Juste après
Juste après
Il y a le temps juste avant l'accident et celui juste après.
Les choses qui étaient ce qu'elles étaient, loin d'être parfaites mais avec leurs bons côtés, une liberté certaine, et surtout un quotidien, une routine ancrée, des habitudes. Parfois mes parents étaient là, parfois ailleurs. Mais quand ils étaient là, s'ils ne se chargeaient pas à proprement parlé de moi, ils veillaient à ce que quelqu'un, en qui ils avaient une relative confiance, le fasse et que je ne manque de rien. Si nous n'habitions pas les mêmes espaces, ils ne se comportaient pas non plus en étrangers et nous avions nos lieux, nos rendez-vous, surtout depuis l'épisode du faux suicide raté ou peut-être parce que j'avais grandi, que je devenais un être qui exprimait des choses et ne se contentait plus juste de les assimiler ou de les reproduire, et trouvais ainsi en partie grâce à leurs yeux.
Avec eux aussi j'avais un quotidien, plus haché, certes, que celui d'avec Josefina. Des routines, parfois interrompues, mais qu'ils reviennent de voyage et tous nos petits rituels reprenaient leur cours. Tous les jeudis midi, ils venaient me chercher pour m'emmener déjeuner quelque part. Jamais au même endroit. Jamais les mêmes plats et presque toujours un goût d"inattendu et d'incroyable. Avec mon père, j'allais fréquemment dans un petit cinéma de quartier. Pas de blockbuster, de titre tapageur, plutôt du cinéma d'auteur ou de grands classiques. Avec ma mère il s'agissait plutôt d'expositions, d'événements artistiques, créatifs, divers et variés. Souvent barrés et habités de personnages aussi fascinants que loufoques. Nous avions aussi des dimanches chineurs, puces, brocantes, vides grenier, car tous deux étaient amoureux des beaux vieux objets, amoureux du temps qui passe, du savoir dont il reste une trace et il semblait vital qu'à mon tour je saisisse et chérisse ce qui, né de main d'homme ou de femme, traverse le temps.
Tout comme mon père ne se serait pas senti digne d'être mon père et de remplir son rôle s'il n'avait pas fait ma culture cinématographique, à l'inverse, me faire réciter mes tables, me tirer du lit pour m'envoyer à l'école, m'emmener chez le médecin, au piano, à la piscine, me préparer un steak purée ou des coquillettes au jambon, m'envoyer me brosser les dents, lui semblait une farce à faire jouer par quelqu'un d'autre. Que ce soit d'ailleurs pour mon père ou pour ma mère, tout cela était bien moins important que ce qu'ils jugeaient bon, eux, de me donner, peut-être même un peu gênant, voir vulgaire, en comparaison. Cela appartenait au domestique, et dans le domestique mes parents n'ont jamais vu que le morne ennui des choses, ou pire, l'obligation. Ils étaient ainsi, à suivre leur instinct, leur fantaisie, plutôt que l'odre établi. À prendre la vie à contre courant et suivre leur propre pulsation. Sur une toquade ils pouvaient tout autant donner sa journée à Josefina, m'excuser auprès de la directrice d'école puis plus tard à celle du collège, à grand renfort de scénettes dramaturgiques totalement inventées, car j'allais tout à fait bien, et jouées par ma mère avec une certaine délectation à la seule fin de m'emmener en escapade. Ceci était quand même plus rare que le cinéma et le reste, mais cela a été, et de ce qui a été et de façon telle, qu'on en garde des traces comme trésors, on espère un encore. J'espérais toujours. Je pouvais espérer, et la mort c'est cela, c'est la fin de l'avant, sans plus d'espoir, sans retour arrière possible.
L'après, c'est violent. On ne sait plus rien. Il n'y a plus de routines à venir, plus d'habitudes, plus d'attente à avoir. Ils ne reviendront pas de ce voyage-là.
Ma grand-mère n'avait pas raccroché, je lui ai demander de tout répéter, de tout reprendre du début, plusieurs fois. Et elle l'a fait. Avec cette voix rocailleuse des fées un peu sorcière, avec une infinie patience et une toute aussi infinie douceur. Peut-être qu'elle avait besoin de répétitions tout autant que moi, que l'on s'ancre toutes les deux à cette réalité nouvelle. De partager ce temps du vide et du néant, qui ne dure pas toujours, mais qui semble infini dans le temps du juste après.
J'ai noté son numéro. Josefina n'avait plus une larme. Elle s'était ressaisie, relevée, mouchée, recoiffée, chignon haut tout bien épinglé à nouveau, visage recomposé comme si de rien, tapant les coussins.
Je n'avais jamais trop interroger, questionner, mais à ma grand-mère toute neuve dont je ne savais rien, j'ai demandé Et maintenant ?
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