12. Prune
Cela faisait trois jours qu’ils marchaient sous un soleil de plomb mélangé à des nuages de poussière, depuis leur rencontre avec celui qui se faisait appeler « l’Alchimiste ».
Prune regarda la ville dans laquelle ils étaient arrivés. C’est de là que venait le signal de détresse. Auguste était d’humeur bougonne et marmonnait dans sa barbe.
Papy n’avait jamais été du genre à lui raconter des histoires pour la divertir. Il lui avait appris à lire, à compter et tout ce qui était nécessaire pour survivre. De temps en temps, elle récitait ses tables, ou des conjugaisons, ou même encore toutes les étapes pour installer un système électrique dans une pièce de neuf mètres carrés. Sa pratique, c’était surtout ça : la récitation. Et quand elle en avait l’occasion, elle s’exerçait sur de vieux engins laissés à l’abandon, en récupérant les pièces à la fin.
Quand ils arrivèrent devant une porte en métal, Auguste ne mâcha pas ses mots.
─ J’ai eu vent de certaines rumeurs concernant ce camp. Faudra surveiller nos fesses.
─ Comment ça ?
─ La dernière sorcière qui s’y est rendue a été confrontée à des abrutis. Le mec vient offrir son aide et v’là-t’y pas qu’il se fait presque mettre à la porte parce qu’il demande à vérifier leur compteur !
─ Ils sont pas finauds, ceux-là ! s’exclama Prune sans savoir si son mot était bien utilisé.
─ Ouais, et c’est justement ça qui peut les rendre dangereux.
Auguste se tourna vers elle, de la malice dans le regard.
─ Mais on va découvrir leur secret. S’ils ne veulent pas qu’on vérifie leurs installations, c’est qu’ils ont quelque chose à cacher. Qui sait ? Peut-être un cadavre dans le placard.
Cela fit sourire Prune. Elle aimait quand papy leur mettait des défis. C’était ça qui pimentait leur vie de sorcières.
Auguste effectua sa suite de coups frappés à la porte du camp et un trentenaire leur ouvrit. Il se contenta de les regarder de son air las pour les inciter à parler.
─ On vient de faire deux jours de marche pour venir jusqu’ici. Vous pouvez nous héberger pour la nuit ? demanda Auguste en se forçant d’être le plus aimable possible.
L’homme les reluqua de la tête aux pieds, l’air suspicieux.
─ Tu veux fouiller nos poches ou on peut entrer ?
Son sarcasme légendaire eut raison de sa patience.
─ C’est bon, Nes, tu peux les laisser entrer, dit une voix masculine derrière lui.
Un visage beaucoup plus amical apparut. Un blond, un peu plus vieux que son collègue.
─ Excusez-le. On a eu pas mal d’attaques de Mages Noirs ces dernières semaines alors on est tous un peu sur les nerfs. Je vous en prie, soyez les bienvenus. Je suis Rupert.
Il se déplaça pour les laisser passer et les amena dans une grande pièce avec une table massive au milieu. Les locaux étaient bien éclairés. Si l’équipement n’était pas neuf, il devait être très bien entretenu. Ce détail n’échappa pas à Auguste.
─ Joli, fit-il en regardant Rupert droit dans les yeux. Une ombre passa sur le visage de l’homme un instant et disparut aussitôt.
─ N’est-ce pas ?
─ Alors, dites-nous, fit Auguste en s’asseyant, est-ce qu’on peut vous être utile d’une quelconque manière que ce soit ?
─ Comme vous pouvez le voir, nos installations sont opérationnelles, sourit Rupert.
Prune fit le tour de la table en regardant autour d’elle. Elle remarqua quelque chose d’intéressant.
─ Regarde papy, c’est marrant, les fils vont dans les murs !
Rupert se raidit vaguement, détail qui n’échappa à aucune des deux sorcières.
─ Ahah ! C’est original ! Je dois même dire que c’est propre ! Ça vous évite de vous prendre les pieds dans tous les branchements, n’est-ce pas ?
Rupert se détendit.
─ Oui, c’est exact. Il y a des enfants ici et nous accordons une grande importance à la sécurité. Nous comptons aussi faire prospérer le camp. Maintenant que nous avons des installations dignes de ce nom, nous nous focalisons un peu plus sur l’esthétique.
Prune ne comprenait pas la réaction d’Auguste. C’était toujours le premier à râler dès que les fils étaient cachés derrière des meubles et le fait qu’ils soient dans les murs le faisait carrément rire ?
Ils passèrent la soirée à discuter des dernières informations du dehors. Prune leur demanda s’ils avaient entendu parler ce fameux Alchimiste, mais ça ne leur disait rien.
Ils eurent le droit à leur propre chambre. Le camp était dans un ancien hôtel. Un grand luxe qu’ils ne rencontraient que rarement. En entrant dans la chambre, Prune vit deux lits gigantesques et cria de surprise en se précipitant sur le premier pour sauter dessus.
Après que Prune ait comparé leur chambre à un château, Rupert les informa que le camp disposait d’eau chaude si jamais ils voulaient prendre une douche.
Il repartit en refermant la porte derrière lui.
─ Ça chlingue l’arnaque ici, dit soudain Auguste en brisant le silence. Sérieusement, de l’eau chaude ?
─ Ah ! Je savais que ça te gênait, ces fils dans les murs !!
Auguste la regarda avec un petit sourire en coin.
─ Prête pour mener l’enquête ?
Le visage de Prune s’illumina.
─ Dis-moi ce que je dois faire.
─ Suis les fils. Ils doivent bien mener quelque part. Moi je te couvre. Je vais les embobiner avec de fausses questions, ça les tiendra occupés. Allez, c’est parti !
Ils ressortirent discrètement de leur chambre et se séparèrent. Prune savait très bien se comporter comme les enfants de son âge et faire comme si de rien n’était. Par chance elle ne croisa personne. Elle retourna au rez-de-chaussée et entreprit de regarder vers où convergeaient tous les fils Ils étaient tous orientés dans la même direction dans les murs. Par déduction, cela amena Prune à une porte isolée.
Elle tourna la poignée. La porte n’était pas verrouillée, mais Prune l’ouvrit avec précaution.
La pièce était extrêmement sombre. Il lui fallut quelques secondes pour que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Elle ouvrit la porte plus grand encore pour laisser la lumière y entrer.
Là, au fond de la pièce, assis contre un mur de fils et de câble, était un garçon un peu plus jeune qu’elle. Il y avait bien un cadavre dans le placard… sauf qu’il n’était pas mort.
─ Bah qu’est-ce que tu fais là, toi ? lui demanda-t-elle.
Le garçon avait placé sa main devant son visage, ébloui par la lumière.
─ Oh, attends.
Elle referma un peu la porte pour que le garçon ne soit pas gêné. Puis, curieuse, elle s’approcha. La pièce était encore plongée dans la pénombre, mais elle put discerner des cheveux noirs en pagaille et des yeux très sombres. Le garçon la regardait en retour, ne sachant pas comment réagir à cette soudaine apparition.
─ Enchantée, je suis Prune ! lui dit-elle en lui tendant la main.
─ Tu… ne devrais pas être là, dit-il tristement en ignorant sa main.
Prune baissa les yeux et vit que la majorité des fils étaient reliés au bras du garçon. Elle fronça des sourcils et s’accroupit à côté de lui. Son bras brillait et lorsqu’elle le toucha, il était dur comme… comme du métal. S’agissait-il d’une prothèse ? Si oui, pourquoi tous les fils étaient-ils accrochés dessus ?
Soudain, le garçon se raidit et gémit en se recroquevillant sur son bras en métal.
─ Hé ! Qu’est-ce qui t’arrive ?
Sa douleur semblait venir de son bras justement et se répandre dans le reste de son corps.
─ Attends, je vais t’enlever tout ça…
─ Non ! N-Non, surtout pas !!
Prune se stoppa dans ses gestes. Le garçon était si affaiblit qu’elle dut l’aider à se redresser.
─ Si tu fais ça… ils viendront et… et…
─ Mais ces trucs te font du mal, il faut les enlever.
Le garçon planta son regard dans le sien. Un regard plein de résignation.
─ C’est comme ça. Sans moi, il n’y aurait pas d’électricité ici.
Prune ouvrit grand les yeux.
─ Hein ? Comment ça ? Tu veux dire que… c’est toi le générateur ?
Il hocha de la tête. Elle dut se contenir pour ne pas exploser. Elle partit fermer totalement la porte puis revint vers lui en allumant sa lampe torche. Son éclat fut reflété par son bras en métal.
─ Ça fait combien de temps que tu es enfermé ?
─ Aucune idée. Longtemps.
─ Est-ce que… c’est toi qui a envoyé la fusée de détresse ?
Le garçon ne dit plus rien un moment. Puis finalement :
─ Oui. Mais je n’aurais pas dû. Même si je m’en vais, ils me retrouveront quand même…
─ Pas avec nous.
─ « Nous » ?
─ Auguste et moi. Nous sommes des sorcières. Bon, ma décision est prise de toute manière. Tu vas venir avec nous, un point c’est tout. Ils ne peuvent pas te laisser mourir ici. Et au diable leur électricité ! Ils feront comme dans les autres camps.
Le garçon semblait perdu. Elle avait dit beaucoup d’informations d’un seul coup.
─ Ton prénom, c’est quoi ?
─ Je… je n’en sais rien. Je ne me souviens de rien…
─ Hum…
Prune réfléchit. Il devait bien avoir son prénom de marqué sur ses affaires. Elle entreprit de regarder ses étiquettes. Rien. Puis, elle porta son attention sur sa prothèse. C’était du travail très propre. Il semblait pouvoir le bouger comme il l’entendait. Mais tous ces câbles qui y étaient branchés… C’était fait n’importe comment ! Elle prit délicatement son bras et l’inspecta. Des lettres y étaient gravées.
─ J’ai trouvé ! « M..i..l…o » ! Tu t’appelles Milo !
Le garçon fut surpris. Prune lui prit aussitôt la main.
─ Milo, c’est ton jour de chance !! Tu vas voir, les choses vont s’arranger !

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