu. Il y avait trois photos d'Armada, un petit texte maladroit écrit de ses mains ainsi qu'une autre enveloppe scellée d'un petit autocollant en étoile. La femme se saisit tout d'abord des photos, puis les examina attentivement. Sur l'une d'elle, on voyait une petite fille d'environ quatre ans à la peau mate et yeux noirs, arborant splendidement un costume d'abeille et tenant entre ses petites mains une citrouille de plastique emplie de friandises de toutes sortes. Au dos de l'image, était écrit: première fête d'Halloween à l'extérieur.
Sur la deuxième, on voyait la même enfant, un peu grandie, étrennant fièrement un sac à dos rouge neuf et une casquette de la même couleur. Elle souriait de toutes ses dents, bien que quelques-unes manquaient désormais à l'appel. Au dos, était écrit: premier jour d'école.
Sur la dernière, on voyait Armada entourée d'un homme et d'une femme, sans doute ses parents, pourvus tous deux de la même peau de soleil et des mêmes yeux de nuit. À l'arrière-plan, l'océan s'élançait de toutes ses paillettes céruléennes vers le sable d'albâtre qui s'affaissait sous les pieds nus des touristes. Au dos, était écrit: sortie familiale à la plage.
Averse repoussa les images, saisie d'un malaise croissant. Elle qui avait tant côtoyé la mort, elle n'aurait pu deviner l'effet de celle-ci sur son humeur endurcie. Mais, bonne professionnelle, elle se repencha sur les documents aussitôt qu'elle eut pris un verre d'eau et un instant pour respirer.
Elle prit ensuite le dessin d'Armada, qui dépeignait une jeune pâtissière -elle-même- à ses fourneaux ainsi que le soleil souriant dans le coin gauche qui était de mise à cet âge dans toute création artistique. Aux côtés de l'artiste culinaire, une créature à l'apparence vaguement féline donnait l'impression de vouloir manger la tarte que la fille tenait en ses mains.
Averse retourna le dessin et y comprit qu'elle avait étudié le papier à l'envers. En effet, l'écrit au verso allait comme suit:
Cher (sic) maman, aujourdui (sic) à l'école jai (sic) fait une carte pour toi pour la fêtes (sic) des méres (sic). Est (sic) j'ai fait un dessin aussi! (De l'autre coté (sic))
Averse remit délicatement les photos et la carte de fête dans la grande enveloppe. Ne lui restait plus que le billet scellé d'un pentacle. Elle le décacheta avec attention, puis s'arrêta dès qu'elle lut Juana Albero, mère d'Armada Durand-Joly. Bien peu de fois les humains ont à donner les derniers sacrements à ceux à qui ils ont donné le premier souffle. De nos jours, cela défiait l'ordre des choses et chaque être est sensible, du moins en partie, à cet ordre appelé logique sur lequel nous basons toute notre vie. Toutefois si subtilement qu'un diffus malaise se substitue souvent à une franche douleur.
La jeune femme appréhendait, comme si la douleur retenue de force en le message se languissait de le transcender et de venir l'atteindre. Cependant elle ne pouvait attendre. Elle reprit.
Juana Albero, mère d'Armada Durand Joly
À l'intention du complexe funéraire du cimetière de Sainte-Sérendipité
Voici les documents que vous nous aviez demandés afin que puissiez orienter votre thème poétique vers ce qui ressemble à mon enfant. Toutefois vous n'en aurez qu'une impression vague, propre à celle qui émane de chaque enfant, candide et médiocre, avant de lire ce mot.
Sans doute avez-vous jeté un oeil aux photos, à la carte de fête. Sans doute n'y aurez-vous rien appris. Aussi ce ne sont les documents en soi qui importent, mais ce qu'ils représentent à ceux qui en ont perdu le sujet et l'auteur. Comment est-il possible qu'un simple dessin, piètre et se targuant de tous les poncifs, ait des relents de joyau au parent, et de trésor au parent vêtu de noir? Comment l'amour peut-il tant aveugler les sens, et pousser à le démentir avec une mauvaise foi telle? Quelle est cet étrange et douloureux mirage que l'affection?
Écrire des pensées si cyniques brûle la mère en moi, qui aimerait tant faire dithyrambe de la mémoire de mon enfant. Mais je tente d'être rationnelle, unique façon de ne pas sombrer dans la folie. Ou en est-ce le plus sûr moyen?
Parce qu'évidemment. Ma petite fille était parfaite. En tout point. Mais l'expression est trompeuse. Armada, l'être humain, n'était pas parfait. C'est le souvenir qu'il me laisse qui l'est. L'émotion tendre qu'il me procurait jadis. Tout cela s'assemble pour créer celle que j'aime, le rai de clair qui laisse entrapercevoir l'infini. Armada est exactement comme le dessin qu'elle m'a griffonné, jadis; rien, en quelque sorte concrète, mais salvation de l'exalté, onction de l'aliéné d'amour. Imaginez-vous que ma douce maladie soit plus belle que ma propre chair, blanchie du linceul qui pudiquement recouvre le cuivre de sa peau?
Écrivez donc sur son repos, sur l'infini. Ne gravez pas les coquecigrues dont une mère éplorée sait si bien gaver son auditoire. Parlez donc de l'enfant qui est parti et non pas du mien. Il ne m'appartient plus, désormais. Donnez-lui donc le Saint Repos. Il le mérite.
Merci.
Averse se redressa, tout à coup prise d'étourdissements. À peine eut-elle le temps de s'approcher de sa corbeille qu'elle y rendit son repas.
Annotations
Versions