Acte deuxième : Le Zénith

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Un vent plus chaud semblait maintenant souffler sur les terres, qui augurait un nouvel âge d’or.

Par six fois, le royaume de l’Ouest connut l’hiver, et les champs furent ensevelis sous un duvet cotonneux. Par six fois, le royaume de l’Ouest connut l’été, et la Nature foisonnante offrit au peuple ses mets voluptueux.

Le souvenir de l’assassinat du couple royal s’était effacé dans les mémoires ; le prince avait grandi pour devenir un souverain magnifique, qui régnait sans partage sur les terres d’Occident.

Le royaume avait développé une économie florissante en imposant sa place au centre des échanges commerciaux. Carrefour naturel des routes marchandes entre le Levant et le Couchant, son territoire pacifié était redevenu un point de passage obligé pour les caravanes, colporteurs et vendeurs itinérants. En un rien de temps, des négociants avisés bâtirent des fortunes colossales en important des épices d’Orient, qui envahirent les marchés et les cuisines des petites gens, enrichissant la tradition culinaire de saveurs inédites. À la cour, les dames arboraient des parures magnifiques, telles qu’on n’en avait jamais vu d’aussi délicates ; l’on ignorait même qu’il fût possible de tisser des fils aussi fins.

Les hommes s’investirent dans le travail et développèrent leur industrie et leur talent, car ils ne redoutaient plus de voir tout perdre du jour au lendemain. Comme l’on n’avait plus besoin de se méfier de son voisin, l’heure était à la coopération : dans les campagnes, les familles participaient ensemble à la vie des champs, ne faisant pas grand cas des droits de propriété des uns et des autres ; dans les villes, une nouvelle génération d’artisans se constitua en corporations pour échanger connaissances et savoir-faire. Les produits régionaux du royaume de l’Ouest devinrent des objets fort prisés, réputés pour leur sophistication jusqu’au-delà des mers d’Extrême-Orient.

Ces associations permettaient une émulation entre pairs qui incitait chacun à mieux faire. De fait, l’on cherchait toujours à s’améliorer. Au sein d’obscurs ateliers, des savants fort inventifs œuvraient d’ailleurs à des machines et des automates permettant d’accroître encore le nombre de richesses produites journellement.

Après le travail, les habitants des villes allaient au spectacle, tandis que, dans les campagnes, des troupes ambulantes donnaient aux paysans un aperçu de la vie à la cour.

Car, sous l’impulsion du souverain, les arts aussi connaissaient une période faste. Les horreurs de la guerre oubliée, l’esprit débarrassé de ses chaînes avait pu libérer sa créativité ; poètes, peintres et musiciens investiguaient des domaines auparavant négligés. Le Roi distribuait des bourses pour récompenser les plus méritants et leur permettre de se consacrer entièrement à leur art.

C’est que le Roi lui-même appréciait le divertissement, bien que ses goûts ne fussent pas toujours les plus partagés à la cour. Mélior, par exemple, son auteur de théâtre préféré, avait une fâcheuse tendance à moquer les médecins, les ministres et les hommes d’Église, ce qui ne plaisait guère aux conseillers princiers. Il avait appris à déguiser habilement ses critiques sous un voile de comédie, régalant l’Enfant-Roi en grimaces et en calembours adaptés à son jeune âge ; tant qu’il faisait rire sa Majesté, il se savait protégé.

Les sciences également suscitaient l’intérêt du Roi. Soutenu par le Chambellan, il débloqua d’importants crédits pour permettre aux chercheurs de l’Université de mettre en place une Académie dédiée à l’avancement des savoirs. À titre personnel, il consacrait lui-même le plus clair de son temps à étudier les plantes, les insectes et les oiseaux ; il avait même demandé à pouvoir en réaliser des dissections – de mauvaises langues prétendaient qu’il éprouvait une excitation malsaine à trancher dans les chairs pour voir ce qu’elles contenaient.

Il est un seul sujet dont on préférait le tenir éloigné, celui des mystères de la reproduction. Au vu du nombre de ses années, on préférait lui donner l’illusion que les choses se passaient de façon presque magique ; on ne voulait pas corrompre de pensées perverses son âme chaste et pure. Il aurait tôt fait de ressentir dans son être l’attirance pour le sexe opposé, et de comprendre sans qu’on ne doive lui expliquer comment exprimer cet attrait.

Il faut dire que, malgré l’accent mis sur la Science, la religion restait fort prégnante, et sa morale rigide irriguait encore largement la vie en société. La conviction qu’il existait une Loi imposée par un Créateur ne se discutait pas et, lorsque l’on hésitait entre croyances spirituelles et vérité scientifique, il n’était pas rare que ce fût la foi qui emportât le morceau. Il fallait contenter le clergé, qui représentait une force politique de premier plan. C’était une communauté humaine coûteuse à entretenir, mais l’on disait qu’elle exerçait une influence positive sur la société ; en tout cas, l’on faisait comme si c’était le cas, personne ne s’imaginant bien comment l’on pourrait vivre sans.

Dans l’ensemble, le peuple ne trouvait pas grand-chose à reprocher à son Roi, ce qui est suffisamment rare pour être noté. L’enfant avait parfois des désirs déroutants, que l’on mettait sur le compte de sa jeunesse – il demanda un jour à ce qu’on le vêtit d’une robe et d’un diadème – mais déjà s’affirmaient en lui des penchants plus violents, ce qui rassurait seigneurs et chevaliers : s’il appréciait le tir et la chasse à courre, c’était donc bel et bien un homme que l’on ferait de lui.

Bref, l’on n’aurait su imaginer comment les choses pouvaient mieux aller.

***

C’est une carte que l’on voit, qui ne saurait prétendre à la véracité géographique, comme toutes les cartes d’autrefois – la côte est bien plus longue que dans la réalité, chacune des péninsules prenant l’aspect d’une interminable langue de terre jetée dans l’océan. Mais son intérêt historique n’est pas là : outre le tracé des routes commerciales organisant les échanges de marchandises entre le royaume de l’Ouest et les États avoisinants, l’œil est frappé par le médaillon placé tout en haut. Le souverain d’Occident y apparaît en majesté, projetant des rayons dorés de tous côtés. Est-ce l’Enfant-Roi qui demanda à être représenté ainsi ?

***

Un jour que l’on donnait une pièce au palais, le Grand Archevêque se faufila auprès du Chambellan, et l’harangua ainsi :

— Chambellan, qu’en est-il des finances du royaume ?

— Elles sont exceptionnelles, Monsieur l’Archevêque ; elles ne pourraient se mieux porter.

— C’est que le territoire et la population sont durement mis à contribution ; il est à craindre que nous n’atteignions bientôt les limites de ce qu’ils peuvent nous offrir.

— Allons, il n’y a pas lieu de s’inquiéter ; aujourd’hui, tout est pour le mieux.

— Aujourd’hui, certes oui, mais qu’en sera-t-il demain ? Il nous faut anticiper et nous garder des coups du sort. Les choses sur lesquelles nous pouvons compter à présent, peut-être viendront-elles à manquer lorsque nous en aurons le plus besoin. Il nous faut étendre notre emprise afin d’envisager l’avenir avec sérénité.

— Avons-nous donc motif de croire que la situation pourrait mal tourner ?

— Il ne faut pas attendre que s’altère le cours des choses avant d’agir, de peur qu’il ne soit déjà trop tard. À l’étranger, l’on se réjouit de notre complaisance, qui nous fait nous reposer sur nos lauriers. Pendant que nous nous égarons dans le loisir et le divertissement, nos ennemis consolident leurs forces ; lorsque leur heure viendra, ils n’hésiteront pas à frapper. Il nous faut cesser de projeter cette image de faiblesse dont ils ne tarderont pas à abuser. Il faut abattre le glaive sur leur tête avant même qu’ils ne songent à nous attaquer.

— Monsieur l’Archevêque, j’ignore où vos idées noires veulent nous mener, mais sachez que je ne soutiendrai pas votre projet.

Or ses plans virent le jour bien plus tôt que le religieux ne l’espérait. À mesure qu’il avait mûri, il était devenu plus difficile de murmurer quoi faire à l’oreille du Roi, mais un simple courant d’air suffit parfois à ce qu’un château de cartes vole en éclats.

Le Roi venait de remercier Mélior ; quelque chose cependant l’intriguait dans cette pièce qui s’était tout juste achevé.

— Monsieur l’Archevêque, commença le Roi, entouré de ses courtisans et de ses plus fidèles conseillers.

— Oui, Majesté ?

— Il est une scène à laquelle je n’ai compris goutte, bien que les grimaces m’aient fort distrait : qu’est-ce donc que le maître et la servante faisaient sous les draps, à la fin de l’acte deuxième ?

Les courtisans tournèrent vers l’homme d’Église un regard amusé, attendant de voir comment ce dernier allait bien pouvoir répondre aux questionnements du Roi.

— Eh bien, commença le Grand Archevêque, qui ne voulait pas trop s’avancer. C’est ce que l’on appelle forniquer, Majesté.

— Qu’est-ce là ?

— C’est… C’est une sorte de jeu, bredouilla le religieux. D’ailleurs, on nomme également cela jouer à la bête à deux dos.

— Et comment donc joue-t-on à ce jeu-là ?

C’était comme si la pièce ne s’était point terminée : les courtisans étaient au spectacle, appréciant de voir un rival en si fâcheuse posture ; on l’observait avec délectation tenter de se tirer du mauvais pas dans lequel il était fourré.

— Eh bien… Cela consiste à serrer contre soi le corps d’une personne que l’on trouve fort aimable… Et, je le crois, de se frotter contre elle avec vigueur…

— Nous ne voyons pas quelle sorte d’agrément procure le fait de frotter vigoureusement son corps en sueur contre un autre corps en sueur. Cela vous est-il agréable, Archevêque ?

Qu’il était plaisant de voir le Grand Archevêque dans un tel embarras ! À la cour, malgré le respect de façade, le souci des convenances et les échanges d’amabilités, chacun lorgnait sur la place de l’autre ; qui savait si, en manquant aujourd’hui une marche, un puissant conseiller n’allait pas libérer la sienne ?

— Je… Je n’ai pas l’heur d’avoir connu ce genre de plaisir, soutint l’homme d’Église, tandis que les courtisans riaient sous cape et s’échangeaient des œillades d’un air entendu, n’ignorant pas que le religieux se montrait bien moins chaste qu’il ne le prétendait, en compagnie de jeunes hommes en particulier.

Le Chambellan intervint pour lui sauver la mise :

— C’est pourtant là chose naturelle, Majesté ; observez comme il en va chez les animaux : mâle et femelle souvent se livrent à de tels jeux.

— Je ne sache pas que nous soyons des bêtes, Chambellan.

— Certes non, majesté, reprit le Grand Archevêque, et c’est bien pour cela que le Seigneur défend explicitement que nous nous adonnions à ce genre d’activité autrement que dans le cadre des liens sacrés du...

— Si je puis me permettre, nous ne sommes certes pas des bêtes, Votre Altesse, l’interrompit le Chambellan, cependant, permettez que je souligne à quel point l’argile à partir de laquelle le Créateur nous a façonnés n’est pas sans ressembler à celle dont Il a formé les autres créatures terrestres. Or tous les êtres animés s’accouplent ainsi pour produire leur descendance. Majesté, je n’aurai pas l’outrecuidance de supposer que vous puissiez ignorer que c’est ainsi que l’on fabrique les enfants…

— Et quoi ? Est-ce à dire que vous souhaitez fabriquer des enfants avec toutes les femelles qui croisent votre route ? J’ai souvenance de vous avoir vu taquiner plus d’une de mes nourrices, monsieur le Chambellan…

— Quoi, monsieur le Chambellan, s’écria soudain le Grand Archevêque, heureux de détourner l’attention de sa propre personne, n’avez-vous point une épouse qu’il est de votre devoir d’honorer ? La loi du Seigneur établit sans conteste que la fornication ne peut jamais servir qu’à assurer la reproduction ; s’il est avéré, Dieu m’en garde, que vous ayez ainsi forniqué en dehors des liens sacrés du mariage, alors le jugement de…

— Holà, Archevêque, n’élève pas le voix ! le coupa le souverain. Dois-je te rappeler qui est le seul, ici, à dire ce qu’est la Loi ? Je suis ton Roi.

— Je vous prie de bien vouloir me pardonner, Votre Altesse ; ma langue s’est montrée certes plus vivace que ma pensée.

— Dans tous les cas, cela me dégoûte, conclut le Roi ; j’espère bien retarder le plus possible le jour où il me faudra m’accoupler avec une femme, et jouer à des jeux aussi répugnants. Laissez-moi, maintenant.

Les courtisans saluèrent leur suzerain et commencèrent à se retirer.

— Pas toi, Chambellan. Ni toi, l’Archevêque. Ni toi, Chevalier.

Une fois que tous les autres conseillers eurent quitté la pièce, l’enfant soupira.

— Je m’ennuie, soupira-t-il.

— C’est que… Vous manquez d’action, suggéra le Grand Archevêque.

— Certes.

— Votre grandeur mérite des entreprises à sa mesure.

— C’est une évidence.

— Vous en souvient-il, de la plus grande félicité que vous ayez jamais connue ? l’interrogea le Chevalier.

— Dans mes rêves, des images me reviennent du voyage que nous fîmes jusqu’aux frontières du royaume d’Orient.

— C’est peut-être le grand air qui vous manque, proposa le Chambellan.

— Oui, j’ai besoin de grand air.

— Vous avez sans doute besoin de voir autre chose que le palais, continua le Chevalier.

— C’est cela, nous avons envie de voir du pays. Pourquoi ne pas organiser une tournée dans nos campagnes ?

— Majesté, je crains qu’il ne vous faille davantage qu’une brise fraîche et l’odeur des champs pour retrouver le souffle qui vous fait aujourd’hui défaut, asséna le Grand Archevêque.

— Que veux-tu dire ?

— Je ne crois pas commettre de méprise en affirmant que, dans ces souvenirs qui régalent vos nuits, un sentiment puissant vous habite. L’astre du jour resplendit, qui fait briller au soleil les armures de nos soldats. Vous menez trente mille hommes à travers nos contrées. Vous sentez sur vos pas la puissance de votre armée. Vous tenez entre vos mains le pouvoir de détruire quiconque se dresserait sur votre chemin. Vous êtes fort. Vous êtes respecté.

— Oui, je veux qu’on me respecte.

— Justement, mon Roi, nous pensons que nos voisins se moquent de vous, insinua l’Archevêque. Cela fait des mois qu’ils ont cessé de nous verser la taxe à laquelle ils avaient consenti en dédommagement de l’assassinat de notre Roi et de notre Reine.

— Il nous faut leur signifier que l’on ne peut se jouer de moi.

— Le royaume d’Orient est peuplé de rustres, mon Roi. Ce sont des sauvages qui ne comprennent qu’une chose, vous le savez bien.

— Certes. Ils ont trop longtemps profité de ma bonté. Ils ont pourtant fait tuer mes propres parents ! Or je ne sache pas que nous ne nous soyons jamais vengés de cet affront.

— Ils méritent un châtiment, et vous méritez de le leur donner, mon Roi.

— Il nous faut les mater. Nous allons leur faire la guerre, monsieur le Chambellan.

Ce dernier ouvrit des yeux effarés ; il avait laissé la situation lui échapper.

— Oui, c’est cela que demande le pays, enchaîna le Roi. Nous ne pouvons nous contenter d’une simple tournée dans nos provinces ; ce qu’il nous faut, c’est mener la guerre à nos adversaires. C’est cela que le peuple réclame. C’est cela qu’il veut. Nous nous ennuyons ; il nous faut prendre ce qui nous revient de droit, et puis ce que nous méritons. Chambellan, mettez notre armée en ordre de marche : nous attaquerons l’ennemi au plus tôt !

On s’étonnera que les mauvaises habitudes reviennent aussi vite ; c’est qu’elles témoignent de nos inclinations véritables, et que tel qui croit s’en débarrasser ne sait point comme il lui sera naturel à nouveau d’y céder. Le Roi n’avait pas plus tôt fait part de son désir de partir en campagne que les forges royales renouèrent avec leur tradition passée : armes, boucliers et munitions ne tardèrent pas à sortir en nombre des fours ardents, tandis que les soldats se remirent aux grandes manœuvres et aux exercices d’entraînement.

Tout alla si vite que le grand voisin ne se douta de rien. Le Roi, lui, semblait avoir retrouvé un bel entrain ; il demandait constamment à ce qu’on l’emmène passer en revue ses troupes, se réjouissant à l’idée de déployer son armée sur les champs de bataille.

Enfin il fut l’heure de se mettre en route. On demanda de nouveau aux soldats de jurer fidélité à leur compagne, de déposer un ultime baiser sur le front de leur mère et de serrer leurs enfants dans leurs bras pour la dernière fois, à la différence que, cette fois-ci, on espérait bien verser le sang. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait plus irrigué les plaines qu’on en avait oublié l’odeur.

L’armée fondit sur le royaume d’Orient, où nul n’était préparé à prendre les armes. Les épées, rangées dans leur fourreau il y a des lustres, n’y passaient plus que pour des babioles utiles à l’ornement des maisons ; elles figuraient en bonne place sur le chambranle des cheminées, à côté des courges séchées et des urnes accueillant les mânes des ancêtres.

Les troupes du Couchant enchaînèrent donc les victoires et les succès, appliquant sur les terres qu’elles foulaient une abominable politique de la terre brûlée : le Roi tenait à ce que l’on allume un fameux brasier en quelque lieu qu’il fût passé. Les flammes dévorant les champs, les bêtes et les chaumières, voilà un tableau qui ne manquait de le fasciner.

***

Pour ceux qui connaissent tout à fait la légende de l’Enfant-Roi, il est difficile de déterminer si la scène date du premier voyage vers le Levant ou bien de la grande campagne lancée six ans plus tard. L’on sait que près de cent mille hommes participèrent à cette seconde marche, soit plus de trois fois plus que la précédente, cependant le nombre de soldats représentés est nécessairement bien inférieur : quelques centaines, tout au plus, ce qui est déjà beaucoup. L’armée y apparaît comme une longue file de fourmis intrépides sinuant à travers les plaines verdoyantes. Le soleil se reflète sur les cuirasses polies et les oriflammes lancées vers le ciel signent à coup sûr l’origine du cortège : ce sont bien les couleurs du roi d’Occident que l’on reconnaît ici. À l’horizon, le ciel affiche une teinte rougeoyante, sans que l’on sache s’il s’agit de l’éclat naturel d’un coucher de soleil ou bien des stigmates d’un fabuleux incendie.

***

Des émissaires royaux, mandatés par le souverain d’Orient, portaient régulièrement des missives au jeune chef des armées. À mesure qu’il s’approchait de la capitale, les messages se firent de plus en plus pressants. Un soir que les troupes avaient fait halte dans un palais abandonné, à l’orée de la capitale, l’Enfant-Roi reçut une dernière lettre de son grand-père.

— Fais-m’en lecture, ordonna-t-il au Chambellan, qui s’exécuta de bonne grâce.

« Votre Majesté,

« Je ne suis qu’un vieux roi, usé et fatigué. Je le comprends désormais.

« Je le comprends, maintenant que mes conseillers ont fui, que mes généraux ont déserté, que mon peuple aussi m’a laissé.

« Alors que j’avise par les fenêtres du palais le feu ravageant nos campagnes, je ne suis plus qu’un vieil homme seul dans un grand palais froid, qui commande une armée de fantômes. Je suis le suzerain d’un théâtre d’ombres, le seigneur d’un royaume en cendres. Je suis un roi nu, et je n’ai plus que mes yeux pour pleurer.

« Votre Altesse, je vous implore d’épargner mon pays, mon peuple et ce qu’il reste de nos terres. Je vous conjure de me laisser me retirer dignement.

Ton grand-père »

L’Enfant-Roi n’écoutait que d’une oreille distraite.

— Qu’on la jette au feu, asséna-t-il en guise de conclusion. Laissez-moi seul, maintenant, ajouta-t-il. Sauf toi, Chevalier.

Lorsque les courtisans eurent quitté la pièce, le chef des armées s’adressa ainsi à son favori :

— Chevalier, je veux que tu m’apprennes à être un homme.

— Je vous prie de pardonner les faiblesses de mon entendement, répondit le soldat, mais je ne saurais saisir ce que vous signifiez par là, mon Roi.

— Je veux que tu m’enseignes comment me comporter comme un homme, et comment faire tout ce qu’un homme doit savoir faire.

— N’est-ce pas trop tôt, Majesté ?

— Je suis déjà roi, Chevalier. Je suis seigneur et chef des armées ; pourquoi devrais-je encore attendre avant d’être un homme ?

Le Chevalier ne dit rien.

— Apprends-moi ce qu’il y a d’intéressant avec les filles, par exemple. Dis-nous déjà ce que cela apporte de copuler.

— Je ne sais que vous dire sinon que c’est un moment d’intense joie, mon Roi.

— Est-ce là une chose que tu apprécies vivement ?

— Votre Altesse, ce genre d’activité me baigne de félicité.

— Fort bien. Moi, je n’arrive toujours pas à m’y résoudre.

— À la vérité, Majesté, si vous ne ressentez rien encore, il n’y a pas lieu de vous forcer. Cela viendra pour vous quand il le faudra.

— Est-ce comme cette chose fort singulière dont m’a parlé ma bonne nourrice, et que l’on appelle l’Amour ?

— Assurément, l’Amour également est de ces transports qui ne viennent qu’avec l’âge ; il est inutile de lui courir après, car il frappera de lui-même à votre porte lorsque vous y serez prêt.

— Être un homme, pourtant, me disait le Grand Archevêque, c’est prendre ce qui nous appartient. Ce que le Créateur a voulu qu’il soit en notre possession. Je t’ai vu, dans les tavernes, boire et bâfrer, et prendre pour toi les plus jeunes enfants, sans respect pour nos lois.

— Je ne saurais contester ce que vos yeux ont vu, avoua honteusement le Chevalier.

— Je veux être comme toi. Reste auprès de moi le temps que je m’endorme.

L’armée s’empara de la capitale dès le lendemain matin.

***

Il est attesté que l’hiver n’était pas encore venu, pourtant on a choisi de représenter la scène sous une couche de neige drue, comme pour magnifier le contraste avec les flammes vertigineuses embrasant l’arrière-plan. Devant le mur de serpents incandescents se détache le plus lugubre des châteaux, qui surplombe la capitale et l’embrasse entre ses murailles imposantes. La perspective exagère la taille du palais en comparaison de la ville, renforçant l’impression que les maisons se blottissent les unes contre les autres, comme pour se protéger de l’invasion à venir. Au tout premier plan, sur le côté, un misérable vieillard vient de quitter l’enceinte de la cité, caché sous un paletot, sa longue barbe blanche s’enroulant autour de la canne noueuse sur laquelle il se tient voûté.

***

La légende prétend que le roi solitaire fut arrêté à moins d’une lieue de la ville, vêtu de haillons de mendiant, alors qu’il approchait d’une étable où il comptait passer la nuit.

***

La scène, vue en plongée, a été figée à un instant fatidique. La foule des soldats, déchaînée, s’agite et se convulse, rugissant de fureur à l’intention du condamné, agenouillé au sol, la tête posée sur le billot. Le bourreau lève sa hache dans la lumière, prêt à frapper ; un reflet aveuglant attire le regard sur le fil de la lame acérée. Au premier plan, on devine pourtant que l’Enfant-Roi a déjà glissé hors de son siège pour se détourner du spectacle ; dos à la foule, il se dirige hors de la scène tandis que les plis démesurés de son immense cape rouge flottent dans l’air en un drapé ondoyant et harmonieux, tel une oriflamme gonflée par le souffle des cris de haine.

***

On raconte que la scène ne se déroula pas exactement de la sorte. On raconte que, loin d’avoir tourné le dos au condamné, l’Enfant-Roi resta en place jusqu’à la fin de l’exécution, ce qui semble plus vraisemblable. On raconte aussi que, juste avant que le tranchant de la lame ne s’abatte sur le billot, il se couvrit les yeux des mains, et qu’il ne put s’empêcher de réprimer un sanglot.

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