19
Les sifis passèrent la nuit dans une ancienne caserne dont les sous-sols avaient plus ou moins résisté à l'invasion. Lorsqu'il s'éveilla, Gabriel vit qu'en dehors de Thomas, tous les autres étaient déjà sortis. Il réveilla son frère d’une bourrade avant de sortir à son tour et, en arrivant dans la rue, il n'en crut pas ses yeux. La rue grouillait d'activité. Des centaines, des milliers de gens travaillaient. Certains rassemblaient et ramassaient les gravats, d'autres abattaient les murs trop fragilisés tandis que d'autres s'affairaient déjà à reconstruire. Les monceaux de cadavres avaient disparu.
— Gabriel !
Arpe l'appelait un peu plus loin. Il jeta un dernier bloc de pierre dans un petit véhicule flottant, récupéra son manteau et se dirigea vers Gabriel qui s'approchait de lui.
— Viens avec moi, il y a une cérémonie devant les portes, notre présence serait bienvenue.
Ils entraînèrent Thomas avec eux, qui surgissait encore tout ébouriffé de sommeil de leur abri, et se rendirent à l'entrée de la cité. Ils passèrent sous les arches de pierre et d'acier encombrées de gravats et d'acier fondu, traversèrent le camp installé devant les portes et se rendirent un peu plus loin sur la plaine, au pied de la muraille titanesque souillée par endroit du sang des victimes de la bataille. Celui des dragons, d’un brun foncé, et celui des har-lin, doré et terni d’oxydation. Il y avait un grand rassemblement un peu plus loin, sur leur gauche, en haut d’une large butte peu élevée. À droite, un gigantesque tas de cadavres noirs brûlait, dégageant une fumée âcre et épaisse. Des soldats jetaient des débris et des bouteilles d'alcool par dessus.
— Ils ne brûlent même pas bien, fit remarquer Arpe en crachant par terre, l'air dégoûté.
Gabriel ne l'avait jamais vu agir comme ça. Arpe restait le plus souvent en retrait, toujours dans l'ombre de sa femme, très poli, presque protocolaire. Se retrouver seul avec les deux garçons le rendait plus loquace, plus libre de ses mouvements comme de ses mots. Tout en marchant, ils causèrent de choses et d’autres s’apprivoisant plus en quelques minutes que depuis tous les mois écoulés depuis l’arrivée du garçon à Ernùn.
— Comment va Juanee ? demanda Gabriel au détour de la conversation.
— Elle est épuisée. Elle s'est laissé dépasser par ses émotions et en paie maintenant le prix. Elle s'en remettra, assura-t-il, l'air vaguement inquiet, mais fier.
L’assemblée formait un demi-cercle autour d'un homme qui se tenait devant une étendue sans fin de tombes. Chaque petit monticule de terre était surmonté d'une stèle de pierre grise, semblable à un petit obélisque. Chaque monument portait une inscription, la plupart anonyme, car on n’avait pas réussi à identifier le corps.
Gabriel reconnut l'homme qui se tenait devant l'assemblée ; Eldrill le frère du régent. Les autres sifis se tenaient déjà au premier rang, droits et dignes. Ellohira affichait une mine sombre, mais elle parvint à sourire tristement en voyant Arpe arriver accompagné des frères. Lorsque les trois derniers arrivants eurent rejoint leurs places, Eldrill leur adressa un signe de tête avant d’entonner un hymne funèbre qui donna des frissons à toute l'assemblée. Gabriel ne parvint pas à en saisir les paroles, ni le sens exact, sûrement à cause d’une forme particulière de langage de l’esprit, mais il comprit qu'il s'agissait d'un hommage, de l'histoire des morts, du récit de leur courage et de leur honneur. Le temps semblait s'être arrêté pendant qu'Eldrill chantait. Lorsque l’oraison surnaturelle prit fin, Gabriel eut la sensation de s’éveiller d’un rêve et fut surpris de voir son ombre devant lui. La cérémonie avait été plus longue qu'il ne le croyait et le matin s'effaçait déjà devant l'après-midi. Beaucoup de gens pleuraient, mais ils avaient presque l'air heureux, comme soulagés. Gabriel lui-même se sentit plus léger et il fut ravi de voir qu'Ellohira pouvait de nouveau sourire plus naturellement.
— Au travail maintenant, soupira Juanee, la mine détirée.
— Toi tu retournes te coucher, intervint Arpe, autoritaire. Eréline, je te charge de surveiller ta mère. Quant à toi, Thomas, tu restes ici avec moi. Les autres, allez prêter main forte.
La doyenne du groupe ne protesta pas. Rien qu’à la regarder, on la devinait épuisée. Elle avait maigri, beaucoup, en une seule journée. Un être humain normal serait sûrement mort, à sa place. Eréline s’en alla donc avec sa mère, la tenant par la main et la soutenant de son mieux. Ellohira se rendit auprès de ses parents, pour aider dans les dispensaires. Urfis et Marli disparurent ensemble vers le nord, pour se rendre dans la Forge, où la force phénoménale de l’un et la précision de l’autre étaient requises pour des travaux urgents. Nihyr entraîna Gabriel avec lui et ils se retrouvèrent bientôt à dégager les rues et à évacuer des gravats toute la journée. Ce fut une des journées les plus éprouvantes qu'il ait connu jusqu'alors. Mais il se sentait bien. La tête vide de toute pensée, il accomplissait sa tâche avec constance, sans manger ni dormir. Nihyr le surveillait, observait ses gestes, évaluait son endurance et sa force du coin de l’œil. Jusque tard dans la nuit, les deux hommes travaillèrent de concert, accomplissant à eux seuls des exploits qui auraient demandé la force de nombreux hommes, voire de bêtes ou même de magie. Lorsque Nihyr décréta qu’il fallait prendre une pause, ils s'en retournèrent à la caserne où les sifis et quelques autres demeuraient pour le moment pour prendre un peu de repos. Le jour se levait lorsqu’ils arrivèrent sur place et malgré tous les efforts fournis, Gabriel n’avait pas sommeil. Il se sentait en forme, à peine fatigué. Il s’installa près de Nihyr pour manger un morceau et boire un coup.
— Nous resterons encore quelques jours, annonça le maître. Le temps que les portes soient reconstruites et le grand Sceau reformé. Ensuite Arpe et Juanee partiront pour Nordhe, comme prévu initialement.
— Et toi ? Que vas-tu faire ? s’enquit Gabriel.
— Je dois retourner au plus tôt à Torgar. Notre gouvernement s'y trouve toujours et j'ai une mission à accomplir auprès du nouveau roi.
— Je reste donc sous les ordres d'Ellohira pour l’instant, c’est ça ?
— Pour le moment, oui. Ça ne te gêne pas j'imagine ? demanda Nihyr avec un sourire entendu.
— Tout dépend ce que tu entends par “gêne”, répondit évasivement Gabriel. Nous nous entendons bien, mais elle est moins patiente que toi.
Cela amusa Nihyr. Ils changèrent néanmoins de sujet. Thomas dormait un peu plus loin. Il se révélait très doué lui aussi, d’après Arpe qui se joignit à eux, ce qui n’étonna pas son frère aîné. Après tout, le petit génie de la famille ne pouvait pas être moin bon que lui. Ils échangèrent aussi sur les nouvelles des combats qui continuaient, au loin sur les plaines de l’ouest. Des aéronefs pourchassaient des groupes de har-lin fuyards. Globalement, l’opération se déroulait bien, malgré quelques pertes supplémentaires. Il restait une dizaine de dragons en liberté, dehors, assez pour réduire une flotte entière en miettes. Heureusement, ils se trouvaient dispersés et sans commandement. La reformation du Grand Sceau prendrait encore plusieurs jours, alors il fallait les tenir à l’œil.
— Tu sais où se trouve Ellohira ? demanda Gabriel après une longue explication de Nihyr sur le fonctionnement des sceaux.
— Elle est toujours avec son père, un peu plus haut sur l'avenue, pour autant que je sache. Ils doivent remettre en état les halls des guérisseurs. Il y a des centaines de blessés qui ne peuvent pas rester éternellement dans les caves ou les rues. D’ailleurs, je ferais bien de me reposer un peu, avant de reprendre le travail.
Le maître se leva et partit s’allonger dans un coin. Son ancien élève pris alors congé, s’excusant auprès de Arpe, et s'en alla proposer son aide dans le coin des dispensaires, l’air de rien.
Il s’écoula quatre jours, puis Juanee, presque entièrement remise, s'en alla vers Nordhe, comme prévu, accompagnée de son époux. Le lendemain se furent Marli, Urfis, Eréline et Thomas qui s'en allèrent, vers l'ouest eux aussi. Leur voyage ne devait cependant pas se poursuivre au-delà du mont Eratar où les deux élèves seraient soumis à rude épreuve. Nihyr quitta Azulimar le même jour, dans la soirée, à bord d’un aéronef à destination d’Amenoth. Gabriel et Ellohira furent les seuls à rester un peu plus longtemps. Ils logèrent quelques jours en compagnie des parents de la jeune femme, dans leur maison, miraculeusement épargnée par le Clan et, voyant qu'on n'avait plus réellement besoin de leur aide grâce aux renforts en provenance de Torgar, ils quittèrent la ville également vers l'ouest, mais obliquant plus au nord, sur décision d’Ellohira.
— Où on va, au fait ? demanda Gabriel au détour d’une conversation.
— Vers la ville d'Arbòl. J'ai envie que tu voies l'arbre de vie, les grandes forêts, et la chaîne des Dents.
Ils voyagèrent trois jours durant, sans se presser, mais s'entraînant plusieurs heures chaque jour, parfois au combat, mais aussi dans d’autres disciplines. Gabriel fut ravi d'apprendre à tracer des Sceaux et à s’en servir. Rapidement, il comprit que les possibilités de cette technique ne connaissaient pas de limites, sinon celles de l’imagination et de la puissance disponible, que l’on pouvait augmenter en accumulant de l’énergie dans des pierres de résonnance, une variante des runerocs.
Ils parvinrent en vue d'une haute chaîne de montagnes aux sommets enneigés ; la chaîne des Dents, dont la roche semblait jaillir de terre tout droit dans le seul but de toucher le ciel. Le plus haut de ces pics acérés culminait probablement à un peu plus de cinq milles mètres, à vue de nez. Les aiguilles restèrent visibles pendant toute la journée du lendemain, par-dessus les collines, tandis que les voyageurs continuaient leur progression.
Le jour suivant, lorsqu'ils parvinrent en vue de l'Arbre de vie, un arbre demos particulièrement vieux, Gabriel crut d'abord apercevoir le sommet d'une montagne verdoyante au sommet arrondi. La base, perdue dans la brume et sous les nuages, restait invisible et seul le feuillage en émergeait. Il fut atterré d'apprendre que cette immense masse verte qui perçait cette mer d’un blanc éclatant et immaculé était en réalité le sommet de l'arbre, dont le tronc prenait racine loin en contrebas, dans une profonde vallée. La plante gigantesque égalait probablement en hauteur les plus hautes montagnes de la chaîne des Dents.
— Combien il fait de haut, cet arbre ? demanda Gabriel d’une voix blanche, les yeux arrondis comme des soucoupes.
— Il est plus haut que les montagnes voisines d’environ un tiers, répondit Ellohira. Et il grandit encore un tout petit peu chaque année.
Ils continuèrent d’avancer et le temps se dégagea lentement. La brume matinale fut chassée, les nuages s’effilochèrent et se dispersèrent tranquillement sous un soleil généreux. En arrivant au sommet d'une colline qui dominait la vallée où se trouvait l'arbre, Gabriel contempla la vaste étendue recouverte par les racines. Et au creux de ces immenses racines, se trouvait nichée une petite ville : Arbòl.
Gabriel n'avait jamais vu une ville comme celle-là. Tout semblait construit, creusé plus exactement, à l'intérieur même des racines de l'arbre demos. Seuls quelques bâtiments de bois se dressaient entre les racines. Des passerelles reliaient les habitations entre elles, car le sol se trouvait bien au-dessous, invisible. Parfois une racine avait eu la gentillesse de pousser de manière à former un pont ou un abri. Mais Ellohira ne prit pas la peine de s'arrêter et continua sa route vers le tronc colossal. Plus ils s'approchaient, plus les racines devenaient immenses. Lorsqu'ils furent assez proches du tronc, Gabriel repéra une sorte d'escalier, creusé en partie dans l'écorce. Il grimpait en tournant autour du tronc large de près d'un kilomètre.
— On monte ? demanda t-il, désignant l'escalier en espérant se tromper.
— Tu es perspicace ma parole, répondit ironiquement Ellohira.
L'ascension leur prit le reste de l'après-midi. Le long de l'escalier, creusé dans l'écorce, il y avait de nombreux refuges où passer la nuit pour tous ceux qui grimpaient. La plupart se révélèrent désert, mais ils rencontrèrent quelque personnes dans deux de ces refuges. L'un des groupes montait, l'autre descendait avec des paniers remplis de pommes d'or. Les fruits, de la taille de petits melons, dégageaient un parfum sucré qui attirait les insectes et qui faisait saliver les hommes. Lorsqu'ils atteignirent les premières branches, à près de deux kilomètres d'altitude, Ellohira imposa un rythme moins soutenu. Elle marquait des arrêts chaque fois qu'ils croisaient une des innombrables espèces d'animaux peuplant les lieux et expliquait un tas de choses à son élève. Par endroit, des cohortes d'insectes minuscules bourdonnaient autour de bulles de sève qui exsudaient du tronc. D'autres, aussi gros qu'un chien de taille moyenne, arpentaient les branches au rythme d’un glacier qui descend de sa montagne. D’autres créatures, dotées de trop de pattes pour mériter le nom d’insecte, rodaient ça et là. Il y avait aussi des serpents et, bien sûr, des dizaines et des dizaines d’espèces d'oiseaux. Certains arboraient des plumages aux couleurs extraordinaires, tandis que d'autres se fondaient dans le décor tel des caméléons. Lorsque la nuit tomba, Ellohira trouva une grosse branche dont la base formait un large espace plat et décida d'y établir un campement. Le jour suivant, ils montèrent encore plus haut dans l'arbre. Chaque pas ou presque apportait son lot de découvertes. Gabriel ne se lassait pas d’observer les millions de créatures qui peuplaient cet écosystème incroyable. Le soir s'avançait lorsqu'Ellohira poussa une exclamation satisfaite :
— Il y en a ici !
Gabriel comprit aussitôt de quoi elle parlait : des pommes d'or, grosses comme de beaux melons, se balançaient doucement au gré du vent, juste un peu plus haut. Elles poussaient en rares grappes, agglutinée les unes aux autres.
— Je te laisse établir le camp, sert toi des sceaux, comme je t’ai montré. Je vais en chercher une ou deux. Elles sont exceptionnelles !
Ellohira bondit sur la branche et progressa prudemment, salivant d’avance. Gabriel s’amusa de la voir aussi motivée par une chose aussi simple que la gourmandise. Il l’observa quelques secondes, amusé, avant de s’atteler à sa tâche. Il creusa un abri dans l'écorce en quelques secondes, en utilisant une série de sceaux plutôt simples. Il y entra et entreprit d’utiliser cette même technique pour former des meubles directement à partir de l’écorce très épaisse de l’arbre. Voir la matière se plier à sa volonté ainsi le fascinait et avait un côté grisant dont il devait se défier, car chaque fois qu’il recourait à un sceau, il sentait le Flux couler dans ses veines et ses muscles en abondance. S’il se laissait trop absorber, il finirait comme Juanee ; desséché. Rapidement, il eut terminé et très satisfait de son deux pièces meublé, il attendit le retour d'Ellohira. Lorsque celle-ci le rejoignit, un gros morceau de pomme dans la bouche, elle leva un sourcil en découvrant le petit salon, la table et ses bancs et même un élément de décoration tarabiscoté mais fort joli, taillé dans le mur.
— Comment tu te sens ? demanda-t-elle d’un ton neutre, sous lequel pointait de l’étonnement mélangé à de l’exaspération.
— J’ai un peu soif, admit Gabriel.
— C’est joli. On dort où ?
— Il y a une deuxième pièce. Je dormirais ici.
Ellohira leva cette fois-ci franchement les yeux au ciel. Elle entra, découvrit la chambre. Gabriel lui avait aménagé une vraie petite chambre de princesse.
— Tu en fait trop, commenta-t-elle. C’est un abri pour la nuit, pas une auberge de luxe. D’autant qu’il faudra tout remettre en ordre en partant.
— J’avais envie d’expérimenter un peu. Tu m’en donnes un peu ?
Ellohira considéra sa pomme. Elle l’avait déjà sérieusement entamée et hésita un instant, comme si elle regretterait de se séparer du moindre morceau. Finalement, elle brandit l’une de ses dagues et en coupa une tranche généreuse, avant de la tendre à son élève. Il avait déjà eu l'occasion de manger de ces fruits, à Azulimar et même des fraîchement cueillis à Slimap, mais ceux-ci était plus gros, plus juteux et bien meilleurs encore. Ils mangèrent tranquillement, assis sur leurs petits bancs, épargnant les provisions de viande et de fruits secs, mais ne ménagèrent pas les pommes d’or, à disposition en profusion. Ensuite, ils sortirent se promener, alors que le soleil se couchait.
Ellohira trouvait l'endroit pratique pour s'entraîner et idéal pour un séjour plus ou moins prolongé ; les nuages apportaient de l'eau à volonté, en laissant à leur passage des millions de gouttelettes dans les feuilles, il y avait de la nourriture en quantité et le côté un peu instable des branches les plus fines rendait les séances plus dangereuses, donc plus instructives. De plus, l’altitude et le mouvement des branches simulaient un peu ce que pouvait être un combat sur le dos d’un dragon en plein vol. Ils restèrent donc quelques jours. Gabriel chuta plusieurs fois au cours de leurs entraînements. Chaque fois, il devait se débrouiller seul pour se rattrapper au risque de se rompre le cou et remonter. Immanquablement, son instructrice l’attendait d’un air impatient qui eu tôt fait d’agacer le garçon, car non seulement il donnait son maximum, mais il risquait sa peau. Ellohira profita des longues soirée en tête à tête avec son élève pour lui enseigner de nombreuses choses qu'il ignorait encore sur l'histoire d'Ernùn, de Torgar, sur les sceaux, les dragons, la magie en général, les différentes races humaines et bien d'autres choses encore. Durant cinq jours, ils restèrent là, parfois observés de loin durant leur entraînement par quelques cueilleurs. Mais il se passa quelque chose durant le sixième jour. En plein milieu d'un exercice, Ellohira fit signe à Gabriel de s’arrêter et de la suivre. Elle courut jusqu'au bout de la branche sur laquelle ils s’étaient établis et observa le ciel.
— Ce n'est pas possible, murmura-t-elle en fronçant les sourcils, l'air inquiet.
Gabriel comprit ce qui la tracassait. Il le sentait, lui aussi : de grandes puissances se déplaçaient rapidement à plusieurs kilomètres. Il força ses yeux à voir plus loin et découvrit de lointaines formes ailées.
— Des dragons, souffla-il. Ils sont une trentaine.
— Dépêche-toi ! lui cria Ellohira qui se dirigeait à nouveau vers leur abri à toute vitesse. Prends tes affaires et remet tout en état !
Elle disparut d’un bond dans les branches, au-dessus. Le temps que Gabriel fasse ce qu'elle lui avait demandé, Ellohira revenait déjà, atterrissant souplement à quelques pas.
— J'ai été voir un peu plus haut ; il y a un poste de la Vigie. Je voulais être sûre qu’ils les avaient vus. Ils préviennent le palais et les autres. Il ne devrait pas rester encore tant de ces bestioles, après la bataille. Ce n'est pas normal.
Elle ramassa ses affaires et fit signe à Gabriel de la suivre. Il eut une légère frayeur lorsqu’elle bondit dans le vide, avant d’atterrir sur une branche trente mètres plus bas. Elle recommença sans attendre son élève qui soupira avant de se lancer à sa suite, encore et encore jusqu'à rejoindre l'escalier qu'elle dévala à une vitesse ahurissante. Derrière, Gabriel peinait à suivre le rythme. Il manquait encore d’habileté et d’assurance et compris qu’il devait encore progresser pour atteindre le niveau de sa professeure. Elle dégageait une très faible aura de Flux, car elle maîtrisait sa puissance si bien que son corps consommait pratiquement tout. Lui avait l’impression de laisser derrière lui un torrent de puissance débordante et inutilisée. Une fois arrivée en bas, Ellohira ferma les yeux et resta immobile quelques instants, tandis que Gabriel la rejoignait, à bout de souffle.
— Ils sont dans le coin, ça tombe vraiment bien ! se réjouit-elle soudain.
Ellohira siffla une longue note mélodieuse et reprit sa course, se dirigeant vers l'est en sautant de racine en racine. Gabriel pesta en levant les bras au ciel, mais s’élança à sa suite néanmoins. Quelques minutes passèrent. Le cœur du jeune homme battait fort dans sa poitrine, comme un métronome. Le sang battait à ses oreilles. Pourtant, il continuait de courir. Le Flux continuait d’envahir son corps, amenant à ses membre une énergie que son métabolisme seul n’aurait pu produire. Soudain, un rugissement résonna au loin et ils furent bientôt rejoints en pleine course par leurs amis fenris, Fayr et Iral.
Sur le dos des grands loups, ils continuèrent leur route à une allure plus folle encore. Ils se dirigeaient droit vers l'embouchure du Morion, le plus grand fleuve d'Ernùn, vers le nord-ouest. Ils poursuivirent les dragons pendant le reste de la journée, s'accordèrent une courte pause au crépuscule et continuèrent leur chemin aussitôt après, pendant toute la nuit. Ils s'approchèrent discrètement de l'endroit où les créatures ailées se trouvaient alors que l'aube se dessinait à l'horizon, habillant l’océan de rouge.
Ellohira descendit du dos d'Iral et s'approcha en rampant d'un surplomb rocheux d'où elle pourrait observer sans être vue. Gabriel la rejoignit et ils observèrent tous deux la trentaine de dragons. Le groupe se constituait presque uniquement de jeunes. Seuls deux dragons semblaient adultes. L'un des jeunes, un grand dragon noir, ressemblait à s'y méprendre à Rakrargat. Il y eut soudain des mouvements dans le groupe et Ellohira préféra quitter son poste d'observation. Hélas, le mal était fait : déjà les dragons s'envolaient et cherchaient de leurs yeux perçants les intrus dont ils avaient senti la présence. Il ne leur fallut pas dix secondes avant de repérer les deux sifis, repartant déjà au loin sur le dos de deux fenris.
— Nous étions pourtant sous le vent ! pesta Ellohira.
— Ils nous ont peut-être sentis comme nous les sentons ? suggéra Gabriel.
— Pertinent, cria Ellohira en réponse. Ils n'avaient plus fait ça depuis des siècles, d’après ce que je sais !
Les fenris donnaient tout ce qu'ils pouvaient, mais bien qu'ils soient des créatures très rapides, la vélocité des immenses bêtes volantes restait supérieure. Une douzaine de dragons les poursuivaient, le jeune mâle noir en tête. Il était déjà plus gros que tous les autres, même que les adultes, et il se révéla aussi plus rapide. Une ombre dépassa les sifis à toute allure et ils virent se poser devant eux l'immense créature, qui souleva un nuage de poussière, labourant le sol de ses énormes griffes au passage, faisant trembler la terre. Il poussa alors un rugissement assourdissant tout en leur barrant la route.
— Et merde ! Gabriel, suis-moi !
Ellohira tenta de dépasser le dragon par la droite, mais il s'interposa et faillit même désarçonner la jeune femme à l’aide de sa longue et puissante queue. Déjà deux autres dragons se posaient derrière le grand mâle. Les autres se positionnaient autour ou restaient dans les airs.
— Nous sommes encerclés ! cria Gabriel.
— J'ai remarqué ! Descends ! ordonna son maître.
Ellohira sauta du dos d'Iral et se plaça à côté de la fenris, sabre au clair. Les deux loups géants grondaient férocement, montrant les crocs. Leurs pelages lançaient des éclairs.
— C'est mon baptême du feu, si je comprends bien.
— Essaie d'y survivre. Reste concentré, intima Ellohira, les dents serrées.
— Quelle impudence, gronda le mâle noir dans son langage, d’un ton terriblement méprisant.
Gabriel sentit ses entrailles vibrer. Ni lui ni Ellohira ne répondirent rien. Le dragon adopta un ton presque amusé.
— Voici donc les créatures responsables de la mort de mon géniteur ? Quelle pitié que Sa flamme fut mouchée par de si misérables insectes.
— Prend garde que l'histoire ne se répète pas, le provoqua Gabriel.
Le dragon laissa échapper un grondement saccadé. Sans doute sa façon de rire. Gabriel le regarda droit dans les yeux tout en se laissant complètement envahir par le Flux. Il se dit à lui même qu'il était un idiot imprudent et qu'il allait mourir. Mais il ne devait montrer aucun signe de faiblesse. Ellohira lui lança un rapide coup d’œil et une expression inquiète passa sur son visage. Il avait à nouveau les yeux comme des phares et son corps expulsait des vagues d'énergie considérables. Toutefois, si l’un d’eux pouvait accomplir un miracle pour les sortir de ce piège mortel, c’était Gabriel.
Le dragon noir cracha un jet de flammes bleues et glacées qu'Ellohira parvint à contenir à grand peine en opposant un puissant torrent de feu. Les autres dragons s'avancèrent aussitôt vers Gabriel. Les deux fenris se jetèrent sur l'un des jeunes dragons, s'accrochant à sa gorge. Leurs crocs s’enfoncèrent au travers des écailles et firent couler un flot de sang qui macula l'herbe de tâches noires. Ellohira résistait difficilement au terrible mâle noir, tandis que Gabriel se retrouvait seul face à deux dragons. Il sauta de côté, bondit dans les airs afin d'éviter un jet de flammes et noya les deux dragons dans une fournaise de feu. Les deux créatures hurlèrent de douleur, leurs ailes désormais inutiles tombant lourdement au sol. L'un d'eux fut mort avant même de s'en apercevoir, le sabre du garçon planté dans l’œil jusqu’à la cervelle. Quant au second, il ne résista pas longtemps. Gabriel mouvait avec efficacité et rapidité, malgré sa fatigue. Le Flux le portait, aurait-on dit. Il se porta ensuite au secours des fenris. Il tua le dragon venu aider son congénère aux prises avec les fauves, puis acheva ce dernier en lui enfonçant son sabre à l’arrière du crâne, l’un des rares points faibles de ces monstres.
De son côté, Ellohira faisait face à trois dragons. L'un d'eux se tenait un peu en retrait, blessé. Les deux autres, dont le mâle noir, luttaient toujours férocement. Ils frappaient sans relâche et leur adversaire esquivait en bondissant dans tous les sens, avec une agilité qui forçait le respect. Gabriel s'assura que son professeur tenait la situation sous contrôle et reprit lui-même le combat. Lorsque le septième dragon tomba, l'un d'entre eux prit la fuite. Il ne restait plus que le mâle noir, dernier adversaire contre lequel se battait toujours Ellohira, et trois autres, dont un succombait peu à peu sous les morsures des fenris. La louve Iral reçut alors une vilaine blessure sur le flanc.
— Partez vous deux ! hurla Ellohira à l'attention des fenris, tandis que Gabriel abattait son cinquième dragon.
Cet instant d’inattention valut à Ellohira une belle frayeur, elle faillit se faire décapiter d'un coup de griffe, mais évita la patte du dragon de justesse. Gabriel engloutissait son dernier adversaire dans une tornade de feu lorsqu'il entendit successivement un hurlement de douleur et un grondement sourd.
Le hurlement sortait de la bouche d'Ellohira. Elle s'écroula au sol sous les yeux de Gabriel, son manteau arraché de ses épaules, une longue entaille lui barrant le dos depuis l'épaule gauche jusqu'à la taille. Le mâle noir, satisfait, s’apprêtait à l'achever. Mais sa patte fut stoppée net. Il n'avait même pas eu le temps de voir Gabriel s'interposer tant celui-ci avait été rapide. L’énergie que le dragon sentit alors sous sa patte l'effraya, le fit hésiter une fraction de seconde qui lui fut fatale. Gabriel, d'un bond fulgurant, venait de lui planter son sabre en travers du crâne. Le dernier dragon, les ailes brûlées, les pattes blessées, s'enfuit aussi vite qu'il le put en grognant de douleur et en espérant qu'on l'oublierait.
Gabriel se pencha au-dessus d'Ellohira, très inquiet. Elle gisait sur le ventre, inconsciente mais encore vivante. Sa plaie, spectaculaire, inondait son corps et l’herbe de sang. Elle respirait à peine. Gabriel, trop inquiet, ne perçut pas l'éclair d'argent qui fila à côté de lui. Fayr se jeta sur le dragon blessé et l'égorgea prestement. Iral attendait plus loin, allongée sur le flanc, trop lourdement blessée pour se tenir sur ses pattes.
— Comment va-t-elle ? demanda Fayr de sa voix grondante en revenant auprès de Gabriel.
Le garçon leva vers le fenris un regard à la fois inquiet et furieux.
— Mal, répondit-il enfin, la gorge serrée.
— Ne peux-tu rien faire ? demanda le fenris.
Gabriel se surprit à se le demander. Il n'avait jamais essayé de guérir quelqu'un d'autre que lui-même. Et il n'avait même pas eu l'occasion de s'entraîner beaucoup, tout simplement parce qu'il ne s'était jamais vraiment blessé. Il sentait cependant la vie d'Ellohira faiblir à chaque instant, grâce à un sens qui se développait lentement en lui depuis le début de sa formation. Dans un effort désespéré, il rassembla toute l’énergie qu'il put et tenta de la faire circuler dans le corps de la jeune femme en imposant ses mains autour de la plaie. Malgré ses efforts, il sentait le pouls d’Ellohira faiblir encore et encore sous ses doigts, au point d’en devenir indécelable.
— Meurt pas ! se lamenta-t-il. Meurt pas ! Je t’ai même pas encore dit que je t’aime !
Les yeux embués de larmes, il persista, puisant plus profondément dans le Flux et dans ses propres forces que jamais.
***
Lorsqu'elle s'éveilla, la première chose que ressenti Ellohira fut une vive douleur dans le dos, puis une désagréable sensation de démangeaison. Une voix lui parvenait, assourdie, comme une conversation entendue dans la pièce d’à côté. Elle ne comprenait rien, pas une bribe. L'esprit encore embrumé, elle ouvrit enfin les yeux, ce qui lui demanda un effort considérable. Elle ne se rappelait plus ni où elle se trouvait ni pourquoi elle restait stupidement allongée là, sur un matelas aussi inconfortable et bizarre. Elle sursauta en voyant apparaître au-dessus d'elle la grosse tête d'un fenris.
— Excuse-moi, t'ai-je effrayée ? s’excusa Fayr.
— Non, ce n'est rien. Je me sens juste un peu perdue.
Elle tenta de se redresser, sans succès. Gabriel reposait à moitié effondré sur elle. Il la serrait étroitement dans ses bras.
— Qu'est-ce que... Elle se rappela soudain ce qu'elle faisait ici.
Elle repoussa Gabriel qui ne s’éveilla pas et se redressa sur son séant. Le garçon, bien qu’endormi, la serrait toujours étroitement au niveau de la taille.
— Tu peux me lâcher, je vais bien, dit-elle.
Gabriel ne broncha pas.
— Toi peut-être, mais lui, ça m'étonnerait qu'il aille bien. Ça fait des heures que vous êtes là sans bouger. Nous nous sommes beaucoup inquiétés.
Ellohira passa sa main dans son dos, senti les déchirures de ses vêtements et une fine boursouflure qui semblait aller de son épaule jusqu'à sa taille.
— Il t'a soignée, expliqua alors le fenris.
Encore un peu dans le vague, Ellohira se rappela soudain d’Iral.
— Où est Iral ?
— Elle va bien, assura Fayr. Nous avons nos propres moyens de guérison. Elle se repose un peu plus loin, au frais. Au besoin, je vous porterais tous les deux.
Ellohira força Gabriel à la lâcher, l'étendit sur le dos et vérifia s'il respirait encore.
— Il est vivant, la rassura le fenris.
Ellohira posa sa main sur le front de Gabriel afin de vérifier sa température. Il brûlait. Il fallait qu’Ellohira garde son calme. Elle se leva, chargea Gabriel sur le dos du fenris puis se hissa elle-même derrière lui avec difficulté. Elle se sentait vide de toute force, de toute énergie.
— Ramène-nous à Arbòl s'il te plaît, demanda t-elle d'une voix faible. Dépêche toi autant que tu le peux.
Le fenris n'avait pas fait cent mètres qu'elle s'évanouit à nouveau.

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