3.
Je me rappelais avoir rencontré ce gars, nous avions fait la même école de commerce, mais son nom m’échappait. Ce gars avait tout fait pour LE faire revenir. Il avait traîné avec les prostitués et les clodos, qui lui avaient soutiré de l’argent et son téléphone. Il en était devenu à moitié clodo lui-même. Il avait été coursé par des types de la sécurité des festivals où il avait voulu s’infiltrer. Il avait essayé la drogue dure, douce, molle, rude, vive. Et l’alcool, évidemment, un des moyens les plus efficaces pour LE faire apparaître, peut-être. Le peu d’argent qu’il avait lui servait à payer des bières de sous-marques. Du petit déjeuner au dîner, il était ivre. Transpirant de sueur en été sur l’asphalte des villes. Il tâtait le cul des gamines de quinze ans dans leurs premières jupes courtes. Il ne faisait pas la manche, il préférait s'asseoir à côté d’une épicerie et lire en boucle la même page du seul roman qu’il avait en sa possession : “Journal d’un vieux dégueulasse” de Charles Bukowski. Cette page parlait de la révolution. Elle résonnait encore à notre époque. Pas grand-chose avait évolué depuis, toujours les mêmes bonnes-têtes qui parlent de révolution, mais qui laisseront les autres se faire charcuter à leur place. Enfin… On occupe son esprit comme on peut.
Le gars-dont-j’ai-oublié-le-nom essayait de se souiller l’âme. Il allait à l’église, priait, dormait sur un banc la plupart du temps, se confessait parfois, et en sortant il pissait dans le bénitier. Toutefois, quelque chose lui manquait : le passé. Comment pouvait-il être un chiffon sale quand son curriculum vitae ressemblait à une serviette immaculée ?
Il avait vécu une enfance heureuse, dans un lotissement de village calme et sans histoires. Son père ne le battait pas, n’était pas alcoolique, ne battait pas sa mère non plus. Il avait eu de nombreux jouets, un à chaque fois que son imagination semblait saturée. Au collège il n’avait pas été harcelé, il n’était pas laid à l’adolescence et avait même fini par s’embellir et devenir un charmant jeune homme. Il avait eu des bonnes notes au lycée et était rentré en classe préparatoire, où il avait terminé second major de sa classe. Il était rentré dans une grande école de commerce où je l’avais rencontré et puis il avait suivi le chemin tout tracé jusqu’à…
jusqu’à quoi déjà ? Il avait oublié l’élément déclencheur. Cette nuit étrange où il avait voulu ressusciter Henry Chinaski, ou Charles Bukowski, pour ce que ça changeait. Cette nuit où il s’était mis en quête de la tache de vin qui lui manquait sur sa chemise blanche dans le but de retenir l’attention de l’écrivain défunt. Il s’était autodétruit, dégradé volontairement. Mais son épée de Damoclès trônait toujours au-dessus de lui, et cette épée était en mousse. S' il tombait réellement, il serait protégé par son matelas parental, il le savait, ils l’avaient déjà prouvé. Alors à quoi cela rimait-il de jouer les clochards, de jouer les dégueulasses ? En plus, il n’était pas vieux. Il était jeune, ce qu’il essayait de cacher en se laissant pousser la barbe. Pourquoi n'avait-il pas gardé ses boutons d'acné de l’adolescence ? Pourquoi n’était-il pas resté imberbe, avec un petit duvet ressemblant un peu à une moustache ? Pourquoi n’avait-il pas gardé cette voix mi-fluette, mi-grave ? Et ses cheveux, partants en épis à la moindre occasion, malgré les litres de gels déposés. Quel être était-il devenu ? Un homme, de taille moyenne, aux cheveux longs, à la barbe propre, au nez aquilin, aux yeux fins, noirs et incisifs, à la bouche rose et fine. Quand on le regardait, on le voyait parfois sombre et mystérieux et d’un seul coup lumineux et pétillant; le contraste vous éblouissait. Il était devenu beau au fil du temps; et c’est ce qu’il haïssait le plus chez lui.
Pourquoi avait-il fait toutes ces études ? Brillante, sans plus. Pourquoi tout ça ? Ce diplôme était un fardeau pour son objectif. Il n’avait aucune excuse, ses compétences étaient soi-disant demandées. En effet, il avait déposé son curriculum vitae sur un site professionnel et avait été harcelé par des dizaines de cabinets de conseil voulant recruter un frais et fringant manager à bas coût. Il se sentait comme une femme sur une application de rencontre : un large choix d’hommes, montrant leurs avantages, s’intéressant à vous, semblant sincères et intelligents, mais avec le même objectif : vous baiser.
Il n’avait pas vraiment vécu de malheur non plus. Une ou deux peines amoureuses; de légers mauvais traitements en entreprise; la mort d’une arrière-grand-mère éloignée; et rien d’autre. Alors, à quoi bon, à son âge, s’acheter une légitimité de dégueulasse ? “Un jeune dégueulasse” ça ne sonnait pas bien. Et puis de toute façon, on ne devenait pas “dégueulasse”, on le naissait. C’était le sang marron à l’opposé du sang bleu. De nos jours si une mère ne vous a pas mis au monde après avoir fumé des centaines de cigarettes pendant sa grossesse et bu des apéros tous les soirs en considérant que votre vie n’était qu’une augmentation de ses allocations vous ne pouvez pas prétendre à cette catégorie.
Notre amateur de la salissure était donc assis en tailleur à penser probablement à tout ça en lisant et relisant la même page de son même livre. Le bol en aluminium qu’il avait installé en face de lui se remplissait néanmoins de quelques deniers. Il se demandait s’il recevrait la même somme en mendiant. Supplier avait-il une si grande importance de nos jours ou les gens étaient-ils si aiguisés à la misère qu’ils savaient la reconnaître quand elle sautait aux yeux ? En tout cas, la différence devait être dérisoire comparée à l’effort demandé.
Un soir, alors qu’il priait comme à chaque fois devant un un autel improvisé qu’il fabriquait, ici un paquet de sandwichs triangle et une canette de bière, il se demanda si cela servirait à quelque chose. Chaque soir son espoir diminuait. Chaque soir, il se demandait pourquoi il faisait ça, alors qu’il aurait pu être à quarante mille euros à l’année en remplissant des objectifs beaucoup plus concrets (probablement ?). Quelle était l’idée derrière la résurrection de Chinaski ? Revivre une époque déjà révolue depuis longtemps ? À choisir, Bukowski n’aurait-il pas choisi son job ?
Il aurait probablement tenu quelques semaines, ça aurait été comme n’importe quel boulot. Les réunions à la con des matines, les dossiers à rendre, les clients débiles, les collègues débiles, les patrons coercitifs. Finalement, rien n’avait changé depuis. En plus, il avait la phobie du “9 to 5”.
Parfois, je surprenais des bribes de conversations qu’il avait avec un autre clochard dont le surnom était Stet.
Bribe 1 :
“Il n’existe pas de mauvaise bière, dit Stet. Ah bon ? s’étonna Le gars. Oui, une bière c’est une bière, c’est tout, dit-il. Mais il existe bien des mauvais vins et des bons vins, non ? Oui; ça n’a rien à voir, je parle de bière là, tu m’écoutes ? Je ne te suis pas, c’est de l’alcool dans les deux cas. Ferme-là, dit Stet. En tout cas, celle qu’on boit là est mauvaise, dit-il. T’as bu combien de bières différentes dans ta vie p’tit gars ? Je n’en sais rien, une vingtaine, une trentaine peut-être. Voilà, donc ferme là. Ce n’est pas représentatif c’est ça ? Juste, ferme là petit.”
Bribe 2 :
“La dernière fois ma boite de cassoulet m’a parlé, dit Stet. Tu étais ivre ? Bien sûr que oui, quelle question. C’est ton imagination alors, dit-il. Parce que j’étais bourré, ça n’a aucune valeur ? Euh je n’ai pas dit ça. Bien. Qu’est-ce qu’elle t’a dit cette boite de cassoulet ? C’était une grosse conserve de 800 grammes tu sais, le premier prix, la photo du cassoulet sur la boite à commencée à bouger, la saucisse à formé une sorte de bouche et des yeux se sont formés avec le porc, avec les haricots cela formait un visage; c’était Jésus. Tu as vu Jésus sur une boite de cassoulet ? s’étonna-t-il. Oui, pourquoi tu répètes ce que je viens de dire ? Qu'a-t-il dit ? Je n’ai plus beaucoup de souvenirs : c’était des conneries, comme quoi je devais tenir bon, et que plus tard je serai riche, mais qu’il ne fallait pas que j’oublie d’où je venais, et que quelqu’un allait me faire sortir du trou, raconta Stet. Et alors ? Alors quoé ? Tu y crois ? J’sais pas, mais en tout cas j’ai bouffé le cassoulet en entier, j’me suis pas rationné cette fois; et j’ai balancé la conserve.”
Bribe 3 :
“Tu réfléchis trop p’tit. Je sais bien, dit-il. Tu vois la gonzesse qui vient de passer ? Laquelle ? Celle que t’as matée. Je les mate toutes. Oui, mais celle-là était différente. En quoi ? questionna-t-il, elle avait un beau cul, je l’ai maté, point. Non tu ne l'as pas maté, tu es tombé amoureux d’elle, affirma Stet. Arrête tes conneries ! Si, j’te dis, tu es tombé amoureux ! Comment peut-on tomber amoureux d’un cul ? Beaucoup de culs m'ont brisé le cœur fiston. Celui-ci était beau, c’est tout, rien de sensas’ non plus. Pourquoi tu ne l’as pas suivi alors, et malaxé ce cul avec tes petites mains blanches ? Ça fait souvent des histoires ce genre de choses, il y avait du monde autour, dit-il. Arrête tes conneries, tu ne l’as pas tâté, car tu t’es prosterné devant ce cul, tu as sacralisé ce cul, tu as pensé que tes petites mains n’avaient rien à faire sur ce petit cul rebondi, tu t'es fait éblouir par ce cul, si tu pouvais tu donnerais tout ce qu’il te reste pour revoir ce cul passé, depuis que tu as vu ce cul tu n’attends qu’une chose : le voir à nouveau, et ressentir cette honte à le regarder, car tu ne t’en crois pas digne. Je peux être digne de ce cul, lança-t-il. Tu y crois vraiment ? Oui, pourquoi pas, avec moins de barbe et une douche je ne suis pas un garçon laid. C’est bien ton défaut mon p’tit, il te suffit de quinze minutes pour devenir digne…”
Bribe 4 :
“Tu vas rester combien de temps ici ? Où ça ? Ici, avec moi, sur le trottoir, dit Stet. Dis-le si je t’emmerde. Mais non c’est pas ce que je voulais dire, je t’aime bien mon jeune ami, c’est juste que je ne crois pas que ce soit ta place. Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu ne veux pas parler de ton passé, c’est normal, je comprends, d’autant qu’il y a de grandes chances que je m’en foute, mais je vois bien que tu n’es pas l’un de nous. Un de vous ? Un miséreux; en trois claquements de doigts, tu fais tes excuses à papa et maman, ils t’hébergent et cet hiver tu es au chaud devant une cheminée; oh oui, tu n’as pas connu l’hiver dans la rue, le froid, cela crée des crevasses sur ton visage et dans ton âme, et tu ne les as pas; alors là tu es bien, il fait chaud, les nuits sont douces et sympathiques, mais que feras-tu quand viendra l’ère glacière ? J’appellerai mes parents, ils m’hébergeront et je reviendrai ici pour te pisser dessus, et ça te réchauffera, répondit-il”
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