Photographies
Photographies
Ma photo préférée de maman, elle est assise sur un tronc d'arbre, les pieds dans l'eau. L'arbre a un gros tronc, rugueux, plein de crevasses, de nervures et de relief. Pas un tout jeune arbre qui aurait flopé à la première tempête, non, un arbre rustaud, aux racines bien ancrées, dont on perçoit la vieille âme sous l'écorce, et pourtant étendu tout du long, vaincu, la tête aux grandes branches effilochées noyée dans l'eau du lac.
Maman porte une robe en lin blanc. La robe éployée-remontée laisse voir ses jambes jusqu'aux genoux. Laiteuses, galbées. Gouttelettes qui scintillent sur la peau. Je ne sais pas quel âge elle a. Une photo d'avant ma naissance, j'imagine. En tout cas elle a une coupe de cheveux que je ne lui connais pas. Un carré de boucles vaporeux, nuque dégagée, bouche peinte, et des airs d'actrice du siècle précédent. Ou c'est juste parce que la photo est en noir et blanc. Blanc aussi son sourire en tout grand, et noir et intense le feu dans ses yeux espiègles. À ce regard seul, je sais que c'est mon père qui a pris la photo. Le cadre est en argent, disposé parmi des dizaines d'autres sur la grande commode du salon. Des photos de papa, des photos de maman, des photos d'eux tous les deux. Des photos de moi, aussi, en pagaille, premiers pas, premières fraises, premières couettes, premières neiges, et plein d'autres premières fois, mais jamais des photos de nous tous les trois. Aucune photo de n'importe qui d'autre en dehors de nous trois non plus. Pas d'émotion particulière à faire le tour, juste une sensibilité artistique, cet émoi, cet amour du beau dont ils m'ont contaminée. Toujours le bon angle, la bonne lumière, le bon jeu de perspective, du volumes, pas de brouillons, que de bons clichés qui vous attrapent l'œil, l'ensemble est même assez poétique. Mais pour peu de s'arrêter un peu plus de trois secondes devant la commode et de dépasser la représentation orchestrée, un malaise se fait. Toujours ce serpent qui rampe et interroge et s'en retourne bredouille se terrer dans les tréfonds pour mieux refaire surface.
Chez les autres, j'ai toujours trouvé ça vulgaire. Les photos de soi, des siens, qu'on étale aux murs. Des clichés moyens, souvent flous, d'une intention qui m'échappe, des tatas, des tontons papy mamy cousin cousine, des voisins, des smalas, des barbecue chaises plastiques plâtrées d'été aux endimanchailles volantées cravatées souliers cirés. Attestations, témoignages, obligation d'un bonheur affiché. Chez nous, juste une forme d'expression mise en scène, d'un élan identique au fond, mais je reconnais à mes parents un certain art dans le domaine. Quelque chose de plus tolérable à contempler.
La commode à photographies est un résumé pertinent à lui seul de ce que nous étions et de ce que nous n'étions pas, plein de fois j'ai eu envie de lui tirer le portrait. Je l'aurais imprimé en dizaines d'exemplaires à fourguer à la moindre question à laquelle je n'avais pas envie de répondre, puis j'ai réalisé le volume que ça représentait au quotidien et j'ai renoncé. Flemme. Reste l'art du silence. Le goût du vague. La prétention du flou. Tout ce qu'à force de pratique je ne maitrise pas trop mal et même plutôt bien.
Après l'accident, quand il a fallu choisir ce que j'allais emporter, la première chose qui m'est venue à l'esprit, curieusement, est cette photographie de maman. Je ne sais pas si c'est tant pour maman, ou pour ce qu'elle incarne du féminin, de cette féminité vaporeuse qui flotte au-dessus de l'eau, de ce désir noir dans le fond des yeux, de la vie et de la mort qui s'entrelacent paisibles sous un soleil d'été. Si c'est pour maman en tant que tel et mon besoin de m'y refléter et d'interroger ma propre existence, ma propre féminité, ma part d'héritage, ou un esthétisme présent qui me toucherait et me parlerait au plus profond. Sans doute un peu des deux.
J'ai pris le cliché au lourd cadre d'argent, sous l'œil d'Eléonore, ma grand-mère. Elle a dit que je devrais toutes les prendre, toutes les photographies de la commode ! Que c'était important les photos de famille, les photos d'enfance, savoir d'où l'on vient, qui on a été, pour plus tard comme pour maintenant, et pouvoir se regarder de plus loin et grandir encore. Sur le moment j'ai trouvé ça un peu flippant, sa façon et ses manières de parler pareilles à madame Bau, et à la fois j'ai tellement aimé cette voix, que le fait qu'elle parle encore était plus important que ce qu'elle pouvait dire. J'ai interrogé, encouragé, pourquoi, à quoi bon. Je me suis allongée sur le tapis tressé et je me suis laissée bercer sans rien écouter d'autre que les variations de son timbre. Une grâce rocailleuse. Une voix de sorcière des contes d'enfance que ma mère ne m'a jamais lus. Voix inconnue jusqu'alors, mais voix du sang, comme un charme, un lien qui prenait naissance ici, maintenant et à jamais.
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