Acte premier : L'Aurore

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Il était une fois, il y a fort longtemps, le petit prince d’un grand royaume. Son destin l’appellerait, très tôt, à grimper sur le trône, asseoir son pouvoir et faire rayonner les arts, les sciences et l’industrie, lui assurant prestige et renommée ; sa chute inéluctable, pourtant, souillerait à jamais son image de souverain éclairé, dépeinte pour les siècles à venir comme celle d’un enfant-roi maudit, dont le règne funeste ne pouvait que sombrer dans l’infamie.

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Devant un fauteuil en étoffe bleue placé sous un dais de soie pourpre, l’enfant vous toise du haut de sa courte taille, la main droite posée sur un globe doré, la main gauche serrée autour d’un sceptre ouvragé, son petit bras ganté de blanc ployant presque sous le poids du lourd manteau d’hermine qui plonge jusqu’au sol et s’étale de toutes parts, butant contre le trône pour dévaler encore les trois marches à son pied. Des angelots volettent sur les côtés, soufflant dans leur trompette des hymnes glorieux qui se déploient en bandelettes de papier autour des colonnettes et des rideaux drapés.

Sauf qu’un méchant bout de charbon a cru bon d’augmenter le portrait d’attributs singuliers : une queue pointue émerge des plis de la robe, deux cornes tordues ont surgi dessous la perruque bouclée, et le globe affublé d’orbites vides, de deux trous en guise de narines et de quelques dents cariées n’est déjà plus qu’un crâne nu nous renvoyant à notre propre vanité.

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La naissance de l’héritier royal avait causé grand émoi à la cour. Par le simple fait de son avènement, il achevait de sceller l’union des dynasties dominant les royaumes d’Orient et d’Occident. Par son premier cri, il clamait la victoire de la paix sur la rivalité séculaire et son rire adorable venait consoler deux peuples meurtris, décimés par d’interminables décennies d’affrontements entre frères.

À peine quelques années plus tôt, nul n’eût pu prédire telle issue au conflit. La guerre continuait de faire rage entre les armées du Levant et du Couchant, transformant les terres à leur frontière en un immense charnier où venaient s’entasser, sans sépulture aucune, les carcasses des soldats et leurs rêves de jeunesse.

Les origines de l’antagonisme remontaient à la nuit des temps, si bien qu’il ne se trouvait plus aucun ancêtre vivant pour démêler les mauvaises raisons justifiant qu’il se fût poursuivi jusqu’alors. Les conseillers des deux monarques, toutefois, n’étaient guère avares en anecdotes et en explications, ce qui suffisait à ce que les souverains s’acharnent à attiser le feu brûlant de la haine dans le cœur de leurs sujets, et que les chevaliers à leurs côtés s’évertuent à entretenir l’ardeur combative des hommes les plus vaillants.

Jusqu’à ce que, par un étrange coup du sort, des évènements terribles viennent unir dans une même douleur les deux belligérants. À l’ouest, le vieux roi irascible s’était assagi avec les ans, préférant consacrer le peu d’énergie qu’il lui restait à veiller son épouse affaiblie plutôt qu’à lancer l’anathème sur ses irréductibles ennemis. Un mal inconnu la tourmentait, lui ôtant peu à peu ses forces, son éclat et sa majesté, et jusqu’à son appétit pour la vie. Elle pâlissait et maigrissait à vue d’œil, semblant se flétrir et se dessécher ; sa peau diaphane n’était déjà plus qu’un linceul translucide recouvrant un squelette aux os décharnés. Les médecins désemparés se perdaient en conjectures et en arguties sur les causes de la maladie, assénant des avis contradictoires sur les soins à lui prodiguer ; le roi, aveuglé par la folie, en fit pendre ou écarteler une solide moitié, n’imaginant pas meilleur expédient pour couper court aux discussions et presser les savants de lui composer un remède sur-le-champ. Rien n’y fit, et l’on raconte que la suzeraine tomba en poussière dans son propre lit.

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Le fronton dégagé oppose encore aux éléments la dureté du roc, soutenu par la colonne trapue d’un robuste nez grec. Mais le temple dédié à quelque divinité guerrière, dont une barbe audacieuse mange déjà les fondations, n’affiche plus aussi insolemment son admirable splendeur d’antan ; le passage du temps en a gâté la pierre, le marbre s’est creusé de rides trop profondes, et la ruine le guette.

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Un corset étriqué a vidé son corps frêle de tout bonheur, de toute couleur et de toute chaleur. À force d’en polir la surface, on a gommé toute aspérité de son visage de bois flotté, sec et cassant comme une branche morte. Une croix nouée autour de son cou opalin rappelle que le Seigneur, la Vierge et leur Enfant furent ses seuls et uniques confidents.

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À l’est, le farouche despote se délectait de l’infortune de son rival ; les théologiens du pays interprétaient le malheur qui s’était enfin abattu sur ce cousin honni comme un châtiment céleste infligé par des dieux vengeurs. La joie du monarque, cependant, fut de courte durée : par une fraîche matinée d’été, le corps sans vie de la reine fut retrouvé au pied de la tour abritant ses appartements privés.

L’on chargea les crieurs publics de claironner le message qu’elle avait chu de sa fenêtre, emportée par une trop vive allégresse ; la rumeur pourtant ne cessa de gonfler que l’épouse du tyran, affligée par le décès de cette noble voisine, qui était avant tout sa petite sœur chérie, avait préféré rejoindre pour son dernier voyage celle qu’il ne lui avait plus été donné de voir depuis de trop longues années, depuis qu’on l’avait cloîtrée contre son gré par-delà une ligne imaginaire, arbitrairement tracée sur une carte illusoire par une main inhumaine. Des langues de vipère allèrent jusqu’à désigner le souverain comme premier responsable de cet acte désespéré : incapable de tolérer davantage la cruauté d’un homme impitoyable, sans cœur et sanguinaire, une épouse généreuse, foncièrement douce et bonne, avait préféré mettre fin à ses jours. On trancha la tête, pour l’exemple, d’une poignée de gueux accusés de colporter ces on-dit.

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Un œil méfiant vous observe avec sévérité, tapi derrière la broussaille anarchique d’épais sourcils hirsutes. À l’abri dessous l’arcade caverneuse, l’orbe frissonne d’un éclat rougeoyant, braise ardente d’une flambée mourante qu’on aurait jadis allumée pour repousser les fauves. Le guerrier s’est imprégné de la force vitale du dernier prédateur à s’être approché trop près : la sombre crinière d’un lion d’ébène retombe en cascade sur ses épaules cuirassées.

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Elle a les joues roses et rebondies d’une fille de ferme affectée au bétail, qui jamais ne manquerait l’occasion de souper. Ses traits contractés traduisent quelque difficulté à réfréner un sourire jovial ; c’est que la malice de l’enfant rieur et guilleret qu’elle n’aura pas su étouffer transpire de ces pattes-d’oie griffues lui étreignant la face.

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L’on ignore si des émissaires secrets firent alors la navette entre les deux pays, ou bien si les rois éplorés en vinrent à des conclusions similaires par un cheminement de pensée en tous points comparable. Toujours est-il qu’ils décidèrent d’un commun accord d’organiser des funérailles conjointes pour les reines défuntes, à la frontière entre les deux États, de sorte que les deux sœurs puissent enfin se retrouver, ici-bas, avant de s’élever à jamais vers l’au-delà, unies pour l’éternité.

C’est à cette lugubre occasion que la fille unique du roi de l’Est croisa pour la première fois le regard fuyant du dauphin maudit du royaume de l’Ouest. Les témoins de la scène parlent d’un entichement immédiat : de toute la cérémonie, le dauphin n’eut d’attention que pour cette princesse dont la beauté resplendissait même sous son crêpe noir, et la jeune femme, bien que l’étiquette l’empêchât de ne rien faire paraître, ne resta pas insensible à la puissance sauvage que dégageait le mâle guerrier – elle ignorait encore qu’il s’agissait moins de puissance sauvage que d’une pure et simple sauvagerie, et que les rares fidèles du prince le savaient plus enclin à rôtir la marmaille d’une drôlesse engrossée par mégarde qu’à faire preuve de tendresse à l’endroit d’une épouse et du fruit de ses entrailles.

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Taillée à la hache, la gueule anguleuse est barrée de cicatrices, et même son long nez fin rappelle le tranchant d’une dague. Sous le fil de cette lame acérée, de fines lèvres laissent apercevoir des dents tranchantes, habituées à arracher les chairs. Malingre, les joues rongées par la rage et les yeux injectés de sang, il a l’air d’un chien fou, malade comme en une nuit de fièvre, qui chercherait un recoin obscur où se nicher – à moins que ce ne soit une proie à faucher ?

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Deux étoiles gris clair brillent tristement, serties dans une figure d’ivoire encadrée de cheveux blonds, le front ceint d’un bandeau blanc. La pâle silhouette luit plus faiblement qu’une lune d’hiver, semblant se fondre et se dissoudre, sous le halo qui l’auréole, dans une brume vaporeuse de nuage édénique.

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Néanmoins, la question eut tôt fait de germer dans l’esprit affûté des conseillers princiers : si les deux altesses partageaient de semblables penchants, n’y avait-il pas lieu de favoriser leur rapprochement ?

On dirait que l’on avait atteint un point de bascule dans l’inimitié affichée entre les deux voisins ; même la vieille noblesse semblait s’être lassée de cette guerre discontinue, devenue un fardeau financier plus qu’une source d’agrément, et qui faisait du mal aux affaires en bridant par trop les opportunités d’échange marchand. Au loin, des États au territoire plus restreint et moins doté en ressources menaient apparemment grand train ; il était temps de se libérer de la contrainte coûteuse des dépenses militaires pour relancer la machine du commerce et prétendre à la prospérité que le royaume méritait.

Bien sûr, le fils unique du roi de l’Ouest était précédé d’une effroyable réputation. On l’avait vu ricaner en place de grève pendant qu’on y décapitait les traîtres à la couronne ; on l’accusait d’avoir inventé des formes raffinées de torture pour faire souffrir inutilement contestataires et dissidents ; on le soupçonnait également d’avoir passé par le fil de l’épée un nombre non négligeable de servantes de sa maisonnée, que ce fût sous le coup de la colère ou bien pour éviter les complications futures d’éventuelles reconnaissances de paternité.

Mais la fille unique du roi de l’Est, pour sa part, était un ange venu du ciel. Sa blondeur éclatante, dont chacun avait pu surprendre les reflets scintillants sous le voile noir de jais, avait indéniablement illuminé les obsèques royales, et parsemé de fleurs de soleil le parterre de convives : une telle pureté, une telle innocence, une telle candeur, agiraient nécessairement comme un baume apaisant sur le cuir rugueux du prince d’Occident, et transformerait bientôt le lion impétueux en un chaton docile, aimant et généreux, se figurait-on.

De toute façon, ce n’était pas deux êtres que l’on mariait, mais deux familles, deux pays, deux nations. Indépendamment des sentiments que chacun des futurs époux pouvait éprouver envers l’autre, sans considération pour la concordance de leur caractère ou de leur nature véritable, il en allait du bien-être du royaume ; deux individus, quel que soit leur rang, n’ont pas à s’opposer à la raison d’État. Décision fut donc prise de marier les deux altesses.

La signature d’un traité de paix fut accueillie par un premier soupir de soulagement, laissant entrevoir la fin du carnage immémorial ayant déchiré la région ; trois mois plus tard, les deux héritiers étaient unis religieusement. Le prince de l’Ouest ramena sa dulcinée en son palais et, après neuf mois d’une attente remplie d’espoir, la naissance du chérubin royal mit un terme définitif aux hostilités : le mariage était consommé, et les deux lignées s’étaient irrémédiablement mêlées. L’enfant hériterait d’un royaume unifié s’étendant des mers d’Occident aux montagnes d’Orient, un terrain de jeu gigantesque dont l’exploitation des richesses garantirait au pays des progrès sans précédent. Après tant d’années de sacrifices et de privations, le peuple exultait : on pourrait enfin profiter des bienfaits de l’état de paix et prétendre à la félicité, entre voisins, entre cousins, entre frères. Le sang avait fini de couler, et ne connaîtrait plus de frontière.

La perspective de l’harmonie retrouvée fut à peine ternie par la mort à un âge avancé du roi de l’Ouest ; lorsque le petit prince vint au monde, son père avait déjà pris place sur le trône.

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On voit le Roi radieux tenir au soleil ce joyau qu’il a sorti de son écrin de soie ; au-dessus du berceau, le visage poupin commence à lui sourire en retour, comme étonné de tant d’attention, et son éclat brillant semble renvoyer au visage de son père une clarté paisible qui lui adoucit les traits et atténue l’empreinte de ses blessures.

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Combien de célébrations allait-on commander en l’honneur du nouveau-né ! Quelle débauche de festins, d’agapes et de banquets allait-on ainsi préparer ! Du peuple fier et laborieux, marqué par les années de conflit, au couple souverain, comblé par la naissance de ce garçon rayonnant, l’on ne saurait juger qui se réjouit le plus.

Depuis les confins les plus reculés du royaume, du fin fond des forêts au plus haut des montagnes, on fit mander à la cour tout ce que le pays comptait de marraines et de bonnes fées en vue de placer sous les meilleurs auspices le destin du dauphin. Pendant deux ou trois lunes, les baguettes les plus agiles n’eurent de cesse de tournoyer gracieusement au-dessus du berceau princier, parant le poupon royal de tous les bienfaits, lui conférant les plus belles vertus, et lui prodiguant encore mille autres qualités.

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Trois marraines joufflues se penchent sur le berceau, rivalisant de bontés ; on les voit trépigner et jouer fébrilement de leur baguette magique. Des gerbes de paillettes étincelantes en jaillissent et tombent en arcs de lumière sur la figure joyeuse du chérubin. Derrière, sur la gauche, on peut observer les courtisans assemblés devant les portes de la salle d’apparat ; on imagine les seigneurs et les chevaliers heureux de communier de la sorte avec la gloire de leur suzerain, tandis que dames et marraines sont impatientes de contempler le trésor royal. Sur la droite, debout près du trône, en haut de quelques marches que gravit un long tapis écarlate, le couple triomphant se tient debout, digne et droit ; souverain et souveraine se tiennent les mains, les doigts délicats de la reine enserrés dans les fermes poings du roi. À les voir ainsi, on les croirait prêts à affronter la plus féroce tempête, le cœur gonflé de foi, le regard haut, fixé sur l’horizon, empli de confiance en l’avenir. Dans un coin, par l’ouverture d’une fenêtre, on aperçoit une comète fugace déroulant sa queue de poussière en une traîne magnifique de rayons dorés.

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Nul ne doutait plus que le cadeau des dieux serait paré des atouts du charme, de l’esprit et du courage, et le seul égard pour sa naissance dissipait toute inquiétude au sujet de sa richesse.

Pourtant, à la toute dernière heure du tout dernier jour dédié aux festivités apparut une mauvaise fée, engoncée sous de noirs oripeaux. Personne n’osa plus souffler mot dès qu’elle eut posé son pied bot dans l’enceinte du palais ; il semblait qu’une nuée ténébreuse se déployait sur son passage, comme les ailes noires d’une hideuse chauve-souris, éclipsant la lumière, pénétrant les âmes et les esprits, ôtant toute joie et toute énergie. Son pas irrégulier résonna entre les murs silencieux jusqu’au berceau princier ; face au petit lit douillet, un doigt décharné perça dessous la robe en lambeaux et pointa en direction du poupon :

— Sur ton sillage, dès le plus jeune âge, tu ne sèmeras que mort et destruction. Au terme de ton voyage, tu périras esseulé, entraînant vers les enfers tous ceux qui n’auront pas su renoncer à leurs ambitions, et qui auront voulu pour eux une part de ta majesté.

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La scène présente la même composition que la précédente, mais l’esprit qui l’anime s’est altéré : près du berceau, on ne voit que la masse lugubre de la robe noire en lambeaux, et une main grêle aux doigts crochus qui semble jeter un sort au nourrisson transi ; les courtisans affichent des visages déformés par la peur et la colère ; la Reine, chancelante, s’est blottie contre son Roi, dont les yeux plein d’éclairs semblent maudire la sorcière.

Une grande balafre déchire l’image.

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Les histoires divergent quant au sort réservé à la vieille femme ; certains affirment qu’elle s’évapora immédiatement dans l’éther, pour ne plus laisser au pied du berceau qu’un tas de guenilles rongées par la vermine, d’autres prétendent que l’on parvint à s’emparer de la sorcière, qu’on lui alluma un bûcher prestement pour lui faire abjurer sa foi dans le démon et que, lorsque les flammes vinrent à lui chasser Satan du corps, la foule affolée entendit retentir le rire de Belzébuth.

Aujourd’hui, quoi qu’il en fût, il n’existe plus trace de ces évènements ; les témoignages écrits ont été brûlés à jamais.

Au palais comme ailleurs, chacun retourna vaquer à sa besogne, et l’on s’efforça d’oublier l’ignoble prophétie.

À la vérité, l’on ne manquait pas de raisons de s’égayer : tout indiquait qu’il en était bel et bien fini de l’affrontement et des rivalités ! Le développement du commerce permit de tisser de premiers liens entre les anciens ennemis, l’on cessa peu à peu de voir son voisin comme un être tout à fait fourbe, déguisant sa malice sous un habit de courtoisie, et des noces enfin furent arrangées lors desquelles les beuveries réunirent aux mêmes tablées des hommes ayant jadis ferraillé.

Quant à l’irascible chef des armées, qui n’aimait rien tant que guerroyer et voir couler le sang, que ce soit sur le champ de bataille ou dans une écuelle remplie de gibier fumant, l’infidèle, le jouisseur, il semblait enfin touché par la grâce. Tenant entre ses bras le fruit de son amour, il n’était qu’un père ordinaire, attendri et maladroit. Tout le monde remarqua qu’il paraissait transfiguré : ce prince que l’on avait connu le cheveu gras, l’œil torve et la bave aux lèvres, animé par une fureur de hyène, le mariage avec la beauté pure l’avait enfin calmé. L’animal avait été dompté. Le débauché avait arrêté de retrouver ses compagnons d’armes pour écumer tavernes, auberges et cabarets ; aucune fille de mauvaise vie n’avait plus été honorée par la tête couronnée, alors même que le monarque ne courait plus le risque d’engendrer quelque bâtard crispé. Il avait renoncé à la boisson et appréciait désormais les vertus de la sobriété ; d’aucuns affirmaient même l’avoir surpris à lire avec sa compagne, dans les jardins du palais, quelque phrase enluminée du Saint Testament, ce livre de vie que les moines du pays s’ingéniaient à copier page après page pour en inculquer la morale aux enfants.

Par trois fois, le royaume de l’Ouest connut l’hiver, et les champs furent ensevelis sous un duvet cotonneux. Par trois fois, le royaume de l’Ouest connut l’été, et la Nature foisonnante offrit au peuple ses mets voluptueux.

Mais nul n’échappe à sa destinée, et les mauvaises herbes que l’on néglige d’arracher ne cessent pas pour autant de croître et de multiplier.

Le Roi reprit le chemin des maisons closes et redécouvrit les plaisirs de l’alcool ; il ordonna que soient rendus des jugements dont l’injustice évidente scandalisa l’opinion, et quelques membres de la cour furent pendus en place de grève pour avoir osé émettre des réserves sur certaines décisions de politique intérieure, comme par exemple la hausse cruelle de l’impôt sur l’indigence.

La Reine se tenait à l’écart du tumulte de la vie publique, passant le plus clair de son temps à assurer l’éveil à la vie de son unique enfant.

Un soir de ripailles comme le palais en connut tant, elle s’occupait à sa toilette en fredonnant un air mélancolique ; elle venait de remercier ses servantes pour la nuit, et son petit garçon dormait à deux chambres de là. Un chant décousu lui parvenait assourdi depuis la salle du banquet ; les paroles salaces d’un hymne paillard braillé à tue-tête rebondissaient à l’envi contre les murs silencieux, remontant les escaliers, s’engouffrant dans les couloirs, parcourant passages et corridors pour venir se fracasser contre les portes de ses appartements.

Transporté par la soirée d’orgie, le Roi s’égosillait en déambulant seul, par les allées les plus sombres, d’un pas mal assuré, chancelant, titubant, trébuchant sur les tapis, s’écroulant contre les pierres. Une outre de vin dans une main, il dégaina son épée de l’autre, menaçant les fantômes qui hantaient les lieux, défiant les armures vides dans des duels improbables, abreuvant d’insultes les portraits de la galerie. Il marqua l’arrêt devant la figure de son père et lui cracha au visage.

Par erreur ou par hasard, ou peut-être parce qu’il songeait, déjà, à quelque vilénie, le Roi se retrouva devant la chambre de la Reine et enjoignit aux deux gardes qu’on lui ouvrît sans détour. Les gardes, cependant, avaient des ordres contraires.

— Laissez-moi passer, suppôts de Satan, ou je vous fais empaler vifs ! vociférait le roi. Ouvrez donc, avant que je ne vous envoie rôtir dans les forges royales, et que je livre vos carcasses aux chiens de nos campagnes ! tonnait-il en agitant les bras, faisant virevolter son épée à la lueur des torches.

Les gardes, terrorisés, crurent sage de s’exécuter. Leur suzerain jeta l’outre de vin à ses pieds avant de franchir le seuil d’un pas décidé, repoussant lui-même les portes entrouvertes.

Assise face au miroir de sa coiffeuse, s’appliquant à lisser ses longs cheveux dorés, la Reine ne daigna pas même se retourner vers l’odieux ivrogne qui avait osé pénétrer.

— Vous n’avez pas le droit d’être ici, lâche-t-elle sans cesser de se coiffer.

— Ah te voilà, vile tentatrice, fille du Malin, cadeau du Diable ! Viens me libérer de mes démons, viens donc reprendre ce que ton maître m’a donné, clame le Roi tout en défaisant sa ceinture, qu’il laisse choir à ses pieds.

À travers le miroir, la reine lui jette un regard glaçant.

— Vous n’avez rien à faire ici. Je ne peux souffrir de vous voir en cet état. Partez.

— Chienne de l’enfer ! Je suis ici, sorcière, car tu m’as appelé à toi ! poursuit l’illuminé.

— Vous êtes ivre, mon Roi. Je ne vous veux pas voir ce soir, ni cette semaine, ni même de tout le mois.

— Femme, tu m’as été donnée par Belzébuth pour assouvir mon bon plaisir. Viens voir l’amour que je te porte !

La Reine se retourne enfin et lance, furieuse, pointant son doigt délicat vers les portes de bois :

— Sortez immédiatement, ou je fais appeler vos soldats !

— Emissaire du Démon, libéré sur nos terres pour y causer ma perte, viens-t’en prendre la tache que l’on m’a infligée !

Le Roi bondit sur elle et la saisit brutalement par les cheveux pour la rejeter sur sa couche. Il lui arrache son vêtement tandis qu’elle se débat, gémit, et tente de repousser l’animal à l’haleine avinée.

— Arrière ! C’est ton enfant que je porte en mon sein ; laisse-moi en paix si tu veux qu’il vive !

Le Roi n’en fait rien, aveuglé par le désir ; appuyant de tout son corps pour lui contraindre la liberté, il prend la Reine comme une bête, sourd à ses cris déchirants. Au moment d’expulser sa souillure, au point culminant du plaisir, il pousse un rugissement monstrueux et plante sauvagement la pointe de son épée dans le ventre rond de sa dulcinée, enfonçant la lame jusqu’à la garde avant de s’effondrer terrassé sur le corps transpercé.

Pétrifiés, apathiques, les gardes postés à l’entrée n’ont rien perdu des éclats de voix ; transpirant à grosses gouttes, baignés de sueurs froides, ils tremblent de toute leur armure jusqu’à ce que leurs dernières forces les abandonnent et qu’ils écroulent enfin, comme des pions défaits, dans un bruit de ferraille.

Aux premières lueurs du jour, la brume ne s’est encore dissipée ni dans la plaine ni dans les esprits que le Dauphin erre déjà, solitaire, par les couloirs déserts du palais. Juché sur son cheval à roulettes, il chemine gaiement, faisant tournoyer dans les airs son beau sabre de bois, se figurant chevalier sans peur et sans reproche. Devant les appartements de la Reine, il s’amuse de voir les gardes assoupis et s’imagine profiter de leur somme pour aller réveiller celle qui lui a donné la vie.

Criant après sa mère, il bondit par-dessus l’un des gardiens endormis et s’arrête net au pied du lit à baldaquin, maculé de carmin. Sa surprise tire son père de son évanouissement, qui se relève à grand’peine. Le Roi, d’abord, ne saisit rien du spectacle qui s’offre à lui ; agenouillé sur le corps de sa douce et tendre mie, que sa propre épée semble avoir cloué dans le creux de son lit, il gît au centre d’un fatras de draps grenat et observe horrifié ses gants couverts de sang séché. Ses pupilles dilatées sautent d’une image à l’autre, de ses mains éclaboussées à la lame fichée dans ce corps qu’il a tant aimé, de la si douce figure sans vie au visage poupin de son enfant interdit, des plis et replis de dentelle cramoisie à ses cuisses ruisselant d’une sève écarlate.

Pris de frayeur, le Roi se redresse brusquement et chute maladroitement au bas du lit ; les yeux rivés sur la couche, il s’en éloigne à reculons, pas à pas, agité de convulsions, tressaillant de tout son être sous le regard absent du Dauphin. Il bute contre le muret sous la fenêtre, contemple une dernière fois la scène, la dépouille de son épouse et puis ses propres mains, enjambe le parapet et se jette dans le vide en hurlant.

***

Les personnages se pressent dans l’encadrement des portes ; le Chambellan tente de les retenir de ses deux bras massifs. L’horreur se lit sur les visages. Affalée au sol, une domestique a défailli. Un peu plus loin, l’enfant, assis par terre, tourne le dos à la scène, jouant avec de petits soldats de bois. Une courte épée gît à son côté. Une silhouette indéfinissable s’étale sur le lit ; les draps qui l’enveloppent sont trempés de sang. Une tête de mort est posée près d’une bougie, presque entièrement consumée, sur le rebord de la fenêtre.

***

On fit écarteler les gardes, pour n’avoir pas rempli leur office. On supplicia deux ou trois servantes, qui eurent pu en avoir trop entendu. De la chambre de la Reine, on donna au feu la literie, les tentures et tapisseries, de peur que l’odeur âcre imprègne les tissus – ou que la Mort elle-même ait laissé son empreinte.

Et puis l’on tint conseil. Il fallait convenir quoi faire. Ministres, seigneurs, chevaliers et courtisans s’assemblèrent pour décider ce qu’il y avait lieu de communiquer au peuple et comment mettre en place une transition dans l’exercice du pouvoir.

Le second sujet, d’abord, déchaîna des conversations vives et animées : chaque autorité y allait de ses objectifs politiques, militaires, religieux ou commerciaux pour tenter d’imposer sa vision de l’ordre à établir ; cependant, le royaume avait déjà quelque histoire, si bien que les textes présentés par les hommes de loi étaient suffisamment clairs pour que l’affaire fût résolue en peu de temps : à la suite du décès de ses parents, le Dauphin devenait roi, de plein droit, sans égard pour le nombre de ses années.

Restait donc à justifier le décès du couple royal auprès de la population. Quelques-uns des conseillers, certes pas les plus nombreux, proposèrent que l’on décrivît les évènements passés dans leur triste et crue réalité : le Roi avait sombré dans la folie. D’autres, qui entrevoyaient déjà ce qu’ils pouvaient gagner à répandre la tromperie, affirmaient que le crime commis était de ceux qui nécessitent des coupables bien identifiés, contre lesquels la populace puisse exprimer sa haine. L’idée de façonner une figure de bouc émissaire recueillit l’assentiment général ; encore fallait-il se mettre d’accord sur le nom de l’accusé à désigner à la vindicte populaire. Chacun y vit l’occasion d’agonir l’un ou l’autre de ses propres ennemis, s’évertuant à fédérer une coalition autour de lui en exposant les motifs pour lesquels l’abject individu qu’il citait méritait davantage d’être cloué au pilori – c’était un procédé bien commode pour jeter l’opprobre sur un rival et mettre à l’épreuve la loyauté de ses bons amis, à plus forte raison lorsque le diffamé se trouvait dans la pièce lui aussi.

Le Dauphin était présent, qui ne semblait pas entendre grand-chose aux débats, chicanes et tractations ; le pantin de bois qu’on lui avait donné pour s’occuper absorbait bien plus son attention. Comme il était resté muet tout le long de la discussion, pour que la question soit tranchée, enfin l’on consentit à lui demander l’opinion :

— Mon Roi, pensez-vous que le roi de l’Est ait pu dépêcher deux assassins avec pour mission de faire périr nos majestés le Roi et la Reine vos parents ?

— Sans doute, répondit l’enfant.

Les conseillers interprétèrent la parole royale dans le sens qui correspondait à l’avis de la majorité ; le choix de ce commanditaire offrait l’avantage de n’aliéner aucun des notables présents tout en allant puiser dans une haine ancestrale qu’il serait aisé de raviver.

Il en fut donc fait ainsi : on extirpa de leur cellule deux voleurs de poule originaires du royaume voisin, que l’on avait fort opportunément arrêtés pour un banal larcin ; au lieu de leur avoir simplement la main coupée, on les soumit nuit et jour à la question dans le but de leur soutirer des aveux complets : ils étaient les auteurs de l’odieux massacre ordonné par le souverain d’Orient. Une confession publique en place de grève permit à la foule de vomir sa rage au visage des étrangers, et les têtes fichées sur de vieilles fourches à foin, horrifiant les dames et les enfants, restèrent suffisamment en place pour servir de menace dans la bouche des parents.

Lors le mécontentement populaire n’était pas retombé. Partout l’on entendait crier à la vengeance : le crime ne pouvait rester impuni. Que le roi de l’Est, avec lequel on pensait avoir signé un accord de paix perpétuel, ait pu trahir ses engagements et témoigner de tant de perversité en chargeant deux mercenaires d’éliminer sa propre fille, voilà qui réclamait un châtiment exemplaire.

De nombreux conseils se tinrent à la cour pour déterminer la réponse à apporter au peuple, qui grondait et fulminait. Après moult tergiversations, une fois encore, c’est au jeune roi qu’il fut demandé de trancher :

— Votre Majesté, pensez-vous que nous devions signifier au royaume de l’Est ce qu’il en coûte de nous manquer de respect ?

— Certes.

Une fois encore, il fut donné au verbe royal la signification propre à satisfaire le plus grand nombre. On sortit de la torpeur une armée restée trop longtemps oisive, épuisée de n’avoir pas mené bataille, on fourbit les armes, on prépara les chevaux, on constitua des stocks de provisions, on demanda aux soldats de jurer fidélité à leur compagne, de déposer un ultime baiser sur le front de leur mère et de serrer leurs enfants dans leurs bras pour la dernière fois, puis l’on se mit en route.

Trente mille hommes marchaient au pas de charge, leur armure flamboyant sous le soleil d’Orient. L’Enfant-Roi, qui aimait le grand air, tenait à se placer en tête du cortège. Le voyage lui plut.

Bien sûr, seuls les naïfs et les imbéciles pouvaient décemment croire que l’on se rendait ainsi au combat ; nul n’avait véritablement l’intention de rouvrir les hostilités. L’imposant déploiement de force n’était guère qu’une grossière comédie destinée à fournir un exutoire au peuple et faire pression sur le souverain voisin dans le cadre des négociations commerciales en cours. Le monarque n’en était pas dupe non plus qui, abattu par cette nouvelle infortune dont la Fatalité l’accablait, n’arrivait plus à relever la tête.

Il choisit arbitrairement deux barons fort peu appréciés à sa cour, qu’il désigna personnellement comme les seigneurs félons ayant décrété le meurtre de sa fille et son gendre, puis présenta des excuses nationales. Incapable de lutter, il consentit même à lever un impôt exorbitant afin de verser des sommes faramineuses à son petit-fils, qui se disait lésé par la situation dans laquelle l’incurie de son aïeul l’avait précipité.

Arrivé à la frontière, là même où l’on avait procédé aux obsèques de ses deux grands-mères, le jeune roi d’Occident se vit livrer les deux traîtres dans une solide cage en fer. Le voyage était fini ; il était temps de sonner une retraite triomphale.

Sur le chemin du retour, la cage fut placée sur une charrette tirée par trois chevaux, en hauteur, afin que tous, gueux, marchands ou chevaliers, puissent mettre un visage sur leur rancœur.

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