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Lorsque Gabriel reprit conscience, il se trouvait au pied d’un arbre en bordure d’un bois, allongé sur le sol. Quelqu'un l'avait recouvert d'une couverture ou quelque chose de similaire qui lui tenait chaud. Sa tête le torturait et il resta un moment immobile et silencieux. De toute façon, il ne se sentait pas la force de remuer ne serait-ce qu’un doigt. Il lui fallut une bonne minute pour réussir à tourner la tête et ce ne fut que là qu’il aperçut, sur sa gauche, un individu étrange, mais humain au moins, assis sur un rocher à deux ou trois mètres. Il portait un pantalon noir ample, un maillot de corps noir très ajusté et d’étuis de cuir fixés sur ses bras dépassaient des manches de couteaux. Des lanières trahissaient la présence de plus d’armes dans son dos. Il devait porter au moins six lames, dont un impressionnant couteau de chasse et une dague effilée. Son visage paisible et ses yeux clos indiquaient qu’il devait méditer. Gabriel nota un dernier détail à son sujet, et pas des moindres ; l’individu arborait une chevelure d’une étonnante teinte platine qui lui tombait sur les épaules. Le garçon essaya de parler, mais la douleur le fit taire et il produisit simplement un coassement de crapaud mourrant. Cela suffit néanmoins à sortir l’individu de sa transe. Il se leva vivement et s’approcha, l’air vaguement soucieux. Il s’agenouilla près de Gabriel en disant quelque chose, mais le garçon n’entendit que des sons étranges et étouffés, comme au travers d’un mur. À la taille, l’homme en noir portait un ceinturon qui supportait de nombreuses petites sacoches de cuir. De l’une d’elle, il sortit une fiole de verre remplie d’un liquide doré qu’il déboucha avant de soulever délicatement la tête de Gabriel en le tenant derrière la nuque. Encore une fois, il parla sans que ses mots ne fassent sens.

L’inconnu versa presque au goutte à goutte le liquide doré dans la gorge de son patient. Gabriel sentit immédiatement que cela lui faisait du bien. La boisson sirupeuse lui réchauffa tout le corps et lui dénoua la gorge et les entrailles. Lorsque le flacon fut vide, il regagna sa place et l’homme parla encore.

— Je ne comprends pas ce que vous dites, articula Gabriel avec difficulté.

L’inconnu tressaillit légèrement, puis se remit à parler, fournissant un effort visible d’articulation. Enfin, les mots recouvrirent une signification :

— Vas-y doucement, mon garçon. Tu devrais être mort, à l’heure qu’il est.

— Mais je ne le suis pas, c’est plutôt une bonne nouvelle, s’amusa Gabriel d’une voix encore rauque et faible. Qui êtes-vous ?

— Tu as déjà l'esprit de nouveau clair ! C'est bien, commenta-t-il avec un sourire. Je me nomme Nihyr Talion. À ton service.

Et il inclina légèrement la tête en guise de salutation.

— Nous devons nous dépêcher de nous en aller, reprit-il. Penses-tu pouvoir marcher ?

— Je crois, oui. Que m’est-il arrivé ?

— Ta mémoire va revenir. Allez, debout !

Nihyr aida Gabriel à se relever et récupéra au passage ce qui le recouvrait. Il s’agissait de son manteau, un long pardessus noir en drap de laine, ou une étoffe semblable d’aspect, qu’il enfila d’un geste ample et fluide. Gabriel ne remarqua qu’à ce moment un long sabre droit, posé délicatement contre une souche. Une arme magnifique. Nihyr le récupéra également et l’accrocha dans son dos, le faisant presque entièrement disparaître dans un repli de son manteau, comme par magie. Seule la poignée dépassait encore. Nihyr passa devant Gabriel en lui faisant signe de lui emboîter le pas et celui-ci le suivit, fataliste. Au moins lui ne l’avait ni ensorcelé ni battu à mort. L’esprit embrumé, les jambes en cotons, le jeune homme avança en essayant de se souvenir de ses récentes aventures. Il espérait ne plus faire de mauvaise rencontre, ni de s’évanouir. C’est qu’à force de tomber dans les vapes, il souffrirait bientôt de séquelles à vie ! Remontant dans le temps, Gabriel se souvint de la créature noire qui l’avait agressée, de la femme qui l’avait hypnotisée dans les bois, puis de son aventure dans le hangar. Il y avait quelqu’un avec lui à ce moment là.

— Merde ! Thomas ! s’écria-t-il en se souvenant brusquement de son frère.

— Qu’y-a-t’il ? s’inquiéta Nihyr.

— Thomas ! C’est mon jeune frère, vous ne l’auriez pas vu, par hasard ?

— Non, je ne l’ai pas vu.

Nihyr sortit du couvert des arbres et se retrouva en plein soleil. Là, il s’immobilisa quelques instant, la tête rejetée en arrière, les yeux clos.

— Je ne ressens la présence d’aucun autre homme dans les environs, reprit-il. Me suivre est ta meilleure option.

— Là dessus, je vous crois sans difficulté, répliqua Gabriel sombrement, même s’il ne comprenait pas tout ce que lui racontait son interlocuteur. Où sommes-nous ?

— Près de la Ceinture, à une demie journée de marche au sud de Slimap.

Ces indications ne faisaient pas sens pour Gabriel.

— Je veux dire, quel est le nom de ce pays ?

— D’où sors-tu donc ? s’étonna Nihyr en reprenant son chemin. Nous sommes à Ernùn, cela au moins devrait te dire quelque chose.

— Pas le moins du monde, le détrompa Gabriel.

Cela fit lever à l’étrange personnage un sourcil aussi platine que ses cheveux. Tout en avançant, ils parvinrent dans un coin apparemment ravagé par les flammes et labouré par une harde de bêtes fouisseuses. Au centre, comme s’il s’était violement écrasé contre le sol tel un météore, le corps fracassé de l’être à la peau de serpent gisait sans vie. Il avait un bras coupé, de nombreuses larges coupures, la face déformée, la peau brûlée et de ses multiples plaies s’écoulait un liquide étrangement beau, d’une étonnante couleur d’or en fusion, comme si ce métal composait une bonne partie de ce qui devait être son sang.

— Quelle est cette chose ? demanda Gabriel, conscient qu’il parlait à celui qui venait de tuer son agresseur.

Nihyr se rapprocha du cadavre et s’arrêta devant le corps immobile et sans vie, le contempla longuement avant de répondre :

— C’est un Har-Lin. Un Homme-Lézard, dans la langue d’aujourd’hui, asséna Nihyr d’un ton où perçait la haine et le dégoût. Une créature abjecte qui corrompt tout ce qu’elle touche. Tu as de la chance de respirer encore ; c’est un chevaucheur, donc l’un des plus forts parmi son espèce.

Gabriel se demanda vaguement ce que ce truc pouvait bien chevaucher. Nihyr cracha sur le cadavre et s’en fut, faisant signe à Gabriel de le suivre.

— Tu n’avais jamais vu ou entendu parler d’une telle créature non plus, je me trompe ? lui demanda-t-il en grimpant la pente de la colline, ravagée comme après un bombardement.

— Non, en effet. Qu’est-il arrivé, ici ? Ce n’était pas du tout comme ça tout à l’heure !

Nihyr ne répondit rien et continua son ascension. L’arme du Har-Lin se trouvait là, brisée près d’un rocher qu’une formidable puissance avait fendu en deux, comme une motte de beurre. Parvenu au sommet de la petite crête, il fit volte-face et attendit que Gabriel le rejoigne. Le garçon peinait encore à marcher et grimpait difficilement, le souffle court, la tête basse.

— Et ça, tu en as déjà vu ? demanda Nihyr en désignant une autre crête, en face de leur position, à environ trois-cents mètres.

Gabriel porta son regard en avant et ses yeux faillirent jaillir de ses orbites. Une immense masse principalement noire et blanche gisait à flanc de coteau. Un corps noir, puissant et luisant, de grandes ailes d’un blanc éclatant, d’aspect metallique, et une tête cornue et massive au bout d’un long cou. Pas de doute possible.

— C'est un dragon ? demanda Gabriel, peinant lui-même à croire ce qu'il venait de demander.

— Tu connais donc ces créatures ?

— Oui. Enfin, non. Ce n’est qu’une bête de légende. Les dragons n’existent pas !

— Et pourtant il y en a un devant toi. Je l’ai tué. Il est arrivé juste assez tard pour que je puisse l’éliminer après son maître sans trop de peine.

Gabriel considéra Nihyr d’un œil aussi étonné que craintif. Si ce type pouvait tuer un dragon, il devait disposer d’une force, d’une adresse ou de pouvoirs peu communs. La bête, bien que morte, restait splendide. Tandis qu’il dévalait les pentes après son guide, Gabriel ne cessait de détailler le corps immense du dragon. Plus il en approchait, plus il se rendait compte à quel point lui-même était petit.

— Dommage que j'ai dû le tuer lui aussi. Il devait bien mesurer quarante mètres ! indiqua Nihyr en entamant la traversée d’une courte zone plane avant d’entamer la montée du flanc de colline opposé.

En silence, estomaqué, Gabriel suivit Nihyr jusqu’au corps immobile du dragon. La tête, semblable à certaines illustrations de livres fantastiques, hérissée de onze cornes, était plus grosse que lui. La gueule entrouverte laissait voir des crocs énormes et translucides comme des cristaux de quartz ou du diamant. Des écailles d'un noir profond recouvraient le corps et brillaient au soleil. Mais ce qui marquait le plus, c'étaient les deux gigantesques ailes aux plumes blanches qui cachaient une bonne partie du corps et des membres du formidable monstre.

Nihyr fit signe à Gabriel d’attendre un peu en retrait tandis qu’il s’approchait au plus près. Sa main plongea sous son manteau et en ressorti armée d’une longue lame à double tranchant d’un acier brillant et légèrement bleuté. Il s’en servit pour décrocher plusieurs écailles ; des blanches sur les ailes et des noires sur le corps et entreprit ensuite d'ouvrir à l’aide d’un long poignard le ventre de l'animal d'où s'échappa un liquide épais et visqueux, noirâtre et apparemment acide. Lorsque le liquide ne s'écoula presque plus, Gabriel vit Nihyr enfoncer son bras, manche remontée, dans le ventre de la bête. Il en ressorti une sphère noire et brillante aux reflets irisés de la taille d'un poing. Il la fourra dans un petit sac de toile qu’il rangea dans une des grandes poches de son manteau. Il alla ensuite près de la gueule du dragon et ferrailla un bon moment pour extraire deux crocs. Enfin, faisant signe à Gabriel de le suivre, il redescendit de la colline et se dirigea vers le nord-est, son butin bien rangé dans ses poches ou ses multiples petites sacoches. S'essuyant le bras à l’aide d’un morceau de chiffon sorti de nulle part, il annonça :

— Nous devons être à l'abri cette nuit, un énorme orage va éclater, dit-il en observant le ciel. J'espère que tu tiendras le rythme ; il va falloir marcher très vite pour atteindre le village avant ce soir.

— Qu'est-ce que c'était ? Ce que vous avez pris dans son ventre, demanda Gabriel, curieux.

— On appelle ça une perle. Comme celles de certains coquillages, mais en beaucoup plus gros. Les dragons se nourrissent de choses bizarres ; de cristaux, de roche en plus bien sûr des animaux ou de gens égarés.

Il eut un petit rire, s’amusant de sa propre plaisanterie, avant de reprendre.

— Toujours est-il que des perles comme celle-ci se forment dans leurs estomacs. Plus le dragon est vieux, plus la perle est grosse et plus elle est grosse plus le dragon est puissant. Maintenant tais-toi et suis-moi, tu auras besoin de tout ton souffle.

— Mais ! Et pour mon frère ? s'enquit Gabriel, inquiet.

— Je ne crois pas qu'il soit dans le secteur, asséna Nihyr. Je te demande de me faire confiance pour le moment. Tu dois te sentir perdu, cependant je peux t’assurer que je suis la personne la mieux placée pour t'aider.

Devant tant d’assurance, Gabriel accepta la situation. Il devait de toute façon s’en remettre à ce guide tombé du ciel qui venait de lui sauver la vie, car il n’avait aucune autre solution en perspective. De toute façon il était perdu où en train de rêver, si pas devenu complètement fou, alors il suivit son sauveur, résigné. Il se rendit bientôt compte que Nihyr n'avait pas parlé à la légère lorsqu'il lui avait dit qu'il aurait besoin de tout son souffle, car ils marchèrent excessivement vite et excessivement longtemps. Et bientôt, ses jambes le torturèrent tant qu'il ne parvint plus à réfléchir. En chemin, il aperçut un troupeau d'animaux, massifs et dotés de cornes, puis plusieurs autres troupeaux d'animaux plus petits, qui couraient avec une agilité remarquable dans la plaine, au loin.

Au cour de leur longue marche, le ciel s'assombrit peu à peu, jusqu'à devenir d'un noir d'encre. Les nuages et la nuit s'étendirent doucement sur toute la région. Les voyageurs essuyèrent quelques petites gouttes. Alors que l'obscurité devenait presque totale, Nihyr poussa un soupir de soulagement en voyant devant lui une colline, longue et peu élevée.

— Nous sommes arrivés ! Crois moi, tu te sentiras beaucoup mieux dans un lit que dehors, cette nuit.

À peine avait-il terminé sa phrase que des trombes d'eau s'abattirent sur eux. Nihyr rabattit son capuchon sur la tête et se mit à courir, Gabriel s'efforça de le suivre, les poumons et les jambes en feu. Ils arrivèrent au sommet de la colline et Gabriel put enfin voir la ville.

— Voici Slimap, annonça Nihyr. C'est le village qui se trouve le plus à l'ouest dans le pays.

Slimap, en réalité, restait quasiment invisible aux travers de la pluie et des arbres qui semblaient l'entourer, la surplomber de toute part. Seules les lumières des habitations parvenait jusqu'aux deux hommes, une lumière douce et chaude, promesse d'un peu plus de confort et d'un peu moins d'humidité. On aurait dit que l’endroit se situait dans une sorte de cratère et Gabriel dévala la pente derrière Nihyr avec peine, traversa un bois d'une cinquantaine de mètres et se retrouva directement dans une rue assez large qui venait mourir là, aux pieds des troncs. Il continua de suivre Nihyr qui courait toujours, mais la pluie semblait s'être grandement estompée. Ils parcoururent une centaine de mètres, bifurquèrent dans une rue sur leur droite et entrèrent dans ce qui ressemblait à une auberge ou un relais.

Le hall brillamment éclairé contrastait avec l'extérieur. Nihyr ôta son manteau et l'accrocha à une des nombreuses patères sur le mur. Gabriel examina son guide pendant une seconde ; alors que lui était trempé jusqu'aux os, cet homme semblait parfaitement sec à l’exception de ses bottes. La faute sans doute au fait qu'il s'était habillé ce matin pour vivre une journée normale et ensoleillée et non faire trempette dans des ruisseaux et se prendre des saucées de ce calibre.

Une forte femme entra dans le hall pour les accueillir. Elle reconnu Nihyr et le salua d'une profonde révérence.

— Bonsoir monseigneur, dit-elle avec une certaine légèreté. Je suis ravie que vous soyez de retour aussi tôt ! Vous aurais-je manqué ?

Nihyr répondit en riant qu'il avait simplement mis la main sur un jeune homme aux prises avec un har-lin et qu'il avait besoin d'une table.

— Une table, une chambre et tout ce que vous voudrez, comme d’habitude.

Elle regarda Gabriel et poussa soudain une exclamation horrifiée qui le fit sursauter.

— Mon pauvre garçon ! Tu es trempé jusqu'à la moelle ! Viens donc par ici !

Elle le saisit par le bras et l’entraîna dans l'escalier qui se trouvait à droite, dans l'entrée. Au premier étage, elle le fit entrer dans une chambre assez vaste, munie d'une cheminée, de deux lits et d'une grande armoire. Tout en fouillant dans cette armoire, elle se parlait à elle-même. Gabriel peinait encore à reprendre son souffle.

— Quelle idée de voyager pendant la période des tempêtes ! Ce pauvre gamin va attraper la mort. Où donc l'ai-je mise ? Ah ! (Une chemise couleur crème virevolta jusque sur le lit.) Voyons, je dois bien en avoir un à ta taille.

Elle se retourna, un pantalon, des chaussettes et plusieurs autres vêtements dans les bras. Elle posa le tout sur le lit, saisit une couverture et l'abattit sur les épaules de Gabriel.

— Sèche toi et enfile donc ce qui t’ira le mieux. Et descend ensuite, le service à déjà commencé. Tu dois avoir faim !

Elle sortit sans attendre de réponse, laissant Gabriel avec l'impression d'avoir échappé à une tornade.

Quand il redescendit un peu plus tard, il entra dans la pièce qui se trouvait face à l'entrée ; une grande salle meublée en grande partie de chaises et de tables. Assis devant l'une d'elle, sur une chaise ouvragée en bois sombre, Nihyr examinait une carte dessinée sur une peau avec attention. Gabriel s'approcha, examina longuement la carte, tracée avec minutie et fourmillante de détails et s'assit finalement face à son sauveur en laissant échapper un long soupir.

— Te sens-tu mieux ? s’enquit Nihyr en lui jetant un regard par dessous ses sourcils argentés.

— Et bien je suis sec au moins, répondit Gabriel. Mais j'ai toujours la nausée et un mal de crâne abominable. Je m’inquiète beaucoup du sort de mon frère. Et malgré tout ça, je meurs de faim !

— Nous le trouverons s'il est dans les environs, le rassura Nihyr. Certains de mes amis patrouillent dans la région. Et tout le monde ne fait pas d'aussi mauvaise rencontre que toi. La patronne va venir nous apporter notre dîner, tu te sentiras mieux après un bon repas.

Sur ces mots, la femme arriva effectivement, un grand plateau dans les bras. Elle disposa les assiettes, les verres et les couverts en quelques gestes experts, posa une belle petite marmite au centre de la table et, après en avoir soulevé le couvercle, elle remplit les assiettes avec le contenu de la marmite : un breuvage à l'aspect douteux, violet foncé.

— Merci, dit Nihyr, ravi.

— Merci m'dame, remercia Gabriel avec un sourire forcé.

— Je vous apporterai le reste un peu plus tard.

Elle s'éclipsa avec un sourire. Nihyr saisit un pot sur la table, qu'il ouvrit. Il plongea sa cuillère à l'intérieur et en ressorti une grosse quantité de crème qu'il plongea dans son assiette.

— C'est toujours meilleur avec un peu de crème, dit-il avec un grand sourire gourmand. Allez, mange, ça va te faire du bien.

Gabriel se servit copieusement en crème lui aussi et se risqua à goûter le breuvage. Son assiette ne tarda pas à être vide. Malgré son apparence étrange, la soupe était délicieuse. Bien meilleure que toutes celles auxquelles Gabriel avait jamais eu l'occasion de goûter.

— C'est tellement bon que j'ai presque peur de demander ce qu'il y a dedans, se risqua t-il.

— Des légumes mon cher ! Des légumes et un petit supplément ! répondit la patronne qui passait justement derrière lui.

Gabriel la regarda s'éloigner vers une table où mangeaient deux hommes qui riaient bruyamment. Tout en se resservant, il jeta pour la première fois un vrai coup d'œil autour de lui.

Dans la salle se trouvait une vingtaine de personnes, attablées en train de manger et boire, de causer et de rire. Gabriel fut étonné de voir que deux d'entre-elles, deux hommes chauves et maigres, portaient des robes bleu nuit. En les examinant un peu plus attentivement, il remarqua également leurs yeux : ils étaient entièrement blancs, brillants d'une lumière électrique ténue. Des craquelures, comme des rides aux coins de leurs yeux, brillaient du même éclat. Gabriel jeta aussitôt un coup d'œil à la table d'à côté, où cinq hommes, tous grands et roux, bavardaient. Ils portaient tous les cinq le même habit, hormis l'un d'eux qui portait des vêtements plus riches, et à y regarder de plus près, de petites flammes dansaient par intermittence sur leur peau et dans leurs cheveux. À une autre table, trois personnes qui semblaient au premier abord tout à fait normales, mangeaient tout en flottant au-dessus du sol, comme s'ils étaient assis sur des chaises invisibles.

— Qui sont tous ces gens ? demanda Gabriel.

— Oh, et bien, il y a là quelques Foudroyants, répondit Nihyr en désignant furtivement les hommes aux yeux blancs. À côté de nous, ce sont des lanceurs de feu. Et quelques autres. Je parie que tu n'as jamais vu personne comme eux auparavant. Je me trompe ?

Gabriel fit non de la tête, l’air perdu. Nihyr sourit et continua de vider tranquillement son assiette. Lorsque le garçon termina la sienne pour la deuxième fois, la patronne refit surface avec un nouveau plateau. Elle déposa un plat fumant sur la table, débordant de viande, de légumes, de pâtes, tout cela trempant dans une sauce brune et épaisse au parfum enivrant et débarrassa la marmite vide.

— Dina ! Tu veux bien apporter du sel à la quatre s'il te plaît ? cria-t-elle en repartant.

Une voix jeune répondit que oui, dans la pièce voisine, sans doute la cuisine. Presque aussitôt, une jolie brune de seize ou dix-sept ans apparut, se dirigea vers la table de Gabriel et y déposa un pot en verre rempli de gros sel en jetant un regard appuyé au garçon qui la dévisagea à son tour. Elle disparut dans les cuisines, les joues rosissantes.

La nourriture était succulente. Nihyr demanda à Gabriel de lui raconter tout ce dont il se souvenait et le garçon lui raconta à peu près tout, avec un moment de gêne en évoquant les femmes étranges, dans le bassin de pierre.

— Ce sont des filarelles, indiqua Nihyr. Cette histoire ferait des jaloux, parmi les simplets. Moi je te dis que tu as de la chance d’être encore en vie.

— Pourquoi donc ? s’étrangla Gabriel.

— Ces femmes sont à moitié esprit, elle peuvent se fondre dans l’eau. Devenir de l’eau, en quelque sorte. Elles vivent très longtemps, mais on néanmoins besoin de se reproduire. Pour ça, elle capturent des mâles et… Ais-je besoin de préciser la suite ?

— Elles les tuent ensuite ?

— Non. Elles ne sont pas cruelles, seulement… La plupart des hommes que l’on retrouve recrachés au bord des rivières sont morts d’épuisement. Le pouvoir hypnotique des filarelles est si puissant que leurs victimes ne peuvent plus s’arrêter de leur obéir, quitte à en mourir. Quant à elles, je ne suis pas certain qu’elles se rendent compte de ce qu’elles font.

Gabriel frissonna. La mort le frôlait toutes les deux heures, dans ce pays. Il termina son repas et comme Nihyr le lui avait dit, Gabriel se sentit bien mieux après avoir mangé à sa faim, mais également fatigué.

— Je crois que je vais aller me coucher, annonça-t-il. J'ai l'impression que je vais tomber raide sur la table sinon.

Nihyr approuva d'un signe de tête. Il sortit les lames dont il s’était servi pour ouvrir le ventre du dragon, un chiffon propre et une petite fiole d’huile avant de commencer à nettoyer et huiler ses armes.

— Vas-y, je vais bientôt monter me coucher moi aussi. Bonne nuit.

— Merci. Pour tout.

Nihyr fit un geste pour signifier que ce n’était rien. Gabriel se rendit dans la chambre où l’avait menée plus tôt la dame de l’auberge, non sans difficulté car ses jambes le faisaient souffrir atrocement, se déshabilla et se glissa sous les draps. Il eut une pensée inquiète pour Thomas et se contraignit à fermer les yeux.

Il s'endormit aussitôt.

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