5

29 minutes de lecture

Gabriel fut réveillé plusieurs fois durant la nuit par des coups de tonnerre surpuissants. Il se rendormit à chaque fois dans la seconde, et n'en garda qu'un vague souvenir au matin. Le temps s'était grandement amélioré. Il se leva, s'habilla. À sa droite, un lourd rideau noir coupait la pièce en deux, séparant l'espace entre les deux lits. Il risqua un coup d'œil de l'autre côté et trouva un lit vide. Il descendit alors dans la grande salle.

À la même table que la veille se trouvait Nihyr, occupé à prendre son petit-déjeuner. Un des lanceurs de feu se trouvait assis avec lui, celui qui portait un uniforme différent. Un officier sans doute.

— Tu l'as trouvé où ? demandait le rouquin.

— D'après ce qu'il m'a dit, il s'est retrouvé dans le bois, près des sources, sans savoir pourquoi.

— Vous parlez de moi ? intervint Gabriel.

Nihyr lui adressa un sourire aimable et l'invita à s'asseoir.

— Oui, nous parlions de toi, confirma Nihyr. Je te présente Wort. Il est le commandant des lanceurs de feu du pays.

Wort se leva et s'inclina, faisant flamber sa chevelure au passage, qu’il éteignit, l’air vaguement agacé par la phénomène. Gabriel se contenta de répondre d’un geste de la main.

— Wort pense, comme moi : tu n'es pas d'ici.

— Ça je pense l'avoir compris au moment où je me suis fait attaquer sauvagement par un monstre. Ou quand j’ai vu un vrai dragon. Ou quand j'ai remarqué toutes ces personnes bizarres hier soir. Sans vouloir vous offenser, Wort.

— Y'a pas de mal petit, balaya Wort d’un revers de main. J'imagine que si par chez toi il n'y a pas de gens comme nous, c'est normal que tu nous trouves bizarres.

— Je n’ai jamais vu personne qui vous ressemble, ni à vous, ni aux autres, à vrai dire, précisa Gabriel. Euh...Vous avez une idée d'où je viens ?

— Pas du tout, répondit Nihyr. Tu es un mystère pour nous et, par conséquent, l'endroit d'où tu viens aussi. Mais il y a quelques... Comment dire ? Quelques vieilles légendes, des bruits qui courent depuis des siècles, à propos des autres mondes.

— Quel genre de légende ? s’empressa de demander le garçon, curieux, en prenant place à la table.

— Et bien, celle qui est la plus communément admise est celle de la Division, raconta Nihyr en fouillant sa mémoire. Il y à très longtemps, le monde fut ravagé par une guerre terrible, opposant des créatures toutes plus puissantes les unes que les autres. Alors le monde se serait divisé pour se sauver lui-même.

— On n'a aucune certitude, reprit Wort. Mais plusieurs éléments semblent confirmer cette histoire dans les grandes lignes. Ne nous demande pas lesquels ; Nihyr et moi on n'est pas des spécialistes de la question. Le mieux serait d'aller voir au palais.

Gabriel ne savait pas de quel palais il parlait, ni dans quel genre de monde il avait atterri, même s'il en avait déjà eu un bref aperçu.

— Et pour mon frère ?

Nihyr et Wort échangèrent un regard.

— On ne peut pas être sûr qu'il soit arrivé dans le même monde que toi, mais nous le pensons, affirma Nihyr. Vous êtes parti du même endroit au même moment, d’après ce que tu m’as raconté. En revanche, savoir où il s'est retrouvé, c'est une autre histoire. Espérons qu'il a eu plus de chance que toi.

— Bon, je vous laisse, dit Wort en se levant. Mes gars et moi on doit rejoindre la capitale d'ici deux semaines.

— Bon voyage ! lui souhaita Nihyr. Et faites attention en arrivant au pont ; j'ai l'impression qu'il est plus surveillé que d'habitude.

— Entendu, merci Nihyr. À plus tard petit. Je garderai l’œil ouvert pour ton frère.

Wort s'en alla, laissant derrière lui une légère odeur de cendres chaudes.

— Sympa ce gars, commenta Gabriel en suivant le rouquin du regard.

— Oui, très. Mais fait attention tout de même avec ces gens là ; ils ont un tempérament brûlant et sont redoutables.

Gabriel n'osa même pas penser à ce dont un lanceur de feu pouvait être capable. Il se servit à manger sur le plateau qui se trouvait encore là.

— Qu'est ce que je vais devenir maintenant ? Vous allez repartir où vous deviez aller, j'imagine ?

Nihyr considéra Gabriel avec une pointe d'étonnement.

— Bien sûr que non. Je compte m'occuper de toi, répondit-il comme si c'était parfaitement naturel. Comme tu as pu le constater, je ne suis pas n'importe qui.

Nihyr disait cela sans aucune prétention, il semblait seulement poser là une évidence. Un tas de choses échappaient encore à Gabriel.

— Je compte t'emmener vers le sud, au mont Eratar, poursuivit Nihyr. C'est là que les miens se réunissent.

— Vous êtes nombreux ?

— Hélas, non. Nous ne sommes que sept, si l'on compte nos deux jeunes élèves.

— Et vous êtes qui exactement ?

— Les gens nous appellent Chasseurs de dragons, mais c’est assez inexact. Notre véritable nom, c’est l’Ordre Hovack. Nous sommes des sifis.

Savoir que Nihyr était un sifis ou un Hovack n'aidait pas beaucoup Gabriel, qui comprenait bien plus le terme de Chasseur de dragons. Cependant il savait aussi que pour qu'un homme soit capable d'affronter des bêtes aussi énormes et puissantes, il devait posséder des capacités bien supérieures à la moyenne.

— Si je vois juste, tu as toi-même le potentiel pour être un Hovack, asséna alors Nihyr, parfaitement calme.

— Pardon ? s’étonna Gabriel.

— Tu es à coup sur un sifis en tout cas. La manière dont tu as résisté à l'attaque hier, la vitesse à laquelle tu as récupéré ; ça ne fait aucun doute ! Ça, en plus de ton physique et le fait que tu utilises naturellement le langage de l’esprit.

Gabriel accueillit cette nouvelle avec philosophie. Il ne savait absolument pas ce que cela pouvait bien impliquer de toute façon. Une question le taraudait néanmoins.

— Pardon, mais que voulez-vous dire exactement par “langage de l’esprit” ?

— Tu ne t’en est pas encore rendu compte ? s’étonna Nihyr. Nous communiquons depuis notre rencontre en l’utilisant. C’est une façon de s’exprimer qui permet de comprendre et d’être compris par tous, dans n’importe quelle langue.

Gabriel en resta bouche bée.

— Vous voulez dire que là, maintenant, on ne parle pas la même langue ? insista Gabriel.

— C’est exactement ça, oui, confirma Nihyr. Tu devras apprendre à le contrôler. Si la plupart des gens sont incapable de se rendre compte qu’on l’utilise, d’autres sont des experts en la matière et pourraient s’en offusquer.

Gabriel aurait bien voulu demander pourquoi, seulement il devait déjà digérer un trop grand nombre d’informations et s’abstint de poser plus de questions. Il se contenta de hocher positivement la tête, comme s’il comprenait de quoi il retournait.

— Je vais t'emmener voir les autres, et ensuite nous aviserons, poursuivit Nihyr d’un ton neutre. Et nous trouverons peut-être ton frère en chemin, qui sait ? En tout cas, ce n'est pas en restant ici les bras croisés que nous tomberons dessus. J'ai déjà mis Wort et quelques autres au courant, bientôt tout le pays sera à sa recherche, je peux te l'assurer.

— Merci, Nihyr, je vous suis redevable.

— Ne t’en fais pas. C’est mon rôle, en quelque sorte, de te venir en aide. Tu acceptes de me suivre ?

Gabriel acquiesça en engloutissant sa troisième petite brioche. Il s'inquiétait toujours pour Thomas, mais il sentait au fond de lui qu'il allait bien. Il n'aurait su dire comment, ni pourquoi, mais il en était certain.

— Nous partirons ce soir, alors, indiqua Nihyr. Le temps restera au beau pendant trois jours au moins avant la prochaine tempête. J'espère que d'ici là, nous aurons franchi le gué de Blain.

— C'est loin ?

— Assez oui.

Nihyr sortit la carte qu'il regardait la veille d'une de ses poches et la déroula sur la table.

— Tu vois ? Nous nous sommes rencontrés ici, et le village est là.

Il montra deux points sur la carte, séparés de deux bons centimètres. Il leur avait fallu tout un après-midi de marche très rapide pour couvrir la distance.

— Le gué de Blain est marqué ici.

L'écart qu'il montrait était environ trois fois plus grand.

— Je ne pense pas que ce soit très difficile d'y arriver, mais nous voyagerons de nuit, ça nous ralentira.

— Pourquoi de nuit ? mâchonna Gabriel.

— Parce que de jour, nous risquons de tomber sur le genre de bête dont tu as fait la rencontre hier.

Gabriel déglutit avec difficulté. Il n'avait aucune envie de revoir de sitôt un de ces affreux monstres à écailles, pas plus qu’un dragon.

— Reste ici, je dois sortir pour trouver quelques provisions et te trouver un peu d'équipement.

Gabriel hocha la tête tout en engloutissant sa cinquième brioche. Après le petit déjeuner, il remonta dans la chambre. Dans le couloir, il croisa un des hommes qui mangeaient en lévitant la veille. Il se déplaçait sans bouger le moindre muscle, en flottant doucement au-dessus du sol. Il adressa un sourire aimable à Gabriel, avant de disparaître à travers une porte en produisant de petits crépitements. Gabriel entra dans sa chambre et y trouva Dina, la fille de l'aubergiste, en train de refaire les lits. Elle n'avait rien hérité de sa mère, à part peut-être le sourire chaleureux qu'elle lui adressa.

— Je termine et je vous laisse, j'en ai pour une minute.

Gabriel fit une grimace.

— Quelque chose ne va pas ? s'inquiéta-t-elle en voyant sa réaction. Je peux vous...

— Non, non, ça va, c'est juste que j'ai l'impression d'être un grand-père quand on me vouvoie.

Elle rit, se remettant au travail.

— On peut se tutoyer si tu veux. Comment tu t'appelles ?

— Gabriel.

— Dina, enchantée.

Elle fit disparaître un dernier pli de la couverture et se dirigea vers la sortie.

— J'imagine que vous ne resterez pas très longtemps ? demanda-t-elle sur le seuil.

— Nous partons ce soir, confirma le garçon.

— Les gens de l’Ordre passent toujours comme des courants d'air, soupira-t-elle. Jamais je n'en ai vu un rester plus d'une nuit. Et c'est déjà exceptionnel.

— J'ai l'impression qu'ils ont beaucoup à faire.

— Ça c'est sûr ! Sans eux, tout le pays serait sans doute en ruine. Il travaillent depuis tellement longtemps à notre sécurité qu'on l'oublie parfois, fit-elle. J'ai terminé, à plus tard !

— Oui, à plus.

Dina referma la porte et ses pas s'éteignirent dans le couloir. À peine quelques secondes plus tard, Gabriel entendit des pas aussi légers mais plus rapides, revenir et stopper devant la porte. Trois coups furent frappés.

— Oui ?

Dina entra, l'air ravi.

— Ma mère me demande de te faire prendre l'air. Il paraît que tu en as vu un de près hier ? demanda la fille, impressionnée et curieuse.

— Malheureusement, oui, répondit Gabriel en accompagnant sa réponse d'une grimace douloureuse.

— Allez viens ! dit elle en lui prenant le bras, c'est pas souvent que j'ai le droit de sortir avant d'avoir terminé toutes mes corvées. Tu vas me raconter tout ça !

Gabriel la suivit au dehors bien malgré lui. Finalement, la fille avait hérité d'au moins une deuxième chose de sa mère. Il fut surpris de voir ce que la nuit lui avait caché jusque là. Tous les bâtiments, à quelques rares exceptions, étaient faits de pierres d'un blanc éclatant. Le ciel restait presque invisible, caché par d'épais feuillages. Des arbres gigantesques étendaient leurs branches immenses au-dessus des maisons, filtrant la lumière du soleil, la rendant douce, changeante et dorée. Dans les rues déambulaient tout un tas de personnes. Certaines entraient dans la catégorie “bizarres”. Ces personnes-là, Gabriel essayait d'en recenser les différents types. Le plus grand nombre des habitants étaient des gens tout à fait normaux cependant. Ou du moins le paraissaient-ils. Un lanceur de feu venait de se faire jeter d'un magasin, s'excusant pour un petit incident, sûrement en rapport avec l'épaisse fumée qui se dégageait de l'intérieur.

Tout en suivant Dina, Gabriel observait autour de lui et il ne s'aperçut qu'au dernier moment qu'ils venaient d'arriver tout près d'un immense arbre, dont le tronc s'élevait droit vers le ciel, aussi large qu'une vingtaine de ses voisins de taille plus raisonnable. La branche la plus basse se trouvait au moins à trente mètres du sol et sa cime restait invisible.

— C'est un demos, expliqua Dina en surprenant l’expression stupéfaite de son compagnon. Un petit. C'est ça qui donne les fameuses pommes d'or. Tu vois ? Il y en a là-haut.

Gabriel aperçut, très haut, quelques petites sphères d'un jaune doré.

— Le plus grand demos se trouve de l'autre côté du fleuve Morion, à des jours et des jours de marche ! Je ne l'ai jamais vu, se désola l’adolescente. Il paraît qu'il dépasse les nuages.

— Celui-là est pourtant déjà plus gros et plus grand que n'importe quel arbre que j'ai jamais vu ! s'exclama Gabriel, médusé.

— Il n'y en a pas des comme ça dans ton monde ?

— Rassure-moi : toute la ville n'est pas déjà au courant que je suis un monstre d'un autre monde ?

— Non, seulement ma mère et moi, répondit Dina en riant. Nihyr nous en a parlé ce matin, histoire qu’on ne fasse pas de bourde. Et… Tu ne ressemble pas à un monstre.

— Euh, merci. Il y aussi Wort qui est au courant et sans doute toute son escouade.

— Tu sais, moi non plus, je ne suis pas d’ici. Je viens d’un autre pays. Toi, tu viens seulement d’un peu plus loin.

La réaction de Dina l’étonna et permit à Gabriel de relativiser sa propre situation. Oui, il venait vraisemblablement d’une autre planète. Chez lui, il n’y avait pas de dragons, ni de sifis ou de lanceur de feu. Mais après tout, il n’était guère différent des gens d’ici. D’après Nihyr, il partageait même avec eux certains traits particuliers.

Dina lui fit faire tout le tour du village, lui montra ses endroits préférés et lui présenta quelques amis. Le temps passa vite, un peu trop, et ils se dirigèrent vers l'auberge lorsque l'heure du déjeuner fut proche. À regret, l’adolescente abandonna Gabriel dans le hall, lui disant qu'elle devait vite terminer ses corvées avant le coup de feu. Le garçon se rendit donc dans la chambre où il trouva Nihyr, occupé à vérifier le contenu des nombreuses poches de son manteau et des sacoches de sa ceinture.

— J'ai laissé quelque chose pour toi, indiqua-t-il.

Posée sur la couverture de son lit, Gabriel trouva une ceinture de cuir noir munie d'une fine boucle en métal argenté. À côté se trouvait un pantalon semblable à celui de Nihyr : noir, ample et resserré à la taille, fait d’une toile épaisse. Sur le pantalon, une bourse de cuir déjà remplie de petites pièces d'argent et d'or. Un épais manteau noir, également semblable à celui de Nihyr, se trouvait là aussi.

— Ils ne valent pas les vêtements que je porte, mais ce sera suffisant pour l'instant. Regarde aussi contre le mur, derrière toi.

Le long du mur reposait un long sabre dans son fourreau.

— Merci Nihyr, mais je ne sais pas me servir de ça.

— Je m'en doute. Je me suis dit que ça ne te coûterait rien d'en avoir un avant d'apprendre à t'en servir.

Gabriel adressa un large sourire et un grand merci à Nihyr, puis tira le rideau et enfila ses nouveaux vêtements. Dans un petit sac en toile, il y avait aussi plusieurs maillots de corps, des chaussettes et des sous-vêtements, ainsi qu’une solide paire de bottes au pieds du lit. Tout ça devait coûter cher.

— Comment fonctionne la monnaie ? demanda-t-il tout en se changeant.

— Les pièces d'or valent douze pièces d'argent, que l’on appelle Torùns, expliqua Nihyr. Tu n'as pas trop à t'en faire pour ça, nous ne manquons jamais de rien, nous autres sifis. Je ne sais pas trop comment ça se passe chez toi, alors...

— Il vaut mieux que tu l'ignores ; c’est d’un compliqué !

Un sourire fugace vint éclairer le visage de Nihyr.

— Pour te donner une idée, une chemise comme celle que tu porte vaut deux pièces d'argent. C'est une des choses les moins chères. En revanche, chacun des vêtements que je porte vaut plus de deux-cents pièces d'or, ou donc un peu plus de deux mille quatre-cents Torùns.

— Si cher ? faillit s’étouffer Gabriel.

— Crois moi, ils les valent largement.

— Combien vous avez d’armes sur vous ? demanda Gabriel en surgissant de derrière le rideau, entièrement habillé.

Nihyr saisit la poignée d’une lame qui dépassait du haut de son manteau. Il la dégaina et présenta son magnifique sabre, plus long que celui de Gabriel. Nihyr lui montra ensuite un fourreau, renfermant un long poignard, accroché le long d'une de ses bottes, sous son pantalon.

— J'en ai quatre comme celui-là, indiqua-t-il.

Dans son dos, il portait également deux épées courtes, accrochées à sa ceinture, placées pour ne pas gêner et pour pouvoir être saisies facilement. Il en avait encore sur les bras. En tout, il portait une douzaine d'armes, toutes habilement dissimulées.

— Ce n’est pas tant pour les cacher que pour éviter qu’elles cliquètent à chaque mouvement, précisa Nihyr. Nous sommes censés être des chasseurs, après-tout.

Lorsque Gabriel fut entièrement habillé et qu’il eut enfilé ses bottes, ils descendirent manger. Wort et ses hommes, une dizaine au total, dévalisaient les réserves de l'auberge en vue de leur voyage. Ils adressèrent un salut à la patronne et à sa fille, s'inclinèrent devant Nihyr et Gabriel, leurs chevelures s'enflammant de nouveau, et sortirent dans un joyeux brouhaha.

— Dans combien de temps ils arriveront à la capitale ? questionna Gabriel, un peu fasciné par ses hommes.

— Dans une douzaine de jours je pense, indiqua Nihyr.

— Et s'il font une mauvaise rencontre ?

Le sifis éclata de rire :

— Ce sont des lanceurs de feu ! Ce sont eux la mauvaise rencontre ! Même pour un dragon. Et encore plus avec Wort en tête du groupe. C’est un Blancfeu.

— Qu’est-ce que ça veux dire ?

— Qu’il maîtrise si bien son pouvoir qu’il est capable de produire des flammes si brûlantes qu’elles ont la même couleur que le soleil. Il peut faire fondre des écailles de dragon, et ce n’est pas rien, crois moi !

Tout en causant, ils s’étaient assis à leur table habituelle et Gabriel s'attaqua à son déjeuner avec appétit dès qu’il fut servi. Le repas était aussi succulent que les précédents.

— Manges-tu toujours avec autant d'entrain ? s’amusa Nihyr.

— J'ai bonne réputation pour ça, oui, affirma Gabriel avec un grand sourire entre deux bouchées. Mais j'avoue que la nourriture est tellement bonne ici que je fais un peu de zèle.

— Quand tu auras terminé, il faudra que tu viennes avec moi en ville. Je dois encore t'acheter une outre et un sac pour le voyage.

Gabriel acquiesça, sentant soudain son argent le démanger à sa ceinture. Une étrange sensation vint à ce moment lui parcourir l'échine, ce qui le fit avaler de travers.

— Tu as senti aussi, à ce que je vois, lui dit Nihyr en fronçant les sourcils.

— Oui ! C'était quoi ? demanda Gabriel, les yeux écarquillés et la main massant sa gorge douloureuse.

— J'ai senti la même chose un peu avant de te trouver. Je crois que ça signale une arrivée dans notre monde. Je n'en suis pas certain, ce n'est que la deuxième fois.

— C'est pas du tout agréable en tout cas.

— C'est aussi moins fort que la fois précédente, analysa Nihyr.

— Oh ! Vous pensez que ça pourrait être mon frère ?

— Oui, ça pourrait, admit-il. Mais il est impossible de le savoir. D’après ce que j’ai ressenti, c’était très loin.

— Vous pouvez ressentir ça ?

— Tu le pourras, toi aussi, avec du temps et de la pratique.

Gabriel ne mangea plus rien après cette décharge bizarre. Il se sentit mal pendant une heure entière, comme au lendemain d’une soirée trop arrosée. Nihyr aussi fut dérangé, mais dans de moindres proportions, ou peut-être était-il simplement plus tolérant ou endurant. Ils sortirent ensuite dans le bourg et Gabriel utilisa son argent pour s'acheter une outre, que Nihyr fit remplir d'un liquide ambré chez un artisan.

— Du jus de pomme d'or, expliqua t-il. On en fait aussi une très bonne liqueur.

Il lui fit ensuite acheter un sac en cuir très fin que l'on pouvait plier et replier jusqu'à obtenir une petite boule de la taille d'une petite balle.

— J'en ai un également, quelque part dans mes poches, dit Nihyr. C’est très pratique et plus solide qu’il n’y paraît.

— Nihyr, j'ai une question.

— Et bien pose là.

— Pourquoi les dragons ne s'attaquent-ils pas à cette ville ?

— On ignore pourquoi exactement. Les motivations du Clan ne sont pas claires. Les dragons et les har-lin ne s'approchent pas facilement des arbres car c’est dangereux pour eux. De minuscules créatures vivent dans l’écorce des démos, par millions. Lorsqu’un dragon s’approche, elles jaillissent en essaim, fondent sur lui et se glisse sous les écailles avant de le dévorer de l’intérieur.

Gabriel émit une exclamation dégoûtée.

— Toutes les villes qui restent dans le pays sont comme ce village : entourées et surplombées par des arbres, continua Nihyr. À part Azulimar, mais c’est un cas particulier.

— C’est la capitale ? questionna Gabriel, se rappelant vaguement d’avoir vu ce mot sur la carte.

— C'est ça. Jadis, la capitale d’Ernùn se trouvait au nord d'ici. Elle s'appelait Terdrasill, ce qui signifie : ville du grand roi. Mais elle fut détruite en premier lorsque le Clan est apparu. Alors la famille royale s'est exilée vers l'est et a renforcé ses positions dans la seconde plus grande ville du pays : Azulimar.

— Et pourquoi vous ne plantez pas des arbres partout ?

— Figure-toi que c’est précisément ce que nous faisons. Le Clan détruit systématiquement tout ce qu’il peut. Il faut du temps pour que des colonies de ces minuscules créatures peuplent de nouveaux endroits. Et le Clan ne laisse pas facilement avancer la forêt.

Tout en parlant, Nihyr invita Gabriel à le suivre d’un geste et poursuivit ses explications.

— Cela fait partie de notre rôle : empêcher le Clan de brûler toutes les forêts et la faire avancer, petit à petit, pour gagner du terrain. Ou au moins ne pas en perdre. Ce n’est que l’une de nos nombreuses tâches.

De retour à l'auberge, Nihyr fit remplir leurs sacs de viande séchée et quelques autres provisions dont certaines que Gabriel ne parvint pas à identifier. Ils prirent un dernier dîner avant de partir, dirent au revoir à l'aubergiste et à Dina, avant de se diriger vers les collines, au sud, alors qu'il faisait déjà nuit. Lorsqu'ils sortirent des bois, Gabriel fut étonné d'y voir aussi clairement. Il leva la tête vers le ciel et demeura immobile, subjugué par la beauté des cieux. Loin des nuits ternes qu'il avait toujours connu en ville, le spectacle qui s'offrait à lui l'époustoufla. Pas de lune dans le ciel, mais des myriades d'étoiles, toutes plus grosses et plus lumineuses que la plus grosse et la plus lumineuse des étoiles qu'il ai jamais vu, surpassant même le beau ciel étoilé observé quelques jours auparavant avec sa famille et leurs amis. Si la plupart brillaient d'un feu blanc, certaines scintillaient d'éclats bleus, mauves, rose, violets ou jaunes. Nihyr s'aperçut de l'immobilité de Gabriel et le rappela à la réalité, le pressant de le suivre. Ils marchèrent plusieurs heures à un rythme très soutenu. Quand Nihyr décida de marquer une pause, Gabriel s'écroula sur place et se mit à masser ses pieds douloureux. Jamais il n'avait marché aussi vite et aussi longtemps. Ses bottes neuves lui infligeaient déjà de belles ampoules. Ils ne s'arrêtèrent que quelques minutes, le temps de boire et de grignoter un morceau. Nihyr semblait se sentir parfaitement bien.

— N'es-tu jamais fatigué ? s’étonna le garçon.

— Pas pour si peu, non, répondit Nihyr d'un ton nonchalant. Aller debout ! Nous y allons.

Lorsqu'ils reprirent leur route, Gabriel fut surpris de ne presque plus avoir mal. Ce ne fut qu'à l'aube qu'il sentit de nouveau une douleur lancinante, dans les pieds et dans les jambes. Ils se reposèrent toute la journée sous le couvert d’un bosquet et repartirent à la nuit tombante. Les deux nuits de marche qui suivirent furent tout aussi calmes, ponctuées seulement par l'écho lointain de troupeaux d'animaux en déplacement. À la fin de la troisième nuit de marche, Nihyr fut heureux de constater que le gué de Blain ne se trouvait plus très loin. Ils marchèrent un peu plus longtemps, laissant le jour se lever complètement, avant de s'arrêter au bord d'une rivière.

Nihyr s'étendit à l'ombre d'un saule tandis que Gabriel s'installait sur la berge pour laisser tremper ses pieds dans l'eau fraîche. Le fond sablonneux apparaissait nettement sous presque deux mètres d'eau. Entendant un plouf sonore, Nihyr jeta un œil vers la rivière, dans laquelle Gabriel venait de sauter après avoir ôté ses vêtements.

— Sois prudent, le prévint-il en refermant les yeux, les sangsues et les serpents ne sont pas rares par ici.

Le jeune homme resta néanmoins un bon moment dans l'eau, estimant que le ton de son guide n’appelait pas à une retraite immédiate, avant d’en sortir quelques minutes plus tard et s'allongea au soleil sans avoir rencontré ni serpent ni sangsue. Il se rhabilla dès que sa peau fut sèche et s'installa à l'ombre pour dormir un peu.

À la nuit tombée, Nihyr le réveilla et il repartirent en longeant la rivière vers le sud. Ils parvinrent à un endroit où elle se séparait en deux, coupée par un large banc de sable. Ils traversèrent le premier bras, l'eau leur arrivant aux genoux, puis poursuivirent sur le banc de sable, toujours vers le sud, jusqu'à atteindre le deuxième bras, un peu plus loin. L'eau leur arrivait à la taille et le courant, plus puissant, tentait de les emporter. Arrivés sur l'autre rive, ils continuèrent jusqu'au lever du jour.

— À partir d'ici, nous pouvons voyager de jour. Nous devrions arriver demain soir au mont Eratar. C'est là que seront les autres.

— Pourquoi avoir cherché le gué ? On aurait pu traverser bien avant.

— C'est un bon repère ; le gué se trouve pile au nord de l'Eratar, expliqua Nihyr. Faisons une petite pause avant de continuer, lança-t-il en s'installant contre un rocher.

Ils grignotèrent un morceau, dormirent une petite heure, puis cheminèrent jusqu'au soir à un bon rythme. Le lendemain, ils reprirent leur voyage de jour, d'un pas plus rapide encore et dès l’aube. Loin sur sa droite, Gabriel voyait une ligne sombre.

— C'est la Ceinture, finit par dire Nihyr qui l'observait. C’est une longue bande forestière qui va du massif Dolmed, là où se trouve le mont Eratar, jusqu'à la forêt des sources. C’est là où tu es apparu, bien que nous soyons déjà plus au sud que là où je t’ai trouvé.

Gabriel reporta son attention vers le sud, droit devant lui et aperçut une cime enneigée, encore très éloignée.

— C'est l'Eratar ? s’ensuit-il.

Nihyr acquiesça en silence. Puis accéléra encore le pas.

Tout au long de la journée, la cime enneigée de l'Eratar ne fit que se rapprocher, jusqu'à devenir une masse énorme perdue dans une brume de chaleur. Vers le milieu de l'après-midi, le terrain commença à s'élever de plus en plus et après avoir dépassé plusieurs collines et vallons, Gabriel et Nihyr commencèrent à grimper de plus en plus haut le long de montagnes moyennes, sinuant entre coteaux et vallées, jusqu’à suivre une crète où un chemin étroit se dirigeant droit vers la haute silhouette de l'Eratar.

Gabriel n'en pouvait plus. Éreinté par plusieurs jours et nuits d'une marche rapide, achevé par ces crapahutages incessants, il demanda à marquer une pause avant de s’attaquer à une pente particulièrement raide, ce que Nihyr lui accorda et, après s'être installé sur un coin de terre plat sous un haut pin, il s'endormit en une minute à peine, enroulé dans son manteau, sur un lit d’aiguilles sèches qui dégageait une odeur apaisante.

Il fut réveillé plus tard par le son d'une discussion. Ouvrant les yeux, il aperçut trois personnes un peu plus loin, discutant sous les étoiles à voix basse. L'une d'entre-elles était Nihyr. Une autre, plus grande et plus large, parlait d'une voix grave et profonde. La dernière personne semblait plus fine, mince et élancée, avec de longs cheveux et une voix jeune et claire. Une voix indubitablement féminine.

La plus haute silhouette disparut soudain d'un bond qui la propulsa loin au-dessus. Gabriel se leva pour aller à la rencontre des deux autres qui, l’entendant remuer, se retournèrent pour lui faire face.

— Gabriel, je te présente Ellohira Nahir, l'une de nos deux élèves. Je lui ai déjà parlé de toi, annonça Nihyr.

Même si la pénombre l’empêchait de distinguer clairement les traits de la jeune femme, Gabriel remarqua sans mal qu’elle était remarquablement belle.

— Salut ! fit-elle joyeusement en inclinant légèrement la tête, les mains jointes.

Gabriel aurait juré avoir vu des étoiles dans les yeux de la nouvelle venue. Troublé, il répondit de la même manière, à contretemps, tentant de paraître le plus naturel possible. Nihyr se lançait déjà sur le chemin qui continuait de serpenter à flanc de montagne, les invitant à le suivre. Les deux jeunes gens lui emboîtèrent le pas, coupant court à un moment potentiellement gênant. Ils marchèrent en silence durant de longues minutes sous les étoiles. Après deux virages en lacet, le chemin s'arrêtait net au pied d'une paroi rocheuse.

— Nous voilà enfin arrivés, s’exclama Nihyr, s'approchant à grand pas du mur naturel comme s'il s'attendait à ce qu'il s'ouvre, tel une porte automatique de supermarché.

— Arrivés ? C'est un cul de sac ! s'étonna Gabriel.

Nihyr tendit le bras devant lui et sa main s'enfonça dans la roche comme dans de l'eau tandis qu’il continuait d’avancer. Des ondulations parcoururent la pierre autour de son bras, exactement comme lorsque l'on jette un caillou au milieu d'une marre. Nihyr passa entièrement au travers, laissant derrière lui une ouverture qui s'élargit, devenant plus grande de seconde en seconde. Finalement, elle atteignit une hauteur de plus de deux mètres et une largeur permettant le passage de trois personnes de front, et sa forme était celle, classique, d’une grande arche qu’Ellohira franchit sans une once d’hésitation. Gabriel entra à son tour.

— Suis-nous, mon garçon, ordonna Nihyr. Et en silence, c’est important. Compris ? demanda-t-il, l’air très sérieux.

Gabriel opina du chef. À l'intérieur, un vaste tunnel s'enfonçait dans le cœur de l'Eratar. Des rochers recouverts de mousse luminescente permettaient de voir où l'on mettait les pieds. Des ouvertures énormes et sombres s’ouvraient parfois dans les parois. Gabriel se préparait à demander si ces trous béants menaient quelque part lorsqu'il se souvint de l'ordre de Nihyr. En silence, avait-il dit, d'un ton sans réplique. Alors il se tut. Après plusieurs centaines de mètres, le tunnel de pierre brute devint un couloir plus travaillé, taillé et pavé. Une large volée de marches menait devant un pan de mur ocre gravé d'un magnifique dragon stylisé et de divers symboles. Nihyr s'approcha, passa sa main sur la pierre qui frémit à ce contact. La pierre s'enfonça dans le sol jusqu'à en devenir partie intégrante, révélant derrière elle une vaste salle. L’entrée de Nihyr, Gabriel et Ellohira provoqua un brouhaha de bienvenue tandis que la porte se refermait en produisant un grondement sourd.

La salle, de forme rectangulaire, comportait deux foyers, de nombreux portes-lampe, plusieurs portes et une grande estrade de pierre en son centre supportait une longue table de bois, sombre et massive. Dix-neuf fauteuils à haut dossiers l'entouraient, neuf de chaque côté, et un plus grand à une extrémité. Les gens déjà sur place se rapprochèrent des arrivants, saluèrent Nihyr et Ellohira avant de se présenter chacun leur tour à Gabriel. Il reconnut tout de suite l'homme qui vint s’incliner devant lui en premier comme étant la silhouette massive qui discutait avec Nihyr un peu plus tôt.

— Heureux de te rencontrer, dit-il de sa voix profonde. Je suis Urfis.

Véritable colosse, il était plus haut et plus large que n'importe quel autre des sifis. Son menton était bruni par une barbe taillée très courte et aussi noire que ses cheveux. Ses yeux bleus pétillants révélaient aussitôt son caractère enjoué. Vint ensuite une belle femme brune aux cheveux longs, à la mine un peu triste. Elle s'appelait Marli et, sans trop comprendre pourquoi, Gabriel fut pris de pitié. Il lui sembla un instant porter dans un coin de son esprit le deuil d'un être cher et fut persuadé dès cet instant que la vie de Marli devait avoir été bien difficile. Ensuite se présentèrent un homme et une femme. L'homme se nommait Arpe et sa silhouette ressemblait un peu à celle de Nihyr ; grand, élancé, puissant. Ses cheveux coupé courts, d'un noir profond, faisaient ressortir son regard bleu et perçant. La femme était sa compagne, Juanee, qui se révéla également être le chef de cette petite assemblée. Elle était également très belle, bien que d’une beauté froide, brune, les yeux bleus. Ils présentèrent aussi leur fille, Eréline, une jeune et jolie fille de quinze ans qui ressemblait énormément à Ellohira, bien qu'elles n'aient aucun lien de parenté. Tous les sifis présentaient de frappantes ressemblances. Tous grands aux yeux bleus, sauf Ellohira que Gabriel examina furtivement alors qu’elle échangeait deux mots avec Eréline ; ses yeux d’un vert intense et pailletés d’or piquaient sa curiosité. Ils avaient par ailleurs tous des cheveux d'un noir profond, mis à part Nihyr et sa chevelure d'argent. Gabriel songea que ce dernier devait avoir raison ; il était lui aussi l'un des leurs. La ressemblance physique avec toutes ces personnes ajoutait encore plus de crédit aux quelques arguments avancés par le chasseur de dragon. Et puis il y avait autre chose. Depuis son arrivée dans ce pays, étrange par de nombreux aspects, il avait l’impression de recevoir quelque chose de plus. Il ne savait pas si cela provenait de l’air, de la nourriture ou d’autre chose. En tout cas il ressentait cette différence au plus profond de son être, comme un nouveau sens encore balbutiant ou une nouvelle fonction vitale.

— Bien, nous sommes tous là et les présentations sont faites, lança Juanee à la petite assemblée. Nous allons pouvoir échanger nos rapports et nous accorder quelques jours de repos.

Les cinq adultes prirent place autour de la table, Juanee siégeant à l'extrémité, pendant que Gabriel et les deux élèves se voyaient refoulés dans une salle adjacente.

— Ce qu’ils m’agacent à nous mettre de côté comme ça ! pesta Eréline, une fois la porte refermée derrière eux.

— Vois-ça comme du temps libre, tempéra Ellohira, plus âgée, avec philosophie. Les réunions sont souvent ennuyeuses, en plus.

Gabriel observait déjà les alentours, flânant entre des étagères pleines de livres, de rouleaux, de parchemins et de grimoires. Certains volumes étaient si énormes qu'il fallait sans doute des mois entiers de lecture intensive pour en venir à bout. Ellohira disparut dans les rayons et Eréline s'avachit dans un gros fauteuil de cuir, un livre sur les genoux. Le jeune homme se dirigea vers une étagère qui se trouvait à l'écart, au-dessus d’une table de lecture isolée, s'empara d'un volume de cuir vert foncé qu'il emmena avec lui et s'installa devant un bureau. Il entendit Eréline pousser une sorte de ricanement étouffé. N'y prêtant pas attention, il ouvrit le volume.

Tout d'abord, il fut incapable de reconnaître le moindre signe. Déçu, il s’apprêtait à abandonner et refermer l’ouvrage lorsqu'il eut l'impression d'avoir réussi à lire un mot. Il cligna plusieurs fois des yeux pour chasser une impression de flou. Puis il se rendit compte que, malgré le langage complètement étranger, il comprenait le sens des symboles. Il entendit Eréline parler derrière lui, mais n'y prêta aucune attention, perdu qu’il était dans une sorte d’état hypnotique. Il eut soudain l'impression de basculer dans le vide et après une seconde de panique, il se retrouva debout sur un promontoire au milieu d'une large plaine. Au-dessus de lui défilaient à toute vitesse des nuages noirs. À ses côtés se trouvaient des hommes, sans doute de haut rang, d’après leurs tenues. Certains portaient de lourdes armures, d'autres de longues robes bleues ou rouges. Un seul homme portait une armure blanche et or. Tout dans sa personne indiquait qu'il était important. Peut-être était-ce un roi ou un prince. En tout cas, il semblait donner des ordres aux autres, qui buvaient littéralement ses paroles. Gabriel ne comprenait rien, et le temps semblait accéléré. Puis tout devint flou et il se retrouva à flotter dans les airs au-dessus d'une vaste cité. Elle semblait puissante, entourée par des murailles de pierre hautes comme un immeuble de dix étages. Un palais immense se trouvait au centre, entouré de magnifiques jardins. Encore une fois, tout devint flou et Gabriel vit à nouveau la cité, depuis les airs cette fois. Mais les murailles effondrées, les maisons détruites, le palais éventré rendait la ville méconnaissable. Pourtant, Gabriel savait parfaitement où il se trouvait : Terdrasill, capitale antique d'Ernùn, le pays où il se trouvait maintenant. C'était comme si ces informations se déversaient dans son esprit. Et il n’y pouvait rien. Perdu, il voulu sortir de cette vision, de ce rêve conscient que lui imposait le livre. N’y parvenant pas, il commença à paniquer. Soudain il se sentit comme tiré en arrière et s'aperçut qu'il se trouvait toujours assis devant le vieux grimoire. Ellohira venait visiblement de le secouer assez rudement et Eréline le regardait d'un air étonné.

— Quoi ? s'offusqua t-il en les voyant le dévisager, gêné.

— Oh, rien du tout ! Tu viens juste de parvenir à faire quelque chose qui m'a pris quatre années entières ! fit Ellohira en croisant les bras sur la poitrine, visiblement décontenancée.

— Moi je n'y arrive même pas ! ajouta Eréline, une moue déçue sur le visage.

— Je ne l’ai même pas fait exprès, j’ai rien compris ! se défendit Gabriel, espérant apaiser les filles en minimisant sa performance. C’est quoi ce bouquin ?

Ellohira lui expliqua que ce livre, comme quelques autres dans cette bibliothèque, était un souvelivre, ou livre-mémoire. Celui-ci retraçait l'histoire spécifique de l’ancienne capitale déchue sur plusieurs siècles et permettait au lecteur de se plonger directement dans les scènes, au travers des yeux du rédacteur de l’époque.

— Mais je suis rassurée, tu n'as pas réussi à mettre les visions en ordre, d’après ce que tu me dis. J'ai encore un avantage sur toi !

Nihyr entra à ce moment, coupant leur discussion, et déclara que la réunion venait de se terminer. En conséquence, le moment du repas était arrivé. Les trois jeunes sifis regagnèrent donc la salle centrale avec enthousiasme et s'installèrent aux côtés de leurs aînés après avoir aidé à dresser le couvert.

Gabriel se préparait à vivre une de ses plus mémorables soirées.

Au cours de ce dîner, il mangea beaucoup, parla peu et s’acharna à suivre toutes les conversations autour de lui. Il entendit parler d'armées, de vaisseaux volants appelés aéronefs, d'hommes grands et fins aux yeux dorés appelés Rénarts et de tout un tas d'autres choses fabuleuses et farfelues. Il fut également très intéressé par une récente découverte d'Urfis qui se disait capable de faire bouger des objets sans les toucher.

— Chez moi, intervint-il alors, on appelle ça la télékinésie. Mais personne n'en est capable, c'est juste une sorte de rêve qu'ont les gens. Un fantasme.

Plus tard, il fut question de batailles passées, de stratégie future et de politique. Gabriel apprit tout un tas de choses sur le pays, Ernùn, et ses dirigeants, notamment à propos du régent, Galdrill, de la lignée des sang-rois Galdor. Il apprit également que les dragons semblaient plus nombreux depuis quelque temps : une nouvelle génération était prête, il fallait donc s'attendre à pas mal d'action, comme le disait Urfis.

Le repas terminé, tous se rendirent dans un petit salon, adjacent à la pièce principale. Là, ils se reposèrent un peu dans de gros fauteuils de cuir marron, buvant un alcool doux et parfumé qui faisait agréablement tourner la tête tout en racontant de vieux souvenirs ou quelque anecdote amusante. La seule source de lumière se trouvait être le foyer dans lequel brûlait un feu vif qui mourut peu à peu. Lorsqu’il ne fut plus que braises mourantes, il fut temps d'aller dormir et Gabriel suivit le mouvement, ne sachant pas trop où aller. Tous sortirent du salon, se rendirent dans de petites salles d'eau où ils se lavèrent avant de prendre le chemin du dortoir qui se trouvait sur la gauche en entrant dans le sanctuaire. Il était formé d'une seule pièce assez vaste, dans laquelle se trouvaient plusieurs grands lits autour desquels de lourds rideaux cramoisi, suspendus à des barres de bois, permettaient de délimiter un espace suffisant pour s'y trouver à son aise. Gabriel en choisit un légèrement à l'écart, clos les rideaux et s'allongea sur sa couche en se demandant ce que pouvait bien faire Thomas en ce moment. Puis il se déshabilla et se glissa entre les draps, doux et épais.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire DjuRian ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0