Premier janvier
Premier janvier
Mes parents sont morts un premier janvier.
Leur voiture aurait tenté de doubler un autre véhicule en franchissant la ligne continue, lorsqu’elle a percuté de plein fouet un camion arrivant en sens inverse. Collision frontale. Ils sont morts sur le coup. Du moins c'est ce qu'on nous a dit. Cela m'a hantée un moment, cette expression. Sur le coup. Pas tout de suite, ni instantanément, toujours sur le coup. Une formulation générique. Une prescription, une posologie face à comment la mort va être entendue, reçue, absorbée, digérée, alors oui, sûrement un accord tacite, un égard, une prévenance, un serment chez les être humains qui traitent ce genre de choses. Ceux qui constatent la mort, ceux qui l'annoncent. Les messagers. Ils ne vont pas nous dire oui, horrible, elle a agonisé quinze minutes en s'étranglant avec son sang, il a dû avoir mal, très mal, jusqu'à l'intolérable, un temps conséquent avant de. J'ai repensé à tous les faits divers dont j'avais eu vent, que j'avais lu, entendu, tous les accidents, tous les drames, et comme ça faisait un paquet de sur le coup, c'était plus fort que moi, cette remise en question du générique. Cette interrogation persistante. Sur le coup ou pas, ça ne change rien à qui a été et n'est plus, évidemment. C'est un questionnement bien loin du rationnel, de l'entendement, du réconfort quelconque, un questionnement qui me dépasse, à la fois entêtant et obsessionnel, et c'est aussi la seule émotion qui s'est manifestée. De toute façon personne ne les connaissait comme moi, et ce que je pense moi, au final, c'est qu'ils ne sont pas partis sans échanger au moins un regard.
Mourir un premier janvier, j'imagine que ça contrarie un peu la vie des autres. Leurs restes de paillettes et de cotillons, leurs gueules de bois. Pourtant chaque fin d'année et chaque début touche à la mort quelque part, à la fin de, au temps qui avance et à celui qui se renouvelle. Est-ce que cela a un sens de penser qu'ils sont morts un jour qui leur ressemble? C'est difficile à expliquer, car c'est une chose qui se ressent plus qu'elle ne s'explique. Mais oui, ça leur ressemble. Pas au milieu, ni à la fin, pas dans un entre-deux flou, non, au seuil de, au début du début d'un cycle nouveau, dans la naissance, le tout possible, l'allant, cette tension de toute chose neuve à venir, la palpitation. Ils quittaient Chamonix pour rejoindre la vallée d'Aoste, la France pour l'Italie, le gris de janvier pour le rose et l'ocre des vieilles pierres méditerranéennes.
Josefina est entrée dans ma chambre, elle a dit qu'il y avait une dame au téléphone, j'y suis allée, la dame à la voix inconnue et rocailleuse a dit Bonjour, Alice j'ai répondu Bonjour, Madame, mais ce n'était pas juste une dame, une femme du lointain, cette dame avait un nom familier. Éléonore, Éléonore ta grand-mère, a-t-elle rajoutée. peut-être gênée, peut-être pas. J'ai trouvé ça aussi étrange que lunaire avant d'imaginer une bonne résolution sur une culpabilité de seize ans de silence, un truc de début d'année à évacuer, mais non, ce n'était pas un élan de ce genre, un retour prodigue, une surprise de la vie. C'était juste la mort. Josefina s'est effondrée quand elle a comprit, On s'est assises sur le canapé, enfin je me suis assise et j'ai hissé le corps convulsé de Josefina qui hoquetait tous les saints et les saintes sur mes genoux, le visage ravagé complet, mélange de larmes de morve, d'humide et de gluant, là toute rougeaude, contorsionnée, arrimée à mes jambes, les mains agrippées à mon corps comme à un roc d'après naufrage. Contre toute attente, je me suis mise à pleurer aussi, et ce n'est pas mes parents que je pleurais, ce n'est pas les morts que je pleurais, c'était cette femme bien vivante, c'était Josefina, et ce que pleurait Josefina à cet instant, elle aussi, c'était Josefina.
Je me suis dit deux choses. La première c'est que quand on aime ça ne sert à rien de se retenir ni de s'empêcher. On aime et c'est tout, ça ne s'étouffe pas, ne se décolle pas, même enterré ça reste, remonte, se fraie un chemin. On finira toujours par être rattrapé, et l'amour sera encore plus fort, plus dévastateur, comme une douleur et un vertige à la fois. Je m'étais retenue des années d'ouvrir mon cœur à Josefina, une employée de maison, pas quelqu'un qui m'avait choisie, qui avait choisi de m'aimer, de s'occuper de moi, de pourvoir à mes besoins, non, juste une femme payer pour ça par mes parents, alors j'avais cadenassé, triple-tours verrouillé, pas question de laisser ce besoin pathétique d'affection s'épanouir. C'était foutu maintenant. Josefina priait tous les saints et toutes les saintes qui ne feraient revenir personne tandis que je les insultais eux et tous les revers du sort, et aussi ces deux putains d'enfoirés qui avaient réussi ce qu'ils voulaient depuis le début, soit me laisser toute seule sur le bord de la route. Tout en caressant les cheveux, le dos de Josefina, tout en laissant cet amour que j'avais toujours eu pour cette femme fredonner des notes douces et la bercer comme une enfant contre moi. Pour finir par percuter sur une deuxième chose. J’avais oublié cette dame, Éléonore, pas une dame tout court, mais une dame qui était ma grand-mère, et dont je ne savais trop rien mais dont j’espérais déjà beaucoup, en commençant par le fait qu’elle n’ait pas raccroché.
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