Des premières fois mais pas les dernières
Des premières fois mais pas les dernières
J'ai une passion pour les premières fois. Je les collectionne dans des carnets. Toutes mes premières fois, étiquetées, agrafées, dessinées, collées, écrites, inventoriées, répertoriées. Presque toutes en réalité, car j'imagine en avoir vécues certaines sans m'en être rendue compte, et pour d'autres nées de la magie des choses, les y avoir laissées, appartenir à la magie et à la magie seule, et s'y être un peu perdues.
Le début de cette passion, mais c'est le propre de tous les débuts, de toutes les naissances et de tous les prémices, s'est faite un peu par hasard. Ou peut-être pas du tout, car sait-on jamais comment naissent les jolies choses ? À mon sens pas plus que pourquoi elles meurent parfois, paf ! Net. Brutalement, d'un souffle comme ça, alors qu'on commençait tout juste à les entrapercevoir. Du hasard donc, et avec un peu de l'aide de Carmen et peut-être même de la commode à photographies.
Quand tout a commencé, je ne savais pas encore écrire. Je n'en avais même pas l'idée.
J'en étais à un âge où j'aimais étaler des couleurs à l'eau sur du papier, et observer ce que les couleurs faisaient entre elles, poussées du bout du pinceau, mélangées, noyées, séchées. J'aimais aussi observer les sols, les coins de table, les trous, les buissons, les fonds de bacs à sable et ramasser tout ce qui pouvait être ramassé sans que Carmen ne proteste. Ce n'est pas non plus qu'elle m’encourageait, mais elle aimait que les choses soient à leurs places, et elle donna à cet effet un premier cahier à mes trouvailles.
Sur la première page du premier carnet est ainsi collée une minuscule, ridicule, adorable, et toute dorée petite étoile d'à peine quelques millimètres. Et encore aujourd'hui, à contempler cette première page, je ressens ce contentement de pie que l'on retrouve chez tous les petits enfants et les grands rêveurs, à voir dans une miette, un grand trésor. Cela a commencé ainsi, une collecte, un amas, le nid d'une pie : une étoile, un emballage de chewing-gum à la fraise, une feuille d'automne d'un premier jour d'automne, une barbouillade d'un premier arc-en-ciel d'un premier grand-orage nimbé de soleil, les billets d'un premier spectacle de marionnettes, un dessin d'Olivia, une première unique copine d'école qui resterait unique et deviendrait un premier petit billet de la même unique meilleure amie du monde, la longue mèche de cheveux d'une traumatisante première rencontre avec les poux et ainsi de suite.
Au début de petites choses douces et niaises, quelques tous petits drames écrit en tout grands . Drames majuscules et soulignés en rouge vif. Trois fois, toujours. Mais feu de paille, souffle au vent pour la plupart. Et même sur les grosses cicatrices, quand je me retourne, seules se détachent les douceurs et les niaiseries, celles qui me rendaient et me rendent encore heureuse.
On aurait pu penser que cela passerait, comme les gommettes, la pâte à modeler, les bulles de savon, et ce que l'on tient pour enfantillages, mais parfois certaines choses dépassent ce qui appartient à l'enfance, et non seulement ne passent pas, mais deviennent en plus très sérieuses.
Un soir de dîner chez mes parents, qu'on m'aérait du deuxième étage, un monsieur très brun et très moustachu, au noms plein de A et O, en veston violet, et que j'ai rebaptisé pour toujours l'Italien, m'avait demandé ce que je ferais plus tard. J'avais répondu tout bas que je ferais ça et rien d'autre : des carnets de premières fois. J'avais cette peur, que viendrait un moment de sécheresse, de plus rien que des deux, trois, quatrième fois voir plus, et j'avais donc imaginé dans l'éternité de la douceur niaises des choses, des carnets sur commande pour les autres, et c'est ce que j'expliquais à l'Italien craignant sa réaction, celle qui ferait voler en éclat mon voeux le plus cher du moment. Il ne rigola pas, ne me railla pas plus, ne se détourna pas. Il m'interrogea très concentré, et même un certain temps qui dura, qu'il ponctua d'un Fantastico, puis d'un deuxième, et encore d'un autre, tous entrecoupés de silences convaincus. Je tombais amoureuse pour la première fois d'un amour platonique à très court terme de l'Italien, ce que j'aurais oublié depuis si je ne l'avais pas noté dans un carnet. Peut-être même une deuxième fois quand je su qu'il allait tenir une exposition plein de premiers objets d'ilustres inconnus, avec des légendes placardées en affiches, qui faisaient comme des petites histoires, autant personnelles qu'universelles, et aller, je l'aimais follement une troisième fois quand il envoya trois billets à mes parents pour nous y convier, et une toute dernière quand j'eu droit à une visite guidée main dans la main, où il me raconta comment il était partit à la recherche de ces trésors et des histoires qui allaient avec, des gens qu'il avait rencontrés. J'aime toujours l'Italien. je l'aime comme on aime un oncle, un frère, un mentor, un professeur. Je l'aime comme quelqu'un qui sait écouter, et qui écoute donc avec l'âme et le cœur, et vous en donne à son tour des morceaux. Il me demande parfois où j'en suis, et je lui partage quelques belles choses du carnet en cours. Il y en a toujours un.
Année après année, on mesure, alignée en rang d'oignons sur mes étagère, l'épaisseur d'une obsession, et le poids d'autant de silences, de ratures, de secrets, de mille battements de cœur à la seconde, et la peur parfois, tout aussi terrible qu'idiote d'arriver au bout, de ne plus avoir rien à ajouter.
Josefina est une première fois. Et je suis une première fois de Josefina.
Elle est arrivée un dimanche venteux et gris, c'est ce que j'ai écris. Elle débarquait tout juste, c'était la première fois qu'elle prenait l'avion, pour aller dans un pays lointain, et ce qui aurait pu être un formidable début d'aventure, a tourné hélas, en terribles premiers pas. Ces premiers pas d'étrangère ont été rudes et éprouvants. Elle a ressenti un premier froid qu'elle n'imaginait pas, celui d'une langue inconnue qui ne chantait pas, des regard qui vous toisent et vous jaugent, puis plus tard celui finalement moins piquant du climat. Avec l'économie de ses premiers gages, deux mois plus tard, Josefina a acheté un manteau rouge aux Galeries Lafayette, et c'était un des ces premiers jours très heureux, où elle m'a aussi emmener dîner dehors pour la première fois.
Avec le temps, j'ai compris. Les premières fois ne seront jamais les dernières, tant que je respire.
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