4 - 1
Quand il revint à lui, son regard se posa sous une voûte de feuilles d'un vert pâle et vivant. Pas un souffle de vent ne les agitait. Tout était d'ailleurs parfaitement silencieux, si bien que Gabriel crut être frappé de surdité. Il se releva et ses articulations craquèrent, il poussa un juron à cause d’une douleur sourde qui se répandit dans ses membres. Non loin, un animal prit la fuite, remuant les feuilles mortes qui jonchaient le sol. Non, il n’était pas sourd. Le calme régnait, tout simplement. Il jeta un œil alentour : manifestement, il se trouvait en pleine forêt. Une observation absolument incompréhensible. Encore hagard, Gabriel avança dans une direction au hasard. Il voulut appeler Thomas, qui restait invisible, mais la soif et une désagréable sensation dans la gorge l’empêchèrent de crier ou même de parler. Après un moment, il entendit un léger clapotis, comme celui d'une petite cascade ou d'un ruisseau un peu agité. Assoiffé, il se dirigea vers le bruit sans réfléchir.
En approchant, il entendit en plus du son de l’eau comme des voix cristallines dont il ne parvenait pas à définir la nature. Contournant un épais taillis qui lui bloquait la vue, il aperçut une jolie clairière. D’une petite éminence de roche granitique s’écoulait dans un vaste bassin un gros ruisseau en une large cascade chantante. Dans l’eau claire, presque entièrement immergées, des femmes se baignaient. Gêné, Gabriel détourna le regard précipitamment. De leur côté, les femmes poussèrent des haut cris et un concert de bruits d’éclaboussures plus tard, ce fut le silence. Intrigué par ce brusque silence, le garçon risqua de nouveau un œil. Le bassin était désormais vide, à l’exception d’une seule femme qui se hissait hors de l’eau, en toute décontraction. Gabriel l’admira, fasciné. Il lui avait semblé que la femme était nue, mais au fur et à mesure qu’elle sortait de l’eau, il se formait autour d’elle comme par magie un vêtement diaphane, une sorte de robe légère qui ne cachait, pour tout dire, pas grand chose de son anatomie. Une fois debout sur le rebord, elle s’avança sur le tapis d’herbe et de mousse qui recouvrait les bords du bassin et s’avança droit vers le jeune homme d’une démarche chaloupée et pleine d’assurance. La vision de cette femme rappela à Gabriel les récents événements ; le hangar, le tube, la femme fantomatique. Se pourrait-il que ce fut elle qui l’avait appelé ? Elle lui ressemblait, sur certains aspects. Mais non, ce n’était pas la même personne.
— Excusez-moi, je me suis égaré, s’excusa Gabriel. Pourriez-vous m’indiquer comment regagner la base de la S.T.A.T ?
La femme ne répondit pas, continua de s’avancer, exposant son corps somptueux sans pudeur. Ne pouvant soutenir plus longtemps son regard, Gabriel détourna les yeux. Lorsqu’elle ne fut plus qu’a un pas de lui, la femme lui effleura le menton et le força avec douceur à la regarder de nouveau. Le cœur emballé, Gabriel s’efforça de ne pas quitter des yeux le visage avenant de la magnifique blonde qui lui faisait face. Elle parla, mais ces mots sonnèrent comme une langue étrangère et même comme un idiome trop étrange pour être compréhensible. Il évoquait l’eau, qui coule et qui goutte, qui clapote et qui chante.
— Pardon, je ne comprend pas, s’excusa de nouveau le garçon, nerveux.
De nouveau, la femme parla, plus lentement. Et comme elle parlait, Gabriel sentit comme une ivresse s’emparer de lui. La tête lui tourna, et soudain, il commença à comprendre ce que lui racontait l’indécente inconnue.
— … dois être épuisé, que dirais-tu de te reposer auprès de nous ?
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, nos proches vont s’inquiéter, on doit nous chercher, tenta d’esquiver Gabriel sans grande conviction.
— Ne te fais donc pas prier, insista la femme en lui prenant le poignet et en l’encourageant à la suivre.
Toujours sous le choc, ne sachant pas trop quoi faire, Gabriel concéda un pas en avant. Soudain, son cerveau se remit à fonctionner normalement, ou à peu près, et le fait d’avoir parlé d’un “nous” lui rappela qu’il se trouvait avec son frère, juste avant. Il se figea et la brusquerie de son geste fit tressaillir la femme, l’obligeant à lâcher prise. Elle considéra le jeune homme, l’air vaguement inquiet.
— Je viens de me souvenir que mon petit frère devrait se trouver dans le coin. Vous ne l’auriez pas vu, par hasard ?
La femme se détendit un peu et lui reprit le poignet.
— Non, il n’y a personne d’autre. Allez, viens te reposer, je te présenterai mes filles.
L’ivresse revint, plus pressante, plus agressive. Bizarrement, Gabriel y résista mieux.
— Je veux juste rentrer chez moi, bredouilla-t-il.
Sans s’en rendre compte, il fut bientôt au bord du bassin. La femme se lova contre lui, tel un serpent, puis se laissa tomber en arrière, emportant avec elle le garçon impuissant. Le contact de l’eau ne le réveilla aucunement. Bien au contraire, il eut l’impression de plonger dans un rêve en même temps que dans ce bassin de pierre. Dans l’eau, la femme se déplaçait avec grâce et sa robe n’était plus qu’un voile à peine perceptible. Des images s’enchaînèrent ensuite, comme dans un songe désordonné : une caverne, saine et propre, aux murs chatoyants, éclairée il ne savait trop comment. Un sol frais, recouvert par endroits par quelques centimètres d’eau. Des coquillages accrochés ça et là, des plantes couvrant les murs et donnant à l’endroit un caractère enchanté, magique. Et des visages. De beaux visages de jeunes femmes. Des mains, sur sa peau, des rires, frais et cristallins, des murmures. Une ivresse de plus en plus pressante à laquelle il résistait de mieux en mieux. La lutte entre le pouvoir hypnotique de ces femmes étranges et sa propre résistance sans cesse grandissante se poursuivit jusqu’à ce qu’il sombre soudain dans un grouffre noir d’oubli.
Gabriel s’éveilla au bord du ruisseau qui chantait dans son lit, à ses pieds. Il se sentait vaseux, faible comme un nouveau-né. Il remua et entendit un gloussement et un clapotis. Lorsqu’il observa les alentours, il ne vit personne. Trempé de la tête aux pieds, il avait néanmoins chaud et vraiment très soif. Aussi ne se souciât-il pas de savoir si l'eau était potable et puisa de l’eau au ruisseau avec ses mains en coupe. Il s'en aspergea le visage et en bu de longues gorgées. Un coup d’œil à l’écran de son téléphone lui apprit que l’appareil avait rendu l’âme. Après l’avoir fourré dans sa poche, Gabriel essaya de faire fonctionner son cerveau. Il ne savait pas où il se trouvait, avait perdu la trace de son frère et cela plus que tout le reste l’angoissait beaucoup. Il réfléchit à ce qui l’avait mené là : le hangar, le tube, la femme fantomatique. Et puis cet étrange rêve avec le bassin et ce groupe de filles étranges et mystérieuses, aussi jeunes que jolies. L’esprit enfin un peu plus clair, il appela à pleine voix Thomas, sans obtenir d’autre réponse que le chant lointain d’un oiseau. Son cadet n’était plus un enfant et bénéficiait d’une grande intelligence ; il saurait se débrouiller un minimum. Gabriel décida de suivre le cours du ruisseau. Après-tout, le centre de recherche de la S.T.A.T se trouvait près d’un fleuve. Avec un peu de chance, en suivant le cours d’eau, il retrouverait son chemin. Il avança de longues minutes en suivant le lit serpentin du ruisseau tant bien que mal, contournant des passages parfois abrupts, tout en appelant Thomas tous les cent pas, en vain. Enfin, il atteignit l’orée du bois et découvrit une vaste plaine verdoyante. À ses pieds, le mélange de hautes herbes grasses et de mousse continuait de tapisser le sol jusqu’à disparaître, comme dévoré par une végétation plus haute et plus sèche. Le ruisseau disparaissait dans cette étendue après une petite chute, mais Gabriel devinait son cours de par la couleur plus sombre de la végétation sur les berges. Le soleil brillait déjà haut dans un ciel matinal et, après avoir pris soin de s’orienter, Gabriel déduisit que le ruisseau s’écoulait en infléchissant sa course vers le nord. La S.T.A.T se trouvait sur une côte desséchée du sud de l’Île Australe.
— Mais où ais-je atterri ? se lamenta-t-il, au bord de la panique, incapable de se situer géographiquement.
Le ciel lui-même semblait différent. Il affichait une teinte légèrement mauve, parfaitement incongrue à cette heure de la journée. Au loin, derrière un horizon flou et brumeux, s’étendait une chaîne de hautes montagnes dont seule la première se voyait à peu près distinctement. Leurs sommets blancs indiquaient qu’elles culminaient à une altitude respectable et à la connaissance du garçon, aucune montagne n’atteignait cette hauteur ni n’avait ce profil particulier, très effilé, sur le petit continent, comme on surnommait cette grande île composée principalement d’un immense désert plat, aride et totalement inhospitalier où vivrait désormais sa famille. Se trouvait-il seulement encore sur ces terres exotiques ? Gabriel connaissait bien sa géographie et le paysage qui se dessinait sous ses yeux ne faisait pas sens. Vu l’orientation et la taille des montagnes face à lui, il devrait se trouver au milieu d’un océan.
Mettant un moment ces préoccupations de côté, Gabriel s’installa sur un large rocher plat, ôta ses chaussures et ses vêtements trempés pour les étaler sur la pierre chauffée par le soleil. Une fois en caleçon, il s’étendit à son tour et respira profondément pour essayer de se calmer et de réfléchir. Il ne pouvait pas rester là, sans rien faire, seul et perdu avec son téléphone portable en rade. Il devait bouger. Après une vingtaine de minutes, il retourna ses vêtements et observa longuement tout autour, sans rien voir d’utile. Et forcément, Thomas restait introuvable.
Refoulant sa peur au plus profond de sa poitrine et de son esprit en respirant un grand coup, Gabriel enfila ses fringues encore humides, puis commença à avancer en suivant toujours le ruisseau qui chantait joyeusement dans son lit. Il marcha environ une heure, obliquant toujours plus vers le nord. Il aborda alors un coin plus valloné et le ruisseau se glissait entre deux collines rondes, aux pentes douces recouvertes de bosquets où dominait une essence étrange, dont le tronc d’un blanc éclatant zébré de noir attira l’œil de l’apprenti charpentier. C’est qu’il commençait à s’y connaître en troncs et en grumes ! Il s’approcha, examina les drôles d’arbres, puis reprit sa route, de plus en plus étonné par ces différences à la fois discrètes et qu’il ne pouvait manquer de remarquer. Le ciel, ces montagnes et maintenant ces arbres. En parlant de ciel, il leva le nez et observa cet immense espace toujours légèrement mauve, si étrange à ses yeux, habitué à son ciel nuageux souvent, mais d’une agréable teinte à dominante bleue nuancée de vert. Aucune trace blanche ne venait troubler ce plafond pastel ; pas un avion ne sillonnait ces cieux. Gabriel continuait d’avancer, le nez en l’air, l’esprit troublé, lorsqu’un cri inhumain, une sorte de beuglement furieux, fit vibrer l’air. Se retournant d’un bond vers le source de ce terrible vacarme, Gabriel découvrit une chose horrible, une caricature d’homme, qui déboulait depuis une position plus élevée sur la colline. Gabriel ne prit pas le temps de l’observer de près, mais tout dans son allure lui criait de s’enfuir. Il tourna les talons et prit ses jambes à son cou. Sauf qu’en moins de dix secondes, la chose l’avait rattrapé et le bouscula si fort qu’il fit cinq roulés-boulés avant de s’étaler dans l’herbe, face contre terre. Le garçon se retourna sur le dos et recula en même temps que le colosse à la peau de charbon s’approchait de lui. Il eut alors tout loisir d’examiner son horrible face tandis que la peur le paralysait.
De silhouette, l’être ressemblait à un humain. De haute stature, musclé, il aurait pu s’agir d’un athlète qui se serait glissé dans une peau de serpent d’un noir d’encre. Ses yeux injectés de sang aux iris rouges étaient fendues horizontalement d’une prunelle féline. Une chaine aux maillons grossiers d’un noir mat retenait ce qui fut peut-être longtemps auparavant un vêtement humain, un pantalon si sale qu’on l’eut dit traîné dans le boue et la suie et jamais lavé depuis. Pendait également à cette chaîne une latte de métal noir, aiguisée d’un côté, fixée à une poignée qui ressemblait trop à un fémur humain pour que ce soit une simple décoration. La chose allait pieds nus et des griffes terminaient les six orteils, comme les six doigts de ses longues mains. Avec un cri rauque, elle se pencha en avant pour saisir le garçon qui recula de peur et asséna un coup de talon dans le genou de la créature qui grogna de douleur et de colère. Un instant plus tard, elle saisit Gabriel par le col et le releva sans douceur, jusqu’à le soulever carrément du sol, d’une seule main. Paniqué, le jeune homme tenta d’appeler à l’aide, mais la poigne de la chose l’étranglait et son cri mourut dans sa gorge comprimée. Alors il frappa, de toutes ses forces. Longtemps, Gabriel avait été un petit bagarreur, jusqu’à ce qu’Esteban, à l’époque son meilleur ennemi, ne mette un terme à son règne de terreur à l’école et devienne par la même occasion son meilleur ami. L’un comme l’autre cognaient dur et personne ne pouvait leur tenir tête, même encore maintenant. Mais le truc qui soulevait Gabriel comme un vulgaire fétu de paille ne bougea pas d’un pouce. L’être entrouvrit ses lèvre d’un violet très sombre, dévoilant de longs crocs couleur acier, en une caricature de sourire. Un froid mortel envahit soudain Gabriel qui eut l’impression de tomber dans un bassin d’eau glaciale. Sa gorge ne lui permettait plus de respirer, tout son corps le faisait souffrir et sa vue s’obscurcit. Il allait mourir.
Alors il senti un choc violent et Gabriel se rendit compte que la chose venait de le jeter violemment par terre en éructant ce qui ressemblait à un rire. Il ne voyait presque plus rien, n’entendait plus que des bruits sourds et lointains, comme s’il se noyait. Il distingua son assaillant s’emparer de l’arme qui pendait à sa ceinture, le regarda l’élever sans pouvoir remuer ou même respirer. Il y eut un éclat métallique, juste au-dessus de lui, un grognement mécontent. Et puis plus rien.
Annotations
Versions