LES CORRIDORS
J’ouvre les yeux… Le sable… Je n’ai jamais rien senti de pareil. Il s’illumine sous les pas. C'est comme si chaque grain contenait un fragment d'étoiles. La mer, elle est vivante, pas seulement par ses mouvements. Les éclats argentés qui s’y agitent, des cristaux flottants qui transforment chaque vague en cascade de lumière. Et puis il y a ce chant… ni le vent, ni l’océan. Un murmure, une mélodie subtile vient des coquillages transparant jetés sur le rivage.
En fermant les yeux, je me souviens de cet endroit… Les falaises qui entourent l’anse brillent doucement. Elles sont couvertes de plantes qui diffusent une lueur verte, capable d'éclairer la nuit sans jamais l’écraser. On dirait que le lieu a été façonné... Puis, préservé de la main de l’homme.
J’ai vu des mondes entiers brûler pour moins que ça. Ici, le temps est suspendu... On oublie les routes commerciales, les dettes, les guerres…J’ai mal, j’ouvre les yeux encore une fois.
- Bordel, il t’as pas ratée; c'était la voix d'Yvain.
- C’est pas une balle endurcie que je viens de prendre dans le bide, si ?
- On a un bon doc’ ici
J’essaie de me relever mais j’ai un mal de chien. Je grimace mais mon ami me pousse au fond du lit. J’ai pas la force de lutter : déjà, il est trop costaud et en plus, ben, j’ai mal quoi. Le docteur s’approche de moi :
- Vous allez devoir y aller molo
- Ca fait combien de temps, j’ai une cargaison à rendre
- Les missions sont gelées, nous sommes en quarantaine
Je regarde mon ami avec toute l’innocence du monde dans les yeux. Je suis allongée depuis combien de temps ? La quarantaine a été sonnée pour un chat ? Est ce qu’on peut m’apporter…
- Vous auriez de l'eau ?
- Oui, bien sûr; le médecin sort pour aller me chercher mon breuvage et j’en profites pour interroger Yvain :
- C’est quoi cette histoire de quarantaine ?
- Je ne sais pas par où commencer là.
Le médecin revient avec un verre d’eau et me fait asseoir. Je bois, pas trop vite en lançant un regard accusateur au médecin :
- Pourquoi la quarantaine ?
- Et bien, la situation est en cours de résolution par les marines. Une alerte avait été donnée avant votre arrivée sur la station.
- Un contrôle routine hein…
Le médecin se leva, il n’avait vraiment pas l’air d’avoir envie de parler. Ou peut-être était-il pressé de voir le résultat des tests sanguins qu’il avait laissé traîner sur mon lit en arrivant. C’était pas un médecin militaire celui là. Je regarde mon ami :
- J’ai droit à un topo ou tu vas me regarder comme ça jusqu’à la fin du confinement ?
- Je t’ai amenée ici dès que t’as été touchée, mais ça avait l’air de chauffer dehors.
- Pour un chat ?
- Ben, si tu considère qu’un chat a besoin de plusieurs chargeurs et d’un lance-flamme pour tirer sa révérence, ouais.
- Un lance-flamme ?
- J’en sais rien moi, peut-être qu’on nous dira qu’il vole et qu’il a des yeux laser.
Je ne prends pas ça autant à la légère que lui. J’ai remarqué que le médecin viens de courir vers l’autre côté du couloir :
- Tu m’aides à me relever ?
- Je ne pense pas que…
- Si ton chat se pointe ici, je préfère ne pas être allongée dans un lit.
Yvain s’exécute. Il prend une béquille dans un coin de la chambre et j’arrive tant bien que mal à enfiler ma combinaison. J’ai beau réfléchir, je ne sais pas comment on va pouvoir se sortir de là. Mon ami cherche mon blaster et inspecte le chargeur.
Je me tiens fermement contre lui pour qu’on avance vers la porte de la chambre. Péniblement... Et au moment où on ouvre la porte, on entend l’alarme incendie. Une pluie de liquide nous tombe dessus et on se regarde. C’est encore le chat ? Il fait quoi là, il court partout avec une cape de napalm sur le dos ? Mon ami me regarde et me pose sur une chaise roulante :
- Ça te rappelle rien ?
- Ta gueule
Je lui souris parce que la dernière fois, il était à ma place. Dans un fauteuil roulant alors qu’on devait infiltrer un hôpital. Sauf que là, le fauteuil était loin d’être un accessoire d’infiltration.
Le corridor était étrangement vide. Il n’y avait aucune trace du médecin, d’aucune infirmière non plus. Est ce qu’ils avaient tous couru vers l’extérieur en nous laissant ici ? Yvain continuait de me pousser. Armée de mon blaster je couvrais l’avant. Nous étions assez stressés et l’alarme en plus de la pluie anti-incendie n’aidait pas du tout.
On n’entendait pratiquement rien, l'atmosphère bruyante est aussi pesante qu’un silence dans cette situation. Et j’ai eu une sale impression… L’eau s’évacuait très mal, cet hôpital était bien plus vétuste qu’il en avait l’air. J'imagine pas les soins que j'ai eu. Mais on en voyait le bout, parce qu’une console était postée non loin de notre position : on pouvait la voir d’ici. Lorsque les veilleuses se sont éteintes, c’était notre lumière au bout du tunnel. Sa lueur blanche de l’écran plaqué au mur était notre salut.
D’un geste vif, j’ai levé le poing pour signifier à Yvain de s’arrêter. J’ai l'ouïe fine, j’ai entendu un bruit. Dans un vacarme, j’ai vu la porte d’une chambre se briser et tomber au sol. Un homme venait de l’enfoncer avec son épaule. Il avait l’air paniqué. Allongé sur sa porte, il se tourna vers l’intérieur de sa chambre et commençe à ramper de manière hystérique vers la console.
Je n’ai pas dit un mot, je m’attendais à voir un croquemitaine le poursuivre, mais rien. Il a continué à ramper puis à courir à quatre pattes vers le sol. Puis j’ai entendu un vacarme. Une détonation : Il a été projeté contre le mur pile à l’embranchement d'un autre couloir :
- Putain de merde !
Une lampe s’allume dans le couloir et un militaire en sort. Il regarde dans le couloir et nous voit. Il a l’air totalement perdu :
- Je… J’ai cru que c’était lui, J’ai cru que c’était le chat.
- Mais vous êtes siphonné ou quoi ?
- Il… Il avait l’air menaçant sur le sol et je…
Yvain s’éloigne de ma chaise roulante, doucement, et approche le militaire encore sur le choc :
- Ok, on a compris, c’est un accident. On a tous les yeux qui tremblent ici. C'est juste la panique.
- Il avait l’air menaçant !
- Ouais, ok, cool. Je veux juste accéder à la console
- P… Pardon ? Non, pourquoi faire ?
Je prend mon courage à deux mains et j’essaie de l’apaiser moi aussi :
- Où est le reste de votre unité ? Vous n’êtes pas blessé ?
- N… Non, je… Le chat…
- Doucement... Vos supérieurs, ils sont où ?
- Je les ai perdus, on doit évacuer l'hôpital
Mon ami me jette un regard. J’ai très bien compris. Ce n’est pas avec ce soldat qu’on va être en sécurité, l’homme a l’air terrorisé et il porte une arme de guerre sans la sécurité.
J’avance doucement ma chaise roulante pendant que je parle, en laissant à Yvain le temps de s’approcher de la console :
- Vous savez où nous devons nous rassembler ?
- D… Dans le hall
- Vous avez des ordres pour la retraite ?
L’homme a l’air de réfléchir. Le fait de se concentrer sur ses ordres et remettre un peu d’ordre dans sa tête à l’air de le maintenir cohérent. J’approche doucement ma main de son arme pour baisser le canon vers le sol, et j’en profite pour actionner la sécurité.
- Les blessés et les malades doivent être rassemblés dans le hall et nous entrerons en contact avec le QG
Yvain reviens vers nous :
- J’ai un cargo de classe L dans le hangar pour l’évacuation.
Le militaire le regarde en acquiesçant. Il avait l'air soulagé. Il est toujours stressé mais commence à nous diriger vers le hall central. La peur se lit dans ses yeux mais nous n’avons pas vraiment intérêt à réveiller les démons qui sommeillent dans son esprit.
Je ne me sens vraiment pas bien à ses côtés, d’abord : il n’a pas vu que j’ai remis la sécurité sur son arme, il n’aura probablement pas le réflexe de vérifier avant d'appuyer sur la gâchette. Mais en plus, comme il n’a pas vu que j’ai remis la sécurité sur son arme, j’en déduis qu’il est beaucoup trop ailleurs pour assurer la sécurité de qui que ce soit
Nous arrivons à la cantine. Il y règne un silence lugubre, nous avons troqué les arroseurs par des néons clignotants et de l’odeur de nourriture. C’est peut être le moment de demander à notre bienfaiteur pourquoi il avait autant l’air paniqué :
- Tout va bien caporal ?
- On est presque arrivé
- C’est un peu exagéré d’évacuer un hôpital pour un chat, non ?
- Un... Ce n’est pas un chat.. Ça ressemble, mais il…
Le militaire s’arrête et regarde par-dessus un sofa. C’est un sofa qui avait été disposé là pour les pauses café. J’étais tellement concentrée sur lui que je n’ai pas fait attention. On entendait quelqu’un manger. Quand je dis manger, ce n’était pas du genre avec une fourchette et un couteau, non. Quelqu’un était en train de dévorer un plat. Comme un porc...
Le militaire se mit dans un coin. J’ai préféré rester sans bouger et garder mon blaster avec moi : le bruit de la chaise roulante aurait pu trahir ma position. Avec un grand coup de pied, le caporal renversa une table et, en dessous, il y avait une infirmière. Elle avait l’air terrifiée, elle mangeait un sandwich encore dans son emballage. Elle se tournait vers nous.
J’ai eu du mal à croire que notre conversation ne l'avait pas avertie. Elle continuait de manger alors qu’on passait à côté sans vraiment être discrets ? Elle devait avoir la dalle.
L’infirmière leva les mains. Elle avait les yeux éblouis par la lumière, mais on aurait dit que ça ne la dérangeait pas. D’ailleurs, elle avait l’air de nous chercher au bruit plutôt qu’autre chose. Yvain s’approcha et balaya ses yeux avec les mains, puis il se tournait vers nous :
- Elle est aveugle
- Caporal Kinney de la marine, nous devons évacuer le périmètre; belle présentation caporal...
Elle se leva en tâtonnant des mains. J’avais aucun doute. Si elle était aveugle, ça ne faisait pas longtemps, parce qu’elle était totalement désorientée. J’espérais personnellement ne pas tomber sur supermatou maintenant. On avait un soldat hyper stressé, un costaud, une pilote en fauteuil roulant et une infirmière aveugle. Du casse-croûte gratuit premier choix si leur matou de malheur était carnivore.
En avançant plus profondément dans le complexe, on a eut quelques informations :
L'infirmière a été blessée alors qu’elle était en train d’apporter des soins à un malade. Un liquide brun lui a été projeté dans les yeux. Les minutes qui ont suivi, elle a perdu petit à petit le sens de la vue. Le malade avait mangé un aliment destiné à une autre espèce. Son estomac avait gonflé suite à l’ingestion. En tout cas, c’est qu’elle en avait déduit. Je suppose que ce n’était pas de la mousse au chocolat vu l’état de ses yeux.
En continuant à avancer, j’ai senti que le caporal pressait le pas. Il avait hâte de rejoindre ses camarades. Mais je m'inquiétais pour les roues de la chaise. Elles grinçaient comme des vérins à l’agonie. C’était pas faute d’essayer de les aligner, même la chaise avant l’air de ne pas tenir longtemps.
Au moins, on pouvait entendre des gens parler : une foule. On s’approchait du hall central. Le caporal nous faisait avancer encore plus vite. Au bout du corridor on voyait la lumière, de plus en plus intense.
J’ai bien cru que le soleil lui-même m'engouffrait dans ses bras quand nous sommes enfin arrivés dans la salle.

Annotations
Versions