5.
Julien était mon voisin de chambre à l’internat en classe préparatoire. Il avait la fâcheuse tendance à sécher les cours le matin, car il dormait très peu la nuit. Il lisait des paquets de mangas, souvent des hentai, et il regardait beaucoup de porno dans sa chambre et il se masturbait quatre, cinq ou six fois par jour. Toutes les semaines, le mardi soir, nous allions prendre des pizzas au bout de la rue et nous les mangions dans sa chambre. Sa piaule sentait l’homme sale, la pizza au fromage et le sexe solitaire. À la fin de l’année, nous passâmes les concours et nous fûmes tous acceptés dans une école de commerce; tous, sauf ceux partis avant par peur de l’échec, et Julien. Alors les professeurs acceptèrent qu’il retente sa chance l’année d’après, car malgré son absentéisme il se débrouillait bien en ne faisant pas grand-chose. Pendant l’été il travailla en tant que magasinier dans une entreprise de grande distribution, officiellement pour payer son inscription aux concours, officieusement pour acheter d’autres mangas. Je le revis en début de semestre, car je repassais dans le coin, il était plus motivé que jamais et voulait une bonne école de commerce; il fallait dire qu’il avait entendu de bonnes éloges : “en école on ne branle rien, on fait des soirées tous les jours et il y a plein de filles qui attendent à être tringlée”. La vérité était à la fois proche et éloignée, et puis nous ne savions pas encore ce qui allait se passer en 2020. Ce jour où j’avais revu Julien nous allâmes chercher des pizzas pour nous rappeler le “bon vieux temps”, qui était encore frais à ce moment-là, et qui maintenant n’est que poussière de souvenir attendant d’être balayé par la vie. Nous bûmes aussi des bières et il m’avoua qu’il se masturbait dorénavant sept fois par jour. Performance olympique s’il en est. Six mois après, je reçus de ses nouvelles par un ami commun, il avait encore une fois raté ses concours et se retrouvait sans école, même pas la moins bien classée. Comment avait-il fait son compte ? demandai-je. Apparemment ses vices avaient repris le dessus et il avait continué ses insomnies et par conséquent ses absences aux cours matinaux. J’appris qu’il était rentré chez lui, dans le nord de la France, pour reprendre son job de magasinier pour une durée indéterminée. Était-ce plus mal ? Il avait un métier, un toit, un semblant de vie. Il m’avait avoué un jour que s’il échouait à devenir commercial il ouvrirait sa propre librairie de mangas; de là à penser qu’il avait fait exprès d’échouer, même inconsciemment, nous ne le saurons jamais. Sa vocation n’était pas d’être commercial, ce n’était pas la mienne non plus, mais par mégarde j’avais échoué à échouer.
J’ai su hier que Julien s’était suicidé.
J’ignorais les détails. Mais les pizzas n’eurent plus la même saveur après ça.
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