21- 1
Après cette nuit passée dans le sanctuaire, Gabriel et les autres prirent la route en direction d'Azulimar. L’aube se levait à peine lorsqu’ils émergèrent du tunnel de sortie Est, un passage enfin rouvert par Urfis ces derniers jours après plusieurs années de travail, depuis longtemps effondré, plus sûr que le passage Ouest, peuplé de créatures endormies mais dangereuses. Ils descendirent la montagne d’un bon pas, sur ce versant encore baigné d’ombre. Encore peu entraîné, Thomas accusait des difficultés à suivre le rythme, mais il s’accrochait. Sa détermination et sa volonté forçaient le respect. Une fois le massif de l’Eratar derrière eux, ils se dirigèrent vers l’Est, longeant les lisières de la grande forêt qui bordait tout le sud du pays. Une fois encore, des Fenris se joignirent à eux, les portant sur des milles et des lieues. Mené par une femelle du nom d’Halial, le groupe comprenait une dizaine d’individus, dont Frayr, Fayr et Iral, remise de sa blessure au flanc, encore visible. Ils firent halte pour la nuit à l’extrémité Est de la forêt, se préparant pour la traversée de la région stérile qui les séparait des grandes plaines qui s’étalaient devant Azulimar. En traversant ce désert froid et morne au sol pierreux et desséché, environ à la moitié du chemin, ils furent contraints de combattre quelques groupes de har-lin isolés ayant trouvé refuge là, tentant de regagner l’Erkat ou simplement pour se cacher. Les maîtres s’en chargèrent, refusant encore de laisser Gabriel participer, à son grand mécontentement. D’autres har-lin se cachaient dans la région des Collines Mortes, traqués par des escouades déterminées à en finir une fois pour toutes avec ces créatures. La troupe de sifis et de fenris ne craignait pas grand chose de ces groupes isolés, ce qui n’empêcha pas Urfis et Marli de faire preuve de la plus grande prudence, jusqu’à ce qu’ils aient traversé complètement le massif et atteint la plateau d’Azulimar. Au loin, dans le ciel, régnait une agitation inhabituelles ; depuis des décennies, et même des siècles, les aéronefs avaient été confinés dans Azulimar, sauf exceptions. Bien que les sifis n’aperçurent que des appareils militaires, lourdement armés et toujours en groupe, c'était un signe encourageant : les dragons n'étaient plus maîtres du ciel.
— Et donc plus maître d'Ernùn ! fit remarquer Urfis joyeusement.
Ils arrivèrent enfin aux portes, laissant les fenris repartir à leurs occupations, et trouvèrent une cité toujours en ébullition. Des centaines de milliers de personnes œuvraient chaque jour pour la reconstruction de la ville, que ce soient de simples habitants, des militaires ou même des étrangers venus prêter main forte depuis le pays voisin. Le premier cercle grouillait d'hommes et de femmes affairés, apportant des matériaux par ici, honorant une livraison par là. Le ciel aussi, d'habitude vide ou presque, grouillait d'aéronefs de toutes tailles et de toutes formes, transportant des hommes, du matériel ou aidant directement à la reconstruction en soulevant dans les airs les éléments d’architecture les plus lourds. Il y avait même le Nebu, le vaisseau sous le commandement d'Elebrùn, en vol stationnaire à la verticale de la grande porte, veillant comme une sentinelle sur toute cette main d’œuvre bourdonnante.
— Rendez-vous dans quatre heures au palais ! lança Urfis avant de disparaître dans la foule, entraînant Thomas derrière lui qui adressa un signe de la main à Gabriel.
Il avait l'air un peu fatigué.
— Que fais-tu, Marli ? s’enquit Ellohira, voyant Marli s’éloigner.
— J'ai à faire moi aussi, éluda l'intéressée. Je te laisse Eréline, si ça te convient ?
— Bien sûr ! répondit la plus jeune des maîtres avec un sourire.
Marli leur adressa un signe et s’en fut.
— Eh !
Thomas réapparut en bondissant entre deux chariots, hélant ses camarades.
— Urfis n'as pas besoin de moi, en fin de compte. Je crois qu'il va rendre visite à une fille, ajouta-t-il d'un air de conspirateur.
Gabriel lança un coup d’œil en direction de Marli qui disparaissait au loin, noyée par la foule.
— Qu'est-ce qu'on va faire, pendant ce temps là ? demanda Eréline.
— Allons chez moi ! proposa Ellohira. Le temps de dire bonjour et d'arriver à fausser compagnie à ma mère, nous serons déjà en retard.
Ils prirent donc la direction des quartiers résidentiels. Avec l'agitation, ils furent obligés de prendre un chemin secondaire, comme le disait si bien Ellohira, c'est-à-dire passer par les toits. Les immeubles succédaient à des casernes ou des entrepôts en chantiers. Nombreux furent les ouvriers ou les maîtres d’œuvres à râler sur leur passage, sans que cela ne les arrête. Ils profitaient avec insouciance de ce moment partagé entre jeunes, mettant Thomas, le moins expérimenté d’entre eux, au défi de les suivre, tout en s’assurant qu’il ne risquait rien. L’adolescent s’en sortit admirablement bien, bondissant comme un cabri. Il ne possédait pourtant pas le caractère plus aventureux de son frère aîné, qui n’hésitait pas à grimper partout dans le vaste jardin de ses parents. Le fait de pouvoir bondir de toît en toît changeait tout ; ils avaient l’impression de pouvoir voler. Alors qu’ils venaient de franchir d’un bond un passage particulièrement difficile, Gabriel félicita son frère :
— Tu suis plutôt bien, Tom !
— Je rêve, ou c'est un compliment ? Tu es malade, frangin ?
Gabriel donna un coup de poing dans l'épaule de son frère, pour rire, qui faillit bien le faire descendre brutalement de plusieurs étages. Dans le but de se venger, Thomas poursuivit Gabriel, assisté par les filles, dans tout le reste du quartier. Sauf qu'aucun d'eux ne parvint à le rattraper, même lorsqu'ils combinèrent leurs efforts. Même Ellohira fut obligée de s’avouer vaincue. Ils franchirent les murailles du second cercle, qu’ils traversèrent de manière plus conventionnelle, firent un arrêt pour acheter des friandises sur un stand au milieu d’une avenue encore ravagée, traversèrent les deux cercles suivants, plus calmes car les travaux y étaient moins vitaux, puis parvinrent enfin dans les cellules. La Forge tournait à plein régime pour fournir les outils et les matériaux nécessaires à la reconstruction des autres quartiers. Lorsqu’ils l’eurent laissé derrière eux, les quatres jeunes gens arrivèrent devant la parcelle appartenant aux parents d'Ellohira. La maison voisine avait disparut, remplacée sans doute temporairement par un terrain vague. Virestë fut ravie de les accueillir à la maison. Forcément, Yhioan travaillait. Ils passèrent un agréable moment en compagnie de la maman d’Ellohira, puis se rendirent au palais où ils arrivèrent légèrement en retard. Ils furent pourtant les premiers. Ils attendirent alors un moment, en profitant les uns pour se laver, les autres pour préparer le repas. Ce fut Gabriel qui se colla à la cuisine. L’inventaire des ingrédients disponibles effectué, il imagina une recette qui, espérait-il, mettrait tout le monde d’accord. Comme il n’y avait toujours aucun signe de leurs aînés, ils tuèrent le temps avec une partie de carte pendant que le plat mijotait. Après quatre manches, quatre victoires consécutives de Gabriel, ils commencèrent à s'inquiéter de ne pas voir Urfis ou Marli arriver.
— Je vais demander à l'intendance s'il sont entrés au palais, dit Ellohira en sortant dans le couloir.
Elle resta absente environ deux minutes, après quoi elle revint leur annoncer qu'il n'était plus nécessaire de les attendre.
— Ils sont en réunion tout en haut. Le conseil veut mettre l'Ordre à sa botte, annonça t-elle, la mine sombre.
— Ils ne peuvent pas faire ça tant que maman n'est pas revenue ! s'indigna Eréline. C'est elle la doyenne de l'Ordre !
— Je ne crois pas que ça les préoccupe tellement, rétorqua Ellohira. Juanee n'aurait pas plus eu son mot à dire. Et elle ne serait pas non plus allée jusqu'à découper ces planqués en rondelles, même si c'est bien dommage que personne ne l'aient encore envisagé sérieusement.
— Le conseil est si horrible que ça ? demanda Thomas.
— Ça allait, avant, soupira Ellohira. Galdrill à le respect de beaucoup. De fait, c'est son sang qui veut ça, expliqua la jeune femme. Mais il y a de nouveaux membres au sein du conseil. Des cousins éloignés de Galdrill, qui s'estiment floués de ne pas être sur le trône. Et c’est sans parler des familles de notables de la ville, de ceux qui descendent des fondateurs d’Azulimar, dont certains estiment que Galdrill n’est pas chez lui. De sombres affaires de jalousie qui pourrait mener à toutes sortes de catastrophes.
— Ni Urfis ni Marli ne permettront ça ! intervint Eréline, grognon. Ils préféreront être considérés comme des criminels plutôt que de se ranger sous les ordres de gens qui n'ont aucune conscience de ce qui passe autour d'eux ! Non ?
— Sans doute, mais ça ne nous avancera pas plus, lui répondit son aînée. Le soutien d'Azulimar est ce qui nous a permis de survivre. Sans ce soutien, nous n'aurons plus d'endroit où forger nos armes, de fonds et nous ne pourrons plus venir voir Jalrem pour nos uniformes. Et il est unique ce vieux fou. Sans parler de ma famille. Marli aussi a de la famille ici. Ils peuvent facilement nous tenir par la gorge.
Histoire de calmer tout le monde, Ellohira coupa court à la conversation et décréta une heure de méditation, afin que tous profitent de ce moment de répit pour affiner leur lien avec le Flux et leur capacité de contrôle. Après quoi, ils s’entraînèrent dans la salle d’armes avant de finalement prendre leur dîner tardivement. Ils s'en allèrent dormir le ventre plein, sans qu'Urfis ou Marli ne reparaisse.
Dès l'aube en revanche, les deux maîtres vinrent les réveiller.
— Debout, on part ! tonna Urfis en ouvrant vigoureusement la porte de la chambre des garçons.
Il apparut que le conseil avait fini par reculer lorsque, perdant son sang-froid, Marli avait fracassé d'un coup de poing la table de granit de la salle du conseil en criant qu'elle ne plierait jamais devant une bande de bureaucrates ignorants tout des courants, des Forces ou de ce qu'est une bataille. Puis elle était sortie sous les regards médusés, apeurés ou clairement furieux.
— Elle a claqué la porte si fort que le bois a volé en éclat et que les gonds se sont tordus ! raconta fièrement Urfis. C'était quelque chose, vous auriez du voir ça ! Du coup ils ont renoncé à leur ambition de nous placer sous leur autorité. Mais ça reviendra sur le tapis dès que Juanee et Arpe seront de retour.
— Et pourquoi on se lève aussi tôt ? demanda Gabriel en ronchonnant.
— L'armée bouge. Nous la suivons, répondit laconiquement le grand barbu.
Malgré les traînasseries adolescentes, ils furent prêts en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, poussés par l’énergie d’Urfis et l’humeur orageuse de Marli. Gabriel sentait son cœur battre à tout rompre. Il y était peut-être enfin ; sa première vraie bataille, son vrai baptême du feu.
— Tu resteras en arrière avec les autres, lui ordonna Ellohira, mettant fin à son excitation et à ses peurs.
— Quoi ? s'indigna aussitôt Gabriel. Tu m'a vu à l’œuvre, je suis largement au niveau ! Tu n'as...
Ellohira le fit taire d'un geste sec et lui parla à voix basse pour que lui seul entende.
— Écoute ; je sais très bien ce que tu vaux. Tu m'as sauvé la vie, l'autre jour. Mais nous avons besoin de toi en arrière. Tu seras chargé de protéger ton frère et Eréline. Et une bonne partie des guérisseurs aussi, parmi lesquels se trouvera mon père.
Gabriel soupira en hochant la tête, montrant qu'il avait compris.
— Reviens entière cette fois-ci, c'est tout.
Ellohira l'embrassa sur la joue et rejoignit Marli un peu plus loin, le laissant pensif.

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