15. Carmen
Carmen avait espéré qu’ils s’étaient fait une frayeur. Mais la réalité était là : l’état de Yaretzi empirait de jour en jour, beaucoup plus vite que ce qu’ils ne pensaient. Plusieurs matins, Paco était obligé de la secouer doucement pour s’assurer de la ramener parmi les vivants. Ils utilisaient le Liquéfieur de plus en plus souvent. Ils s’étaient fait une raison, la maladie devenait plus forte et le ralentisseur de propagation des cellules malignes inutile.
Le poids sur la poitrine de Carmen s’alourdissait à mesure que l’état de Yaretzi s’aggravait. Il restait cinq jours de voyage jusqu’à Gatita. Tiendrait-elle jusque-là ?
Mais celui qui l’inquiétait le plus, c’était Paco. Il se refermait de plus en plus sur lui-même. Parfois, après une crise de Yaretzi, il partait s’isoler. Carmen avait essayé de lui parler, quelques fois, mais la discussion finissait toujours de la même façon : Paco se braquait et partait plus loin. Elle voulait qu’il comprenne qu’il n’avait pas à porter le fardeau de la santé d’Ezi seul. Mais Paco s’entêtait à penser que puisque c’était lui qui lui avait fait quitter son camp douillet pour aller découvrir le monde, alors il devait assumer seul les conséquences de ses actes.
Il jouait au dur, mais Carmen le voyait s’ébrécher de jour en jour.
Elle s’accrochait à l’espoir que tout irait mieux quand ils auraient le traitement en leur possession. Ils commenceraient une véritable vie de sorcières et parcourraient le monde ensemble. Ils feraient plein de rencontres, découvriraient de nouvelles technologies et peut-être même que leur groupe s’agrandirait.
Aussi fragile fut cet espoir, il lui donnait la force de continuer.
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Leur destination n’était plus qu’à trois jours de marche.
Ils allaient y arriver. Il le fallait.
Pour Yaretzi.
Al et Paco se relayaient pour la porter sur leur dos. Les traits de la jeune femme s’étaient creusés. Elle était de plus en plus pâle.
Leur groupe se trouvaient dans une petite ville à l’Ouest de Gatita. Le soleil n’allait pas tarder à se coucher. Leur priorité était de trouver un endroit où passer la nuit. Ils tombèrent sur une immense galerie commerciale.
Sur le radar de Paco étaient indiquées des installations électriques. Il y avait probablement un camp de Sédis dans le coin. Puisqu’il n’y avait pas de point de ravitaillement dans la zone, Al proposa de trouver un camp pour refaire leurs provisions. À cette idée, Paco avait grommelé que c’était débile de gagner mille pesos s’il ne pouvait pas en dépenser un seul. C’était là l’inconvénient de s’éloigner des routes principales.
Ils entrèrent dans l’ancien centre commercial. Des traces de pas marquaient la fine couche de sable qui couvrait le carrelage. Deux rangées de boutiques abandonnées se profilaient devant eux et débouchaient sur un puit de lumière qui éclairait de vieux escalators. Une silhouette arriva dans leur direction. Une femme.
─ Vous cherchez un endroit où passer la nuit ?
L’hypothèse du camp de Sédis se confirma. Carmen se demanda comment la femme avait su qu’ils se trouvaient là. Y avait-il une sorte de système de sécurité ?
─ Nous ne demandons pas l’hospitalité. Juste quelques vivres pour poursuivre notre quête, répondit Carmen.
─ Où allez-vous ?
─ À Gatita.
La femme les regarda les uns après les autres et s’attarda sur Yaretzi qui était à demi-consciente sur le dos de Al.
─ C’est pour elle, hein ?
─ … Oui.
Voyant que Carmen ne développait pas, la femme changea de sujet.
─ Nous pouvons vous approvisionner. Mais il va falloir nous aider en retour.
─ Que se passe-t-il ?
─ Nous avons deux tableaux électriques et les deux nous ont lâché en même temps. Aucune sorcière n’est passée depuis qu’ils sont hors-service…
─ Nous ne sommes pas des sorcières, rectifia Carmen.
─ Ça, c’est ce que vous dites. Un groupe de Nomis comme le vôtre doit pouvoir se défendre. Et on ne me la fait pas à moi, ça, ce sont des armes de sorcières.
Elle désigna du menton ce que portait Paco à son épaule, un mélange de fils électriques et de plusieurs pièces d’un ancien grille-pain.
─ Alors, soit vous nous aidez, soit vous pouvez dire adieu aux provisions.
La discrétion était un atout majeur pour le groupe de Carmen, et elle mettait un point d’honneur à la conserver. Mais il s’agissait d’un cas de force majeure. Elle se tourna vers son cousin, lui demandant silencieusement son approbation. Au fond, l’électronique était comme un troisième poumon pour lui. Après un court silence, il lança à la femme :
─ Très bien. Je veux bien y jeter un œil. Mais je ne vous garantis rien.
Un sourire dérida leur hôtesse.
─ Suivez-moi.
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Ils se rendirent dans une grande salle. Pendant que Al et Yaretzi s’y installaient, elle invita Paco et Carmen à la suivre.
Ils se rendirent dans une pièce où se trouvait deux énormes armoires électriques. Les murs dégageaient une étrange odeur de brûlé. Le doigt de Paco tapait sur son menton alors qu’il évaluait les dégâts. Il estimait qu’il lui faudrait environ quatre heures de travail. Il se tourna vers la femme et lui indiqua qu’il n’aimait pas être dérangé quand il travaillait. Après l’avoir remercié, la femme repartit, les laissant seuls.
─ Dis-moi si tu as besoin de quoi que ce soit.
Paco se tourna vers elle.
─ Une seule chose : veille sur Ezi. Et si jamais-… non. Oublie ce que j’ai dit.
Il se retourna et se mit au travail. Carmen voulut dire quelque chose, mais Paco s’était déjà lancé dans les réparations. La tête pleine d’incertitudes, elle partit rejoindre le groupe.
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Pendant les heures qui suivirent, elle s’occupa de Yaretzi à la place de Paco. C’était une bonne chose qu’il puisse se distraire. Il ne parlait presque plus ces derniers temps, qui sait ce qui pouvait bien se passer dans sa tête.
Elle regarda son amie dormir contre sa cuisse. Elle lui caressait distraitement les cheveux. Heureusement, Yaretzi dormit tout du long. Al, lui, lut son roman du moment. Sentant la fin des réparations arriver, Carmen décida d’aller voir où en était Paco. Cela faisait tout juste quatre heures.
Paco avait le nez dans les câbles quand elle entra dans la pièce. Il se redressa, son pull noué autour de sa taille, le laissant en débardeur. La sueur lui collait des mèches sur le front.
─ C’était pas facile, mais ces tas de ferrailles fonctionnent !
Son sourire lui réchauffa le cœur. Elle n’en avait pas vu depuis un moment. La femme qui les avait accueillis arriva à son tour.
─ Vous avez réussi ?
─ Comme neuf, affirma Paco en se levant. J’espère que nos sacs vont bien être remplis.
─ Paco…, lui souffla Carmen, qui ne savait si elle devait le gronder ou rire de sa répartie.
─ Vous allez être tranquilles pour quelques semaines, leur affirma-t-elle.
─ Une dernière chose, demanda Paco, vous avez des douches ?
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Ils repartirent une heure plus tard, pour aller s’installer un peu plus loin dans la galerie, près d’un espace pour enfants avec de la moquette au sol. Al leur fit un excellent repas et n’arrêta pas de parler de tout ce qu’il allait pouvoir leur cuisiner avec les ingrédients qu’ils avaient récupérés. Yaretzi semblait en meilleure forme. Même s’il était très tard, elle veilla avec eux.
─ Tu as repris des couleurs, ça fait plaisir, lui dit Al.
─ Je me sens un peu mieux, dit-elle avec une voix très faible. Je sais qu’il me reste juste quelques jours à tenir, ça m’aide.
─ Après Gatita, on pourra essayer Moreko. Il y a des sources chaudes naturelles là-bas. Ça pourrait être sympa de s’y arrêter, proposa Carmen.
─ Excellente idée, l’encouragea Yaretzi. On pourrait même y rester une semaine pour recharger nos batteries. Et après, nous deviendrons des sorcières comme on s’est promis, hein Paco ?
Paco sursauta légèrement, tiré de ses pensées.
─ Oui. Oui, on fera ça.
Un silence un peu tendu s’installa. Mal à l’aise, Carmen changea de sujet :
─ Alors, c’était quoi le problème avec le générateur ?
Là, elle retrouva son cousin qui leur parla pendant dix bonnes minutes de l’état déplorable des installations. Il conclut en disant :
─ Incroyable qu’il ait pu tenir jusque-là. Enfin, le problème est dû à une surchauffe donc ça faisait peut-être seulement quelques jours qu’ils étaient privés d’électricité. On est arrivé au bon moment. Mais… il y a un truc qui me chiffonne sans que je puisse mettre le doigt dessus…
Carmen ne remarqua qu’à ce moment que Yaretzi le regardait avec tendresse. Voir Paco si passionné lui remontait toujours le moral.
Leur accalmie fut brutalement interrompue quand Yaretzi toussa. Une quantité inquiétante de sang macula ses mains et le sol devant elle. Elle semblait manquer d’air. Tous les visages se décomposèrent.
─ Carmen, dans la poche gauche de mon sac !
La jeune fille fila jusqu’au sac de Paco. Elle regarda la poche gauche. Vide. La poche droite ? Vide aussi. Elle ouvrit le sac et commença à fouiller à l’intérieur.
─ Carmen !
─ Je ne le trouve pas !!
Paco laissa Yaretzi avec Al et accourut près d’elle.
─ Impossible, il est toujours là !
─ Dans un autre sac peut-être ?
Paco se retourna vers Yaretzi qui continuait de s’étouffer.
─ Donne-lui de l’eau, Al !
Carmen et lui fondirent sur les autres sacs.
─ C’est impossible, fit Carmen, on l’avait ce midi !
Elle continuait farouchement de fouiller dans les sacs quand une main se posa sur son épaule. Elle se retourna aussitôt et sursauta en voyant le regard noir de son cousin.
─ Il n’y a qu’un endroit où il peut être. Le seul moment où on a laissé nos sacs sans surveillance.
Carmen comprit aussitôt où il voulait en venir.
─ Non, Paco. On a rendu service à ces gens, ils n’auraient pas-
─ Carmencita. On est devenus des Nomis et nous avons refusé le titre de sorcière car on savait que les camps n’accueilleraient pas Yaretzi vu sa maladie. Et là, cette femme nous ouvre les bras ? Tu ne trouves pas ça bizarre, toi ? Parce que moi, ce que j’en dis, c’est qu’on tombé dans un putain de piège !
Carmen cligna des yeux, accusant silencieusement le coup. Paco continua :
─ Leurs générateurs… c’était clairement du sabotage ! Et ça venait d’être fait ! T’as senti comme moi l’odeur en arrivant !
─ Mais tu disais que ça avait pu griller avant.
Il secoua la tête.
─ Je viens tout juste de comprendre. Tout fait sens. Ces gens savaient qui on était. D’une manière ou d’une autre, ils savaient qu’on avait le Liquéfieur pour soulager Ezi ! On est en bordure de Gatita ! Bien sûr que la proportion de malades du Souffle de Pierre va être plus importante !
Il se leva.
─ Je vais récupérer ce qui nous appartient.
─ Paco, tu ne peux pas-
─ Ah oui, je ne peux pas ? Regarde-la, Carmen ! On ne peut pas la laisser comme ça !!
Sa voix résonna dans la galerie déserte alors que son bras était tendu vers Yaretzi.
─ D’accord. Mais je viens avec toi.

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