11
La réunion n'avait pas duré longtemps. Nihyr regagna ses appartements, décidant de laisser pour le lendemain le départ vers le Sanctuaire. Gabriel dormait déjà, complètement épuisé par sa journée. Il aurait fallu prévenir Ellohira et ses parents. Tant pis, cela aussi attendrait demain.
Après une courte nuit de sommeil, Nihyr sentit le besoin impérieux d'accélérer les choses. Il réveilla Gabriel, informa l'intendance de leur départ et, laissant son élève prendre son petit déjeuner et rassembler ses affaires, se rendit chez les Nahir pour prévenir Ellohira et ses parents du départ imminent. Il faisait à peine jour lorsqu'il frappa à leur porte.
De son côté, Gabriel faisait au plus vite. Après que son maître l'eut réveillé, il avait enfilé son uniforme, prit un petit déjeuner frugal, rassembla ses affaires en hâte et quitta le palais. Nihyr ne l'avait précédé que de quelques minutes, aussi, quand il arriva à son tour chez les Nahir comme il le lui avait demandé, il trouva son maître dans le salon en compagnie de Virestë, qui affichait une mine un peu triste. Ellohira se trouvait encore à l'étage, rassemblant ses affaires.
— Je regrette de devoir vous l'enlever aussi vite, disait Nihyr, mais il se passe des choses importantes. Nous devons être tous trois au massif Dolmed le plus rapidement possible.
Virestë haussa les épaules, fataliste, partagée entre le déchirement et la fierté d'être la mère d'une fille aussi exceptionnelle.
La jeune sifis descendit bientôt, les cheveux en désordre, l’air affairée.
— Pourrais-je enfin savoir ce qui se passe ? Oh, bonjour Gabriel, dit-elle en remarquant la présence du garçon.
Elle tenta de remettre sa tignasse en ordre. Gabriel lui répondit par un petit signe de la main et un sourire amusé.
— Je vous expliquerai en chemin. Pour le moment, hâtez-vous de me suivre tous les deux.
Nihyr les fit sortir de la ville presque en courant. Une fois dehors, ils marchèrent d'un pas rapide jusqu'à ce que la citée soit hors de vue. Là, Nihyr siffla une longue note aiguë qui alla se perdre très, très loin. Ils continuèrent de marcher à vive allure et bientôt, trois fenris apparurent à l’horizon. Il y avait Frayr, Fayr et Iral. Les sifis grimpèrent sur le dos de leur fenris respectifs après des salutations rapides et leurs extraordinaires montures les portèrent durant quelques heures à une allure folle à travers le pays. Gabriel apprécia plus encore le voyage que la fois précédente ; déjà initié et ayant une meilleure maîtrise de sa nouvelle force, il pouvait à présent se tenir droit sur le dos de Fayr sans avoir peur de tomber, sans que le vent ne l'oblige à fermer les yeux. Il sentit son cœur prêt à exploser sous le coup de la sensation. C'était un peu comme s'il volait à quelques centimètres du sol et cela lui inspira une idée à creuser, éventuellement. Ils poursuivirent leur voyage toute la journée durant, marquant un court arrêt autour de midi, jusqu’au soir. Là Nihyr ordonna une halte d’un geste de la main. Il était déjà tard et il ne tenait pas à voyager de nuit.
— Arrêtons nous pour aujourd’hui ; les autres n'arriveront pas avant nous de toute façon, argua Nihyr, en sautant à bas de son monture, dont il flatta l’encolure. Allumez un feu pendant que je vais chasser.
— Vas-tu enfin nous dire ce qui se passe ? demanda Ellohira, inquiète, qui attendait des explications depuis le matin, que le maître repoussait encore et toujours à plus tard.
Nihyr hocha légèrement la tête, indiquant qu’il y comptait bien. Il partit néanmoins sans un mot, laissant les jeunes ensemble, qui s’attelèrent sans tarder à la tâche qu’il venait de leur confier. Après avoir ramassé du bois mort à la lisière de la forêt, les deux élèves aménagèrent leur foyer et Gabriel alluma le feu d’une pensée, tandis qu’Ellohira déroulait sa couverture sur le sol. Nihyr ressurgit déjà, un petit animal mort à la main, déjà vidé et dépecé. Depuis son départ, moins d’une demie-heure s’était écoulée et Gabriel n’en revint pas de cet exploit. Gardant le silence, Nihyr découpa l’animal, embrocha les quatre pattes charnues sur des piques de bois avant de les planter devant le feu déjà vif. Lorsqu’il eut terminé, il distribua au fenris, qui se reposaient non loin, les restes, comme des friandises, puis installa sa couverture auprès du cercle de pierres disposé autour des flammes. Il s’assit et réfléchit un moment, puis commença à parler. Il expliqua dans le détail la réunion avec le régent et le conseil. Ellohira pressentait évidemment qu’il se passait quelque chose de grave, mais pas à ce point, et son expression devint soucieuse. Gabriel en profita pour poser des questions sur le Clan et les dragons et les sifis discutèrent jusqu’assez tard dans la nuit, suffisamment pour que les trois fenris partent à la chasse, reviennent et les écoutent, tranquillement couchés dans l’herbe.
— Assez parlé pour ce soir, finit par interrompre Nihyr. Autant prendre un peu de repos tant que nous le pouvons.
Les propos et le ton de Nihyr ne rassurèrent pas trop Gabriel. Mais, soit, il se reposerait à présent. Gabriel avait remarqué qu'il lui fallait à présent faire un effort pour trouver le sommeil, comme l’avait prévenu son professeur. Il devait ne plus penser à rien, respirer un grand coup, puis se glisser volontairement dans le monde des rêves. Sans cela, il pourrait rester éveiller pendant des jours avant que la fatigue ne le fasse sombrer dans une sorte de comas d’épuisement. C'était assez agréable de ne plus devoir attendre de longues minutes que le sommeil vienne. Et cela avait un autre avantage : on dormait bien et profondément, mais le corps et un coin de l’esprit restaient en alerte. Cela faisait partie de son entraînement bien sûr, mais Gabriel trouvait encore cela un peu étrange.
À l'aube, il eut un peu de mal à se lever. Un manque de motivation qui lui revint dès qu'Ellohira lui décocha un bon coup de pied dans les côtes, sur ordre de Nihyr.
— Eh ! Doucement ! grogna-t-il.
— Il te faudra à présent te lever dès que je t'en donnerai l'ordre, coupa Nihyr. Sinon, je lui demanderais de recommencer. Et elle est, pour le moment, tenue d’obéir.
Tâtant ses côtes endolories, Gabriel se leva, sous l’œil amusé de Nihyr tandis qu’Ellohira essayait d’avoir l’air contrit, mais se retenait en réalité de rire et le garçon n’était pas dupe. Après un petit déjeuner pris en quelques minutes, ils continuèrent leur route, juchés sur le dos des fenris. Fayr et Gabriel se causaient en route, comme de bons amis, ce qu’ils n’étaient pas loin d’être déjà devenus. Ils atteignirent les contreforts du mont Eratar à la tombée de la nuit. Les six compagnons marquèrent alors une pause, le temps de se reposer et de se dire au revoir, puis les quadrupèdes s’en furent tranquillement, tandis que les bipèdes commençaient l’ascension. Ils atteignirent l'entrée du Sanctuaire, après avoir campé à flanc de montagne, au matin. À l'intérieur, seul Urfis les attendait, les autres arriveraient plus tard dans la journée, voire le lendemain.
— Tu parles de nouvelles ! bougonna Urfis lorsque Nihyr eut terminé de lui rapporter les informations de la Vigie.
Gabriel, ressortait à ce moment de sa toilette, une serviette sur les épaules. Ses cheveux commençaient à accuser une bonne longueur et il les attachait la plupart du temps.
— Tu tombes bien ! s’exclama Nihyr. Il nous reste un peu de temps, je vais en profiter pour te donner une petite leçon de combat.
— Mais je viens de me laver ! protesta mollement Gabriel.
— Tu y retourneras, c'est tout. Allez !
Gabriel soupira et suivit son maître sous le regard amusé d'Urfis. Après un entraînement éprouvant et un deuxième passage dans une salle de bain, Gabriel prit un dîner bien mérité en compagnie des autres et s'en alla se coucher de bonne heure.
Tous les autres arrivèrent dans la nuit, au compte-goutte, si bien que dès l'aube, le conseil eut lieu. Tous les membres de l'Ordre y étaient conviés, maîtres comme élèves.
— À la demande de Nihyr, nous tenons un conseil exceptionnel, commença Juanee. Nous t'écoutons, Nihyr.
Celui-ci se leva et commença son exposé :
— Vous n'êtes pas sans savoir qu'il y a du mouvement en ce moment du côté de l'Erkat. Le nid des dragons déborde. La Vigie a observé plusieurs vols très importants, dont un au moins composé de plus de soixante-dix individus, essentiellement des jeunes.
Autour de la table, il y eut un murmure. Soixante-dix jeunes ?
— Ces événements sont inquiétants. Je n'ai pas voulu alarmer le conseil d'Azulimar et le régent. Mais je crois que l'on est en droit de s'attendre à une attaque sur la cité. Une attaque d'une envergure jamais vue encore. Il se pourrait que la ville tombe.
Chacun y alla alors de son commentaire:
— Si Azulimar tombe, nous courons à la catastrophe ! s’alarma Ellohira.
— Même sans cela, soixante-dix jeunes à nourrir, c'est la disparition de quasiment tous les troupeaux sauvages, commenta Arpe sombrement. Un nouveau déséquilibre dont les courants et nous nous passerions bien.
— Ce serait une porte ouverte pour le Clan ! Inutile de préciser pour où, gronda Marli.
— Le mur de Torgar ne tombera pas si facilement, rappela Urfis.
— Si Azulimar tombe, le mur pourrait bien tomber lui aussi ! Il faut réduire leur nombre ! renchérit-elle.
Juanee frappa deux fois la table du plat de sa main pour couper court aux remarques qui fusaient.
— Avant-tout, nous devons enquêter. Arpe et moi-même allons nous rendre près du nid et voir ce que nous pourrons trouver. Nihyr, tu assureras la mission initialement prévue dans ce cas.
Nihyr opina du chef. Urfis s'éclaircit la voix :
— Avant que tu poursuives, Juanee, j'aurais quelque chose à vous soumettre : je pense qu’il est temps qu'Ellohira forge son arme.
Ellohira hoqueta de surprise, mais les autres approuvèrent et Eréline félicita son amie d’un murmure surexcité.
— Nihyr, qu'est-ce que ça veut dire ? chuchota Gabriel qui comprenait qu'une chose lui échappait.
— Urfis propose qu'Ellohira devienne maître.
Gabriel poussa un “oh” et se tut, observant la suite.
— J'avais prévu de le faire, alors même avec ces mauvaises nouvelles, je m'y tiens.
— Ellohira ?
— Oui, Maître Ragar ?
— Tu subis dès à présent le test d'admission au rang de maître. Va !
Sur ce, Ellohira quitta la table, rassembla ses affaires en une minute et quitta le Sanctuaire.
— Elle va devoir rassembler les matériaux nécessaires et forger son propre sabre, expliqua Nihyr à son élève. Il faut voyager en de nombreux endroits, ce qui exige d’utiliser toutes nos compétences. En fonction de ses résultats, elle sera admise ou non. Mais elle est plutôt douée pour forger des armes. Elle sera maître dès son premier essai, assurément.
Gabriel approuva vigoureusement. Juanee reprit la parole :
— Urfis, vu que ton élève n'a plus besoin de toi pour le moment, puis-je te confier Eréline le temps que nous assurions notre mission ?
— Bien sûr. Je veillerais sur elle et lui en ferai voir de toutes les couleurs, je peux te l'assurer.
Juanee et Arpe approuvèrent en souriant. Ils savaient tous deux qu'il chouchouterait leur fille plus que de raison. Urfis jouait avec plaisir le rôle du tonton gâteau, au sein de l’Ordre.
— Tu dois aller vers l'est je crois ? questionna la doyenne.
Urfis sourit et répondit que oui, sans en dire plus.
— Alors Marli, j'aimerais que tu assures une mission spéciale ; un gardien semble avoir élu domicile près de la Source, dans le désert. Je crois que tu as quelque chose à régler avec lui. Débarrasse Ernùn de ce danger.
Gabriel vit la femme sifis approuver et se transformer. Jusque là, elle lui avait paru distante, froide, comme si quelque chose était brisé chez elle. Une flamme dansait dans ses yeux à présent. Les trois hommes affichaient une mine grave, conscients d'une chose qui échappait au jeune homme. Ce gardien aurait-il quelque chose à voir avec la mort de son mari et son fils ?
— Le conseil est terminé, annonça Juanee. Partez au plus vite et revenez ici dans seize jours, autant que possible, pour faire le point.
— Entendu, répondirent les sifis à l'unisson.
Ils se levèrent et tous quittèrent le Sanctuaire dans la foulée. Gabriel se retrouva une fois de plus à suivre Nihyr sur les vastes plaines d'Ernùn avant la fin de la journée.

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