2.
Je me souvenais de cette piaule. C’était un appartement au rez-de-chaussée d’une vieille maison-immeuble, pas trop cher (ce n’était pas moi qui payais, mes parents m’entretenaient encore à cette époque). Il y avait une folle qui venait souvent et qui gueulait, et qui allait faire chier le Noir du deuxième étage. Elle était noire, avait la quarantaine, les cheveux courts et portait toujours des lunettes de soleil. Lui il l’engueulait, il la frappait et parfois la baisait; pas toujours dans cet ordre. Et elle, elle l’engueulait aussi après qu’il l’ait mise à la porte, et elle traversait la route départementale d’en face en gesticulant avec une rose à la main, les doigts ensanglantés par les épines, manquant de se faire écraser par le surnombre de voitures qui passaient là pour rentrer du travail. Moi je priais pour qu’elle se fasse écraser; pour qu' elle arrête de gueuler.
Il y avait aussi le camé, cheveux longs, rasé de près et des yeux tombants jusqu’à ses genoux. Il en avait marre de la folle, mais la baisait parfois. Son pote venait souvent lui rendre visite, mais il n’avait jamais la clé de l’immeuble, alors il toquait à ma fenêtre d’où l’on pouvait voir tout mon salon. Le salon était jonché de mouchoirs, car je venais de quitter mon premier amour et je pleurais souvent, car je n’étais plus amoureux et je pensais que je ne le redeviendrais plus . Le pote n’était pas méchant, mais il m’emmerdait sévère. J’étais devenu le portier de l’immeuble pour lui. Quelques années plus tard, je le vis errer dans les rues de la ville, demandant de la monnaie ou une clope. Quand il m’en quémanda, sans me reconnaître, je lui donnai cinquante centimes et je passai mon chemin.
Il y avait aussi le gros de l’étage du dessus. Je fis sa connaissance lorsque j’eus un dégât des eaux sur mon plafond. Sa douche fuyait, et en conséquence la peinture de mon plafond s’effritait, moisissait et cloquait. À la demande de mon agence, je devais faire un constat de dégât des eaux, je dus donc aller le voir. Il mit dix minutes avant de m’ouvrir et je l’avais vu regarder dans le judas et écouter à la porte. Il était gentil, timide et gros, son ordinateur trônait en maître dans son salon et était allumé sur un jeu vidéo en ligne, des bouteilles de bière et des miettes de chips traînaient sur son sol. Il me dit qu’il ne voyait pas de traces de fuite dans sa douche ni autour et je notais ça sur le constat, puis nous signâmes tous les deux. Il transpirait fort et avait les mains moites quand il me serra la main, mais il était gentil. J’aimais les gros, les geeks, les boutonneux; ils étaient gentils et naïfs et je me sentais supérieur à eux, car je n’avais jamais été gros.
Il y avait aussi les vieux du syndic qui m’engueulaient, car je faisais du bruit en jouant avec mon piano électrique. Au lieu de leur dire “quid de la folle qui gueule ?”, je m’étais excusé et j’avais baissé le son du piano jusqu’à finalement ne plus en jouer du tout.
J’avais aussi donné le code de ma box Internet à un Arabe qui venait d’emménager au-dessus de moi; il me pompait ma bande passante en publiant des vidéos pornos amateurs sur plusieurs sites. À sa crémaillère, un de ses potes vomit à la fenêtre, et son vomi atterrit sur le rebord de ma fenêtre. J’attendis que la pluie nettoie cela.
Un jour je croisai la folle, elle me demanda de lui ouvrir la porte de l’immeuble pour pouvoir aller voir son “amoureux”. Elle parlait bizarrement, en criant, comme si elle était sourde et muette. Elle me disait qu’il l’aimait, mais qu’il voyait une autre femme c’est pour cela qu’ils criaient forts parfois et qu’elle se faisait frapper. Je n’en avais rien à faire, mais comme j’étais devenu le portier, je lui ouvris et une heure plus tard elle gueulait et lui, gueulait aussi, et elle traversa la route et les voitures klaxonnèrent à son passage. Plusieurs fois je lui ai permis le passage dans l’immeuble. Une fois elle toqua à ma fenêtre comme le pote du camé, pour lui ouvrir, je le fis et elle me remercia en m’embrassant sur la joue. Elle me trouvait gentil, intelligent et beau, alors un jour elle me donna son écharpe verte en guise de cadeau; je ne savais pas quoi en faire, elle ne m’allait pas et je n’avais étrangement pas envie de la jeter alors je la gardai.
Il y avait aussi le jeune chat noir. Il se promenait souvent aux abords de ma maison et se posait à la fenêtre, je le préférais au camé ou à la folle. Je le laissais parfois entrer chez moi et je lui donnais du lait; il le buvait goulûment, je le caressais et il ronronnait très fort. Ma copine de l’époque ne l’aimait pas, car elle n’aimait pas les chats, mais je le faisais quand même rentrer quand elle était là; je le caressais et elle boudait dans un coin et je ne pouvais plus la caresser, elle.
Et puis un jour, je rentrais de l’école de commerce, j’étais à pied sur le trottoir du faubourg, la route et les véhicules passaient à vive allure à mes côtés et j’étais au téléphone avec ma copine quand je vis le chat noir. Il était devant moi et se baladait tranquillement sur le trottoir, puis il traversa subitement. Je retins mon souffle, car une voiture l’avait percuté. Par miracle l’animal était encore sur pied, la voiture était en réalité passée au-dessus de lui sans l’avoir tapé, et sous le choc le chat fila vers l’autre bord du trottoir. Peut-être blessé. Peut-être intact. Je ne savais pas. Mais ma douce était encore en ligne. Je raccrochai. Plus tard, quand je l’avais quitté pour de bon, je revis le chat noir, il avait grandi et j’eus du mal à le reconnaître, il boitait, mais il me regardait intensément avec ses yeux verts. Je m’approchai pour aller le caresser, mais il prit peur et il courut sur la route et se fit éclater par une voiture. Cette fois sans incertitude. Et tout ce que j’aurais pu caresser, c'était un morceau de son ventre avec les intestins pendant, qui s’était éjecté à mes pieds.
Annotations