- I -

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Alina s'attendait à de la douleur.

Beaucoup de douleur.

C'est vrai, quoi : elle venait tout de même de se faire percuter par un poids lourd ! Elle marchait tranquillement pour rentrer chez elle, et là...

BOUM !

Le véhicule monstrueux, que ce soit par l'ingérence du conducteur ou sa propre faute, venait de lui envoyer son capot dans la face !

Et pourtant... rien. Que tchi ! Un soufflet ! La lycéenne se sentait flotter dans les airs, c'était indéniable. Avait-elle même été blessée ? Elle ne souffrait pas.

Surtout, et c'était le plus étrange, tout était figé avec elle. Comme si une télécommande invisible avait mis pause et avait figé l'image surréaliste ; elle arrachée du sol, avec le camion stoppé dans son allure folle ; au second plan, la foule hurlait sous le drame qui se jouait ; au troisième, le ciel de fin d'après-midi servait de décor, constellé par une infinité d'éclats de verre qui le reflétait. Il y en avait partout : une multitude de joyaux étincelaient, illuminés par le Soleil, tout là-haut.

Cependant, c'était le silence qui la marquait le plus. En trois mots : assourdissant, pesant et déstabilisant. Pas un son ne perturbait l'espace, même son propre souffle, bien qu'elle respirait encore.

Lentement, à force d'observation et de contemplation, Alina réalisa le plus important : «J'ai eu un accident. Le camion m'a percutée quand j'ai traversé la route. Je ne l'avais pas vu arriver.» Ce n'était pas un cauchemar. Ça n'y ressemblait pas ; tout autour d'elle était anormal et impossible, mais trop réel pour n'être qu'un délire. Plus Alina s'en persuadait, plus elle déprima : si jamais le phénomène qui la retenait cessait, qu'allait-elle devenir ?

Est-ce que cela l'avait sauvée ? retardé l'inévitable ? Qu’allait-on dire à sa mère sur ce qui venait d'arriver ? Comment réagira-t-elle ? Et si jamais Alina s’en sortait : dans quel état ? Avec quel handicap ?

Elle continuait d'un peu plus déprimer ; tout à coup, ses oreilles se mirent à siffler. Ça n'était pas agréable. Au moins, cela interrompit ses sombres pensées. Avant de redevenir morose, l’adolescente se galvanisa. Pour le moment, relativisa-t-elle, je suis simplement piégée dans cette pose ridicule… et je lévite alors que c'est logiquement impossible. Mais elle continuait de ressentir, de percevoir, de réfléchir. Donc tout n'allait pas si mal.

Et Alina se força à voir les choses ainsi : plus facile à dire qu'à faire.

Après un moment - combien de temps exactement, l'adolescente ne saurait le dire -, elle stagnait toujours au même endroit. Le besoin d'en rire la prit sans prévenir :

J'avais beaucoup rêvé de voler quand j'étais petite... mais là, c'est un peu nul.

Étrange ironie. Ça n’était même pas drôle, en plus.

C’est pourquoi, au lieu de continuer à positiver sans avancer dans sa situation, elle décida d'essayer quelque chose. Jusque-là, elle n'avait rien tenté ; encaisser tout ça était assez lourd. Maintenant, Alina avait l'esprit plus clair… et son dos tordu commençait à sacrément la lancer. Pire, ses cheveux lui chatouillaient le nez, et ses boucles blond miel obstruaient sa vision.

Allez, du nerf ! s’encouragea-t-elle. Je vais m’y prendre lentement, histoire de voir ce que ça donne…

En premier, elle essaya de lever son bras droit… pour s'arrêter illico. Sitôt qu'Alina relâcha ses muscles, la sensation qu'elle éprouvait s'évanouit.

J'hallucine, ou...

Incertaine, Alina réitéra avec un doigt. L'effet se répéta : une pression invisible, comme un lien enroulé autour de l'index, le garda férocement en place. Pareil pour sa tête, son autre bras, ses deux jambes qu'elle essaya de bouger ensemble... même bouger ses lèvres était impossible. Dès qu'un membre était sollicité, il restait cimenté à l’air.

… Ses oreilles la tuaient, à force de hurler !

Mais bon sang, qu’est-ce qui est en train de m’arriver ?! s’écria la malheureuse, sans que celle-ci n’espère une réponse de quiconque à ce stade.

L'Univers le fit.

Pas d’explosion ou de bruit ; un simple flash aveuglant apparut de nul part et se déploya au-dessus de sa tête. Alina ne put pousser un cri surpris, qui resta derrière sa gorge ; déjà, la lueur surnaturelle se dissipait. Alors qu'elle s'éteignait, l'adolescente à moitié éblouie crut discerner une silhouette humaine qui s'en détachait.

Lorsqu'elle disparut tout à fait, le cœur battant follement entre angoisse et espoir, la lycéenne étudia cette personne qui venait d'envahir son champ de vision inversé. Elle perdit vite ses illusions, foudroyée par cette vue d'outre-tombe. Grande, maigre, habillée seulement d'une cape sombre qui se mouvait au gré d'un vent inexistant, on ne distinguait qu'un puits de ténèbres dévorant son visage. Mais son apparence singulière n'était pas uniquement ce qui chamboula Alina. C'était cette aura ; l'énergie invisible, que cette... chose dégageait, et qu'elle ressentit du fond de son être.

Instantanément, Alina en devina le danger. La fin. L’absence de vie. De tout. Ça la terrifia. Jamais auparavant, la jeune fille n’avait éprouvé la solitude qui la griffait actuellement.

  • Toi.

La créature avait parlé. Contrairement à elle, sa voix torne s'était faite entendre. Elle n'appartenait ni à un homme, ni à une femme. Ni à un humain, en fait : plutôt au grondement sourd d'une montagne qui s'éveillait. Elle était tellement intimidante qu'à ce simple mot, Alina trembla comme si elle avait été frappée.

C'est quoi ce délire ?! Il se passe quoi ?! Par pitié, aidez-moi !

Indifférent, le spectre, ou la créature - peu importe ce que c'était réellement - poursuivit :

  • En la sauvant, sais-tu le désastre que tu viens de provoquer ?

Un autre spasme inconfortable parcourue sa prisonnière obliger de l'écouter ; toutefois, Alina soupira mentalement, presque soulagée. La partie de son esprit, celle qui n’avait pas complètement sombré dans la peur, avait compris que cette chose ne s'adressait pas à elle. La jeune fille tiqua : quelqu'un d'autre se trouvait donc avec eux sur place. «Et», raisonna-t-elle, «ce quelqu'un vient de me sauver.»

Donc, elle avait raison : elle était bel et bien toujours en vie ?

Visiblement, l'entité soulevait ce fait hypothétique. Elle en semblait très contrariée. Alina recommença à avoir peur. Son instinct lui criait que se mettre à dos cet être ne donnerait rien de bon. Et elle ne pouvait toujours pas bouger !

Plus grave : devant le manque de répartie de l'allocutaire mystère, l'irritation de l'encapuchonné parut s'intensifier. L'adolescente le sentit, à cause de l'horreur qui grimpait seconde après seconde en elle.

Qu'est-ce que tu attends ? Qui que tu sois, réponds-lui vite, supplia Alina, espérant que l'individu s'exécute.

Hélas, il n'en fut rien, et la source de ses angoisses finit par soupirer. Elle baissa la tête, révélant à la lycéenne un masque de théâtre tragiquement assombri. La sculpture exprimait un cri muet, avec sa bouche ouverte et ses deux orbites arrondies.

Alina déglutit mentalement. Pourquoi ne pouvait-elle pas au moins fermer les yeux ?

  • Pauvre humaine, que je te plains, lui confia le sinistre acteur. Tu regretteras et maudiras l'ingérence dont il a fait preuve. Je doute d'avoir à attendre bien longtemps avant de t'emmener ; d'ici là, tu connaîtras des jours bien sombres...

Un bruit sourd l'interrompit, comme un vêtement que l'on secouerait ou le battement d'ailes d'un oiseau. Il provenait du trottoir, près du passage pour piéton que la lycéenne avait emprunté. Elle regretta d'être incapable de pencher la tête en arrière.

  • Tu sembles bien sûr de toi, mon ami. De plus, je m'étonne de ton accusation. Tu es en plus grand tort que moi. En intervenant malgré la règle ; tu as sciemment transgressé l'un des Interdits, dans l'unique but de lui prendre sa vie ? J'aimerai savoir pourquoi, toi qui jusqu'à présent n'a jamais fauté quant à ta mission.

Sa voix était celle d'un homme ; jeune mais avec l'accent monotone de quelqu'un d'âgé. Elle restait calme, pourtant, la colère ressortait de ses propos. Alina les espionnait malgré elle, et l'adolescente trouva étrange l'individu caché. Incroyablement audacieux aussi, face à la présence macabre qui la terrorisait. Un court moment, son intervention lui fit oublier le périple dans lequel elle se trouvait. Il appelait cette chose son ami. Il la réprimandait comme le ferait sa propre mère devant ses bêtises. Dans quoi donc venait-elle de tomber ? Et de quoi parlaient-ils ? La règle ? Des interdits ?

Mais surtout... qui sont-ils ? Et qui est celui qui parle derrière moi ?

Plus que jamais, la lycéenne voulut tendre le cou. Une simple inclinaison, pour avoir au moins un visage, même si celui-ci pourrait aussi la terrifier. Hélas, ses cervicales se bloquèrent avant qu'elle ne fasse un mouvement.

Et on ne lui permit plus d'essayer.

Une main diaphane couvrit sa vue, la plongeant dans l'obscurité totale. C'était celui au masque. Sa peau était un glaçon contre son front ; les doigts fins compressaient son visage. Le contact lui envoya une légère décharge. De concert, ses muscles auparavant de pierre se contractèrent. Avant qu'Alina ne comprenne, une deuxième suivie, plus intense. Brutalement, la douleur se déchaîna. La jeune fille hurla en pensée, muette.

J'ai mal !

Elle souffrit. La chair et sa conscience se déchirèrent en morceaux, éparpillés impitoyablement dans l'espace, avant qu'ils ne soient grossièrement rassemblés en un.

J'ai mal !

Là, on la vida de ses entrailles déchirées. Ensuite, on les remit en désordre dans sa gorge, dans sa poitrine, dans son ventre. Ça la piqua, la brûla, la transperça : des milliers d'aiguilles et de braises recoudaient, cautérisaient.

J'AI MAL !

Son acouphène menaça d'imploser.

Très vite, son supplice atteignit une intensité que jamais elle n'éprouva de toute sa vie, et qu'elle n'éprouverait plus.

Elle souhaita la délivrance. Plusieurs fois, elle supplia la mort.

Les deux autres continuaient de parler, sans se soucier d'elle. Elle les entendait difficilement : le reste de leurs échanges était mystérieux, et un peu plus flou à mesure qu'elle sombrait dans l'inconscience. Une brume de plus en plus épaisse envahissait son esprit stigmatisé. Perdue dans ces profondeurs, abandonnée dans son tourment ; après ce qui lui sembla l'éternité, une lumière salvatrice sortit de nul part et déchira l'obscurité. Elle l'engloutit, entièrement, et chassa le mal de son corps.

La jeune fille inspira avidement ; l'air frais l'apaisa. Elle expira ; sa respiration dissipa la fièvre.

  • Retourne d'où tu viens, Alina, lui recommanda la mystérieuse voix. Fais-moi confiance pour le reste.

Cette voix...

Derrière moi !

Alina se retourna, prête à lui faire face.

Une main l'arracha des abîmes.

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