Acte troisième : Le Crépuscule
On plaça sur le trône d’Orient un seigneur fantoche, qui augmenterait encore les taxes afin de verser des ressources toujours plus conséquentes au royaume de l’Ouest. Le peuple retourna aux champs sans causer aucun trouble, trop affligé pour exprimer des velléités de révolte.
Le Roi réunit ses conseillers pour discuter de la suite des réjouissances.
— Bravo à vous, Majesté, votre campagne a été fructueuse ! le félicita le Chambellan. Nous pouvons maintenant nous en retourner vers l’Occident ; la prospérité de notre royaume est assurée pour les siècles à venir.
— Que nenni.
— Pardon, Votre Altesse ?
— Je ne souhaite pas rentrer.
— Souhaitez-vous donc faire de cette ville votre nouvelle capitale, mon Roi ? Souhaitez-vous établir vos appartements ici et faire de ce château votre nouveau palais ?
— Non, la ville sera brûlée, annonça l’Enfant-Roi. Je ne veux pas m’arrêter. Je veux continuer à faire la guerre.
Les conseillers parurent incertains, échangeant des regards inquiets.
— C’est que… L’ennemi est défait, Majesté. Les armées du Levant sont soumises et vous ont prêté allégeance. Il n’y a plus personne ici à affronter.
— Il y a plus de royaumes à l’est, et plus d’ennemis à y défaire. Je veux que nous fassions route vers l’Orient. Je veux continuer à vaincre des adversaires et m’emparer de leurs terres. Je veux continuer à soumettre des peuples et accumuler des richesses. Je veux que plus de nations me respectent. Je veux multiplier les conquêtes, et que mon empire domine nuit et jour le continent.
Nul ne savait qu’objecter à l’Enfant-Roi.
— Nous laisserons donc le feu dévorer la ville, et nous cheminerons vers le Levant. Qu’il soit écrit.
Le chef des armées lança aussitôt ses troupes à l’assaut de l’imposante cordillère barrant la route vers l’Orient ; tandis que les soldats s’engouffraient un à un entre les terrifiantes falaises, qui semblaient toiser les hommes comme autant de titans pétrifiés, le Roi se posta sur un promontoire rocheux afin de se repaître de l’incendie qui achevait de consumer la capitale du royaume d’Orient.
Le Chevalier se tenait à son côté, silencieux.
— Mon père était comme toi, non ? s’enquit le Roi.
Le soldat ne détourna pas les yeux du brasier, et ne répondit pas.
— Oui, sans doute, continua le Roi.
Au même moment, le Chambellan prenait à partie le Grand Archevêque :
— Cette expédition prend un tour insensé ! Je n’ai jamais soutenu cette guerre de conquête, et c’est à contrecœur que j’y ai engagé notre armée. Mais cette nouvelle campagne est pure folie ; le royaume court à sa perte ! Car l’hiver viendra bientôt, et nous ne pourrons plus retourner.
— Il ne nous est plus possible d’arrêter le cours des choses, désormais, concéda l’ecclésiastique. Le torrent a rompu les digues et s’en va tout submerger. Nous n’avons plus d’autre choix : il nous faut poursuivre et sauver ce qui peut être sauvé.
Lorsque les montagnes laissèrent la place à des plaines arides, les troupes du Roi croisèrent de nouveau le fer avec des groupes de guerriers. On n’en avait jamais vu de tels : vêtus de peaux de bêtes, armés de masses et de gourdins, ils ne semblaient appartenir à aucune armée ; ce n’était somme toute que des sauvages, étrangers à toute notion de civilisation, qui vivaient de chasse et de pêche dans le cadre de communautés disparates. Les écraser en était si aisé que le Roi en conçut de l’ennui.
L’enthousiasme des troupes lui aussi déclinait. Les soldats sentaient que l’hiver arrivait, et qu’ils ne reverraient pas leur famille avant la nouvelle année. On n’apercevait ni ville ni champ cultivé, et on ne rencontrait aucune armée digne de ce nom ; quel était l’intérêt de s’avancer toujours plus vers l’Orient, s’il n’y avait aucun royaume à conquérir, aucune terre à accaparer, aucune ressource à piller ?
Un soir que le camp avait été installé près d’une auberge isolée, le Chambellan n’y tint plus, et tenta de raisonner le Roi :
— Le moral de nos soldats est au plus bas, Votre Altesse. Notre pays leur manque.
— Je sais ce qu’il leur manque, Chambellan. Je suis leur Roi. Ils ne me voient pas assez ; ils doutent que ma lumière éclaire encore leur voie. Je dois me montrer. Je veux communier avec eux.
— Mais… C’est que ce sont des rustres, Majesté, souligna le Grand Archevêque. Nous ne pouvons nous mêler aux soldats.
— S’ils vous choquent tant, Monsieur l’Archevêque, restez ici ; moi, je m’en vais festoyer avec mes hommes.
Des chants d’allégresse émanaient de l’auberge ; à l’évidence, on y festoyait gaillardement. L’enfant se dirigea hardiment vers la bâtisse, suivi de ses conseillers, fort inquiets ; dès que sa courte silhouette apparut dans l’encadrure de la porte, les fêtards furent comme frappés de mutisme, et le temps se figea.
— Tavernier, sers-moi de ton meilleur tord-boyaux ! s’exclama le Roi.
Tous les hommes présents l’observèrent avec plus d’étonnement encore. L’enfant se tourna vers le Chevalier :
— Je t’ai ouï dire ça.
— C’est que ce genre de breuvage demande une certaine constitution... hasarda le Chambellan.
— Je suis le Roi, y a-t-il meilleure constitution que cela ? Je veux goûter ce breuvage d’homme dont l’on me parle tant. Que l’on m’apporte la boisson.
On lui apporta un pichet rempli d’un liquide translucide.
— Allons, ce n’est donc que de l’eau, clama le Roi ; qu’y a-t-il de si spécial à cela ?
Il empoigna le broc et en avala une gorgée.
Aussitôt, il manqua de recracher l’eau-de-vie : il n’avait jamais rien bu d’aussi fort et d’aussi écœurant ; mais il avait une image à préserver, et s’efforça donc de garder une certaine contenance. Sa figure s’empourpra.
Comme personne ne réagissait, l’enfant crut devoir se resservir de l’infect nectar.
— Ce n’est donc rien que ça, déclara-t-il.
Il ferma les yeux en ingérant une nouvelle rasade.
Son visage était écarlate.
— Vive le Roi ! entonna enfin un soldat.
— Oui, que vive notre bon Roi ! renchérit un autre.
Les soldats se mirent à crier des vivats et frapper sur les tables ; le Roi sourit, appréciant qu’on l’honore ainsi, et l’alcool se mit à courir entre les tables, et chacun sembla se recentrer sur son propre plaisir.
Lorsque les vivats eurent laissé leur place à l’hymne du pays, puis que l’hymne du pays fut remplacé par des chansons paillardes, le Roi se faufila discrètement entre les tablées pour s’isoler dans l’arrière-cour où, entre deux murs, il régurgita avec dégoût cette boisson infâme qui lui avait gâté le corps.
Lorsqu’il eut repris ses esprits, il avisa une très jeune fille qui tirait un énorme seau en direction du puits. Elle fixa le seau au crochet, laissa le tout filer au fond du trou, puis se mit à actionner la manivelle pour remonter le baquet rempli.
Le Roi approcha pas à pas de la jeune fille et, lorsqu’il fut juste derrière elle, il l’empoigna au niveau de la taille, comme il avait vu ses hommes le faire. La fillette poussa un cri, laissant retomber le seau au fond du puits ; elle tenta de se retourner et de se dégager de l’emprise du Roi, mais l’enfant la tenait avec fermeté, clamant avec aplomb :
— Allons, je suis ton Roi, laisse-toi faire, si c’est mon bon plaisir !
— À l’aide, au secours, hurlait la jeune fille, qui se débattait et tentait de se hisser sur la margelle du puits pour se libérer de l’étreinte fatale.
Un homme sortit de l’auberge avec une fourche, suivi d’une poignée de soldats, du Chevalier et du Chambellan ; tous restèrent interdits en découvrant que l’agresseur n’était autre que le Roi. De rage, l’enfant poussa de toutes ses forces, la petite fille perdit l’équilibre et chuta en arrière au fond du puits.
Personne n’osait dire mot ; les hommes présents étaient tous horrifiés. Le Chevalier observait la scène avec des yeux absents ; le Roi l’avait vu pincer le séant de la fillette quelques minutes plus tôt.
— Chevalier, que nous as-tu fait faire ? soupira le Roi. Qu’on l’enferme afin qu’il soit jugé pour dépravation.
Le procès eut lieu le lendemain ; le Chevalier n’essaya même pas d’argumenter.
Le Roi rendit son verdict ainsi :
— Tu m’as déçu, Chevalier.
Le soldat fut condamné à périr sur le bûcher.
Le Roi assista au spectacle, et tint à rester présent jusqu’à ce que le brasier s’éteigne de lui-même. De toute l’immolation, il ne quitta son ancien favori du regard ; le Chambellan vit les flammes se refléter dans les yeux du souverain, comme si c’était dans son propre esprit qu’elles avaient consumé quelque chose.
Le soir même, le Roi commença à ressentir des frissons.
— Je ne me sens pas bien, dit-il. J’ai froid. Nous rentrons.
Et l’armée entreprit de rebrousser chemin.
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