1. Carmen
UNE DIZAINE D’ANNÉES PLUS TARD
Un poing s’écrasa durement contre sa mâchoire et il tomba à terre, le visage dans le sable.
Carmen sourit.
Elle savait que son cousin prenait des coups exprès pour jauger ses adversaires et elle attendait la suite avec impatience.
Son cousin, Paco, se releva lentement en passant la main sur son menton.
— C’est tout ce que vous avez ? les provoqua-t-il en essuyant la poussière sur son pull rouge délavé.
En face de lui, deux Déserteurs habillés avec des vêtements sombres salis par la poussière. Leurs peaux étaient marquée par le soleil. Leurs physiques étaient distincts : une barbe hirsute couvrait le menton de l'un, et la bouche de l'autre était fendue d'une cicatrice.
Les deux Déserteurs fondirent sur lui, avec seulement leurs poings pour arme. Les coups pleuvaient mais Paco les esquivait aisément, ses longs cheveux noirs se balançant derrière son dos. C’était presque trop simple pour lui. Ce petit manège finit par lui déplaire. Il dévia le bras de l’un. Profita du coup de pied du second pour l’esquiver au dernier moment et lui faire percuter le deuxième Déserteur en plein visage.
Les deux hommes, ayant compris que leur adversaire savait combattre (et bien !), sortirent leurs armes. Identiques, deux tournevis électrifiés parfaitement basiques pour des personnes dans leur genre. Ils les pointèrent devant eux comme des baguettes magiques. Les Déserteurs tenaient leur nom du manque d'humanité qui les caractérisait, mais Carmen pensait qu'il en allait de même pour leur créativité...
— Tu ne t’en tireras pas comme ça ! Vu la prime sur ta tronche, on repartira avec toi, mort ou vif !
Cela fit rire Paco. Un rire discret, mais suffisamment bruyant pour agacer d’autant plus ses assaillants.
L’un se précipita sur lui, son tournevis pointé vers la poitrine de Paco qui attrapa son bras et mit un coup sec sur le coude. Le Déserteur lâcha son arme, Paco la récupéra. L'homme à la cicatrice fondit sur lui, et en coup de pied bien placé, ce dernier tomba à terre. Après s’être saisi du tournevis, Paco lui planta dans l’épaule. L’homme tressauta et resta immobile.
Voyant ce que Paco venait de faire, le type barbu commença à détaler comme un lapin. D’un geste souple, le jeune homme lança le deuxième tournevis comme une fléchette qui se planta dans la fesse du fuyard. Terrassé par le choc électrique, il s’effondra.
Après avoir fait les poches de l’un et trouvé quelques pièces, Paco se rendit vers le Déserteur à la cicatrice et tira un papier de sa poche. Il le regarda un instant en fronçant les sourcils et se dirigea vers sa cousine.
Carmen était à l’abri du soleil implacable du Désert, sous l’ancien hall d’un grand hôtel. Débarrassé de ses vitres, les courants d’air soulevaient sa longue tresse qui descendait entre ses omoplates, et allégeaient un peu la chaleur matinale écrasante.
— Comme d’habitude, c’était vite expédié, remarqua Al, à côté d’elle.
— J’ai presque l’impression qu’il s’est ennuyé, rajouta Carmen.
Paco arriva vers eux et plongea ses yeux bleu diaphane dans les siens – les mêmes que lui. Son sourire crispé n’aidait pas à dissimuler sa fatigue.
— C’est officiel, je suis recherché.
Au centre de la feuille se trouvait la photo d’un adolescent, le crâne rasé, les yeux cernés. Malgré les années passées et ses cheveux désormais très longs, Carmen reconnut son cousin aussitôt.
— Ils auraient pu prendre une photo un peu plus flatteuse, se désola Paco pour détendre l’atmosphère, mais personne ne rit.
Yaretzi arriva derrière eux et envoya une gourde à Paco qui l’attrapa au vol. La jeune femme se pencha pour regarder ladite photo.
— Ils sont forts. À part tes yeux, c’est quand même difficile de te reconnaître ! Et puis… dix-mille pesos ? C’est cher payé pour une photo peu identifiable.
Paco se dirigea vers elle et l’embrassa sur la tête après avoir passé son bras autour de sa taille.
— T’inquiète. Photo ou pas, si les chasseurs de têtes sont aussi faibles que ces deux-là, je ne risque pas grand-chose.
Carmen fit la moue en regardant l’avis de recherche. Ce n’était pas une bonne chose. Dix milles pesos, c’était une énorme somme d’argent quand avoir dix sous sur soi était la norme. Il lui était difficile de cerner la raison pour laquelle Paco était recherché… mais l’inquiétude la prit aux tripes.
Cela n’augurait rien de bon.
Ils se remirent en route alors que les deux hommes étaient encore inconscients au sol. Ce n’était plus leur problème. En général, les Déserteurs n’avaient pas peur de s’en prendre aux Nomis comme eux, cela faisait partie des risques de vivre sur les routes. Carmen ne comptait plus le nombre de fois où elle avait dû soigner Paco après un combat contre eux. Cette fois-ci, ils les avaient croisés dans une grande ville. Même si les habitants étaient partis depuis longtemps, il y avait toujours des embuscades. Soit des bombes. Soit des gangs.
Un souffle sablé fouetta le visage de Carmen et fit voler sa longue tresse. Elle souffla après avoir retenu sa carte de justesse, et observa les alentours. La plupart de bâtisses étaient en ruines. À l’angle d’une rue, un char rouillé crevait une vitrine, vestige d’une des deux dernières guerres. Un carillon tinta au loin et résonna comme un murmure fantomatique dans les buildings squelettiques. Ses yeux se posèrent sur leur itinéraire.
— On continue par-là. Nous allons faire un détour mais, par sécurité, je préfère que nous restions sur les grands axes.
Paco était devant, les yeux sur son radar. Dans un chaos bétonné comme celui-ci, il fallait se méfier de tout et en particulier du sable qui cachait le bandeau goudronné de la route. Juste à côté d’elle, Al comptait ce qu’il leur restait d’argent. La taille de Al avait beau être impressionnante, son air doux avait le don de mettre n'importe qui en confiance. Il soupira derrière sa barbe noire.
— Notre prochain ravitaillement sera un des derniers. Il ne me reste presque plus de pesos sur la carte de retrait et ce ne sont pas les cinq pièces que Paco vient de trouver qui vont faire la différence.
Malgré sa grosse voix calme, une goutte de sueur coula sur la tempe de Carmen. La nourriture était une autre de leurs préoccupations. Sur les grands axes se trouvaient des points de ravitaillement, des sortes de distributeurs en métal qui dispensaient des vivres. Un des grands mystères du Désert, mais aussi un des seuls moyens d’y survivre.
Paco leva la main et le groupe s’arrêta aussitôt. Il releva la tête de son radar. Yaretzi arriva à ses côtés, son arme déjà dégainée : il s’agissait d’un vieux pistolet de détresse modifié. Elle y inséra un projectile (une poignée de vieux boulons) et régla la puissance du tir à l’aide d’une roulette sur le côté du canon.
— Vingt mètres, à onze heures, dit Paco en repoussant des mèches devant ses yeux.
La jeune femme s’avança un peu et se mit en position : les pieds écartés, le dos droit et les bras tendus devant elle. Yaretzi était plus petite que Carmen, sa silhouette avait beau être fine, il se dégageait d’elle une assurance et une force douce. Ses beaux cheveux châtain foncé encadraient sa peau presque noire. Son nez busqué et ses yeux en amande finissaient de donner une harmonie unique à son visage.
Elle vit les épaules de Yaretzi se baisser et elle tira. La détonation qui suivit fit vibrer le sol. Il y avait bien une bombe cachée ici.
─ Alors ? demanda-t-elle à Paco qui observait les ravages de l’explosion les bras croisés.
─ Je dirai qu’elle date de la deuxième Guerre des Rations.
Il se tourna vers elle, rayonnant à l’idée d’aller récupérer des pièces de la bombe.
─ J’en connais qui vont avoir de nouveaux joujoux !
Il avait à peine fini sa phrase que Yaretzi se mit à tousser si violemment qu’elle tomba à genoux au sol.
─ Ezi ! s’écria-t-il en se précipitant vers elle.
Carmen et Al les rejoignirent rapidement. Carmen s’empressa de donner une gourde à Yaretzi.
─ On n’est plus très loin de notre point d'étape, tu veux qu’on s’arrête un peu ici ? s’enquit Carmen.
Elle hocha la tête. Les deux cousins se regardèrent et Paco lui demanda d'un hochement de tête de s’occuper d’elle un moment. Il partit chercher les morceaux de la bombe.
Carmen le regarda s’éloigner. Ses poings étaient serrés.
La jeune femme baissa les yeux vers les mains de Yaretzi. Elles étaient pleines de gouttelettes de sang. Voyant le regard de Carmen, elle s’empressa de les essuyer sur son pantalon.
─ Peut-être qu’on devrait ralentir la cadence ? proposa Carmen.
─ Ne bloque pas les explorations du groupe pour moi. Je tiens encore...
Une nouvelle quinte de toux l’arrêta dans sa phrase. Elle but une nouvelle gorgée d’eau. Le cœur de Carmen tressautait à chaque fois que Yaretzi toussait. Avec Al, ils l’aidèrent à marcher à l'ombre.
Paco revint une dizaine de minutes plus tard. Yaretzi allait mieux. Elle se leva et vint à sa rencontre. Carmen les observa. Ils se mirent à l’écart du groupe. Ils s’échangèrent quelques mots sans qu’il la regarde dans les yeux. Il finit par la prendre dans ses bras et l’embrassa avec une grande tendresse.
Yaretzi partit s’isoler un peu et Paco se dirigea vers Carmen. Il s’assit lourdement à côté d’elle et mit la main sur ses yeux. Il prit une grande inspiration.
Il baissa finalement la main sur sa mâchoire. Carmen se rapprocha de lui. Il murmura :
─ Je ne pensais pas que ça arriverait si tôt.
─ Son sursis a été long. On devait s’attendre à ce que ça empire…
─ C’est vraiment de la merde…
Une boule se forma dans la gorge de Carmen. Lors de leur départ à l'aventure, ils se doutaient que ça finirait par arriver. Mais alors que Paco pensait que son état resterait stable encore longtemps, Carmen, elle, ne se faisait pas d’illusion. Elle n’avait jamais entendu parler d’une personne ayant survécu au Souffle de Pierre.
─ Ça fait un an, Paco. Un an qu’elle survit. Ça me fait mal de dire ça, mais peut-être que son corps commence à atteindre sa limite.
Paco fronça les sourcils en fixant un point sur le sol. Il reprit contenance en secouant la tête.
─ Je suis sûr que ce n’est qu’une passe. Ça arrive, lorsqu’on est malade. Elle a un petit coup de mou, ça ira mieux demain ou dans quelques jours.
─ Je ne prendrais pas ce « coup de mou » à la légère, si j’étais toi. On va ralentir le rythme. Et peut-être songer à récupérer des informations sur la meilleure manière d’atténuer sa douleur.
Paco tourna son visage vers elle, contrarié.
─ Je te rappelle que c’est ce que j’ai réussi à faire, atténuer sa douleur. Le Liquéfieur est au point, je ne vois pas pourquoi on chercherait autre chose.
Ça y est. Il se mettait sur la défensive. Dès que ça touchait à Yaretzi, Paco faisait la sourde oreille à toutes les propositions de ses camarades. Carmen jugea bon de ne pas continuer sur le sujet. Elle n’avait pas envie qu’ils se disputent maintenant. Yaretzi n’était pas encore à l’article de la mort, mais il faudrait que Paco réalise, et pas trop tard, que les jours de sa bien-aimée étaient désormais comptés.
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