21 - 2
L'armée qui sortit d'Azulimar ce jour-là comptait près de deux cent cinquante mille hommes et femmes, prêts à tout pour enfin en finir avec le Clan. Dans les airs, le Nebu menait une flotte d’une douzaine d’appareils lourds et d’une quarantaine d’aéronefs plus petits.
— Au fait, vous vous êtes criés dessus, mais nous avons un plan au moins ? demanda Ellohira.
— Nous avons réussi à convaincre le conseil qu'il fallait capturer quelques dragons vivants, lui répondit son ancien maître. Ça n'a pas été facile, tu peux me croire ! ajouta-t-il en soupirant. Donc nous avons fourni pas mal de pierres de rune, avec un sceau très puissant, ça les paralysera un moment, le temps de les entraver plus sérieusement. Il ne doit pas y en avoir plus de six ou sept dans tout le désert, ce sera une partie de plaisir. Nous espérons en garder au moins cinq en vie. Par contre...
— Il y a de nombreux groupes isolés de har-lin un peu partout, intervint Marli. Et une grande armée, environ quinze mille, près de la Source. Et il y a une autre armée assez importante réfugiée à Terdrasill. Une partie de la flotte se dirige là-bas actuellement.
Les hommes marchaient en rang, par ligne de douze. Sur des centaines et des centaines de mètres on ne voyait plus qu'eux, marchant inlassablement vers le sud. Quelques aéronefs les survolaient, transportant ceux qui ne pouvaient pas marcher, comme certains mages, concentrés en permanence sur l'approche éventuelle d'ennemis.
La nuit tombait lorsque l'armée s'arrêta pour la nuit, au pied des Collines mortes. Des tentes furent dressées rapidement, formant un camp fortifié au centre d’une marrée humaine qui dormit à la belle étoile.
— À ce rythme, il faudra toute une semaine pour arriver dans les plaines desséchées ! fit remarquer Gabriel.
— Quatre jours, plus exactement, corrigea Ellohira. Ensuite il faudra une journée pour monter un camp convenable. Ensuite seulement nous pourrons commencer à écumer le désert.
— Tout ça alors que je pourrais être tranquillement chez moi devant la télé...
— Tu as trouvé des avantages ici, non ?
Ellohira lui avait posé la question tout bas, près de son oreille, d'un ton qui ne laissait aucun doute sur ce dont elle parlait. Un frisson parcourut l’échine du jeune homme.
— Je croyais que tu voulais te montrer discrète à ce sujet ? la taquina Gabriel avec un sourire.
Elle lui tourna le dos en haussant les épaules et s'éloigna. Pour le moment, ils n’avaient échangé rien de plus torride qu’un baiser, dans des circonstances particulières. Pourtant, elle semblait prendre pour acquise leur relation. Elle prenait son temps, tout simplement. Cela changeait des filles du lycée.
Ellohira ne s'était pas trompée, il fallut bien quatre jours à l'armée pour se rassembler aux portes du désert où fut établi un camp fortifié à grand renfort de magie. Gabriel fut réquisitionné pour ériger des bâtiments grâce à des sceaux, qu'il maîtrisait à présent très bien. Grâce aux efforts combinés des soldats, des mages et des sifis, une cité de belle taille, au confort certes sommaire, sortit de terre en l'espace d'une journée seulement. Et finalement, après cinq jours de marche et de labeur, plusieurs groupes de reconnaissances furent envoyés dans différentes directions. Le nombre de survivants du Clan fut revu à la hausse et se furent près de trente milles de ces créatures surhumaines qui furent signalées dans le désert par les équipes d’éclaireurs. Cette armée noire se rassemblait et convergeait en même temps droit sur le campement, comme sur les ordres d’un stratège qui aurait eu une vue d’ensemble. L’armée fut mise en ordre de bataille, prête à accueillir ces monstres, les colosses en première ligne, les mages lourdements défendus à l’arrière. Dans le camp, les guérisseurs et les non-combattants se préparaient à prendre en charge les blessés, sous la protection d’un bataillon de troupes d’élites. L’on sonna d’une corne ou d’une trompe au loin, signe de l’apparition des ennemis à l’horizon.
Ellohira se trouvait encore avec son père. Elle surgit de la tente des guérisseur pour se rendre sur le front. Dehors, Gabriel attendait nerveusement, espérant à moitié qu’une percée parviendrait jusqu’ici ; il avait hâte de combattre, sans trop savoir pourquoi. La jolie brune s'approcha de Gabriel et déposa un baiser sur ses lèvres, sans crier gare.
— Veille sur eux pour moi. Tu es notre dernier rempart.
Puis elle s'en alla rejoindre les rangs de soldats, qu’elle traversa pour se rendre en première ligne, aux côtés de Marli et Urfis. Gabriel savait pertinemment qu’elle pouvait ne pas revenir vivante de ce combat, mais il se força à rester calme et concentré sur sa mission.
Il se passa encore du temps avant que les har-lin ne se trouvent à portée. Soudain, au milieu de l'après-midi, il y eut un grand fracas ; celui des canons des aéronefs.
— Ça commence, on dirait, remarqua Eréline, qui se tenait à côté de Gabriel, anxieuse.
Gabriel acquiesça d'un air grave. Il aperçut une forme ailée abattre un des vaisseaux au loin. Puis, presque aussitôt après, il la vit tomber comme une masse vers le sol, frappée à son tour. Il y eut un bruit terrible pendant une heure, le bruit des canons se mêlant en permanence à de furieux rugissements bestiaux et à la clameur lointaine du combat. Gabriel bouillait d'envie d'aller voir de plus près. Cependant, les premiers blessés arrivèrent et il fut très occupé. Sa force et son endurance de sifis le rendaient très utile. Il aurait voulu faire quelque chose pour tous ces malheureux gars, dont certains étaient morts avant même d'arriver au camp. Il aurait pu, peut-être, mais il ne devait pas s’y essayer. Le Flux brûlait ceux qui ne pouvaient le manipuler naturellement. Tenter de guérir un mourant non sifis avec ce courant l’achèverait à coup sûr. De plus, lorsqu'il avait parlé de ses talents de guérisseur récemment découverts à Urfis, celui-ci l’avait averti : “N’y pense pas. Que ferais-tu face à un har-lin si tu n’as plus de forces ?” Et à bien y réfléchir, il ne savait pas exactement comment il avait fait. Alors qu'il se perdait dans ces pensées, il y eut soudain un cri d'alarme.
— Ils ont fait une percée ! prévenait un soldat.
Gabriel sorti aussitôt de sa rêverie, dégaina et se dirigea droit vers la masse noire en mouvement, faisant signe à Thomas et Eréline de rester en arrière. Les har-lin avançaient vite, poursuivis par deux aéronefs dont les canons crachaient des flammes. À la tête des caricatures d’hommes, un particulièrement grand fonçait, une trentaine de mètres devant tout les autres. Gabriel fut frappé un instant par cette vision. Ce n'était pas une armée, mais un véritable bulldozer, un rouleau compresseur en marche. Derrière le sifis, le bataillon formait une ligne de défense à l’entrée du campement. Le grand har-lin n'était plus qu'à quelques dizaines de mètres. Il courait horriblement vite. Il brandit une épée disproportionnée au-dessus de sa tête et fonça droit sur Gabriel, hurlant et crachant, persuadé que ce fragile humain serait mort trois secondes plus tard.
Tout se joua en un éclair. Gabriel respira profondément et ouvrit les vannes de son esprit. Le Flux le submergea et envahit tout son corps, crépita sur sa peau, s’écoula dans son sang, imprégna ses muscles et ses os. Il esquiva le formidable coup de taille vertical du har-lin, en para un second latéral et, d'un revers, expédia l'immonde créature qui para également quelques mètres plus loin. Après une trajectoire incontrôlée dans les airs, la créature se réceptionna néanmoins sur ses deux jambes avec une incroyable souplesse. Cela n'avait pas duré cinq secondes, un temps suffisant pour que toute la troupe de har-lin parcoure les cinquante mètres qui les séparaient encore de leurs adversaires. Il y eut un choc terrible entre les deux groupes. D'un côté, les hommes tenaient bon, mettant en œuvre toute la stratégie militaire et les talents de chacun afin de compenser le désavantage énorme en force pure. De l'autre, une horde de créatures désordonnées, mais puissantes et féroces. Le combat fit rage durant de longues minutes. Des flammes jaillissaient un peu partout, des éclairs blancs frappaient les har-lin. Le bruit des armes qui cognaient sur les boucliers ou contre d’autres armes se réduisit rapidement. Et tout s'arrêta aussi vite que cela avait commencé, lorsque Gabriel eut terminé sa danse de mort. Bien sûr, il y avait eu de nombreuses victimes de leur côté, mais les hommes et les femmes poussèrent un cri de victoire, leurs regards tournés vers ce jeune homme tombé du ciel. Un mot revint à ses oreilles dans les heures qui suivirent, un simple mot qui lui réchauffa le cœur, malgré les pertes tragiques : merci.
Bientôt, une grande clameur de victoire résonna au loin sur le champ de bataille. Les pertes se chiffraient à plusieurs milliers, mais les har-lin, tout à leur fureur aveugle, n'avaient pas reculé. Aucun d'entre eux n'avait survécu. Quant aux dragons, sur les sept engagés dans le combat, quatre avaient été abattus, les trois autres entravés et capturés. Lorsque Urfis, Marli et, au grand soulagement de Gabriel, Ellohira revinrent sains et saufs, avec juste quelques contusions, la bataille fut réellement remportée dans l'esprit de tous. Bien entendu, Les maîtres de l'Ordre eurent bientôt vent des exploits de Gabriel au combat. Il recevait tellement d'éloges que Thomas demanda ironiquement s'il désirait se faire déifier sur place.
— Tu as fait quelque chose de spectaculaire ? lui demanda tout bas Ellohira, le prenant à part.
— Je n'ai pas perdu mon sang-froid, si c'est ce que tu veux savoir. Ne t'inquiète pas.
Elle pinça les lèvres, mécontente de cette réponse. Sans avoir assisté à la scène, elle ne pouvait décemment pas le reprendre sur son manque de prudence.
Après cette terrible bataille, le gros de l'armée regagna Azulimar. Des patrouilles d'aéronefs sillonnaient le ciel en permanence. Il n'était pas rare que les canons vomissent leur métal en fusion sur quelques har-lin isolés. Durant plusieurs jours, où que l'on se trouvait en Ernùn, on entendait un grondement, une détonation au loin au moins une fois toutes les heures. L’armée se livrait à une traque incessante et sans pitié. Quant à l’Ordre, on l’avait invité à rester à la capitale, pour pouvoir assister l’armée en cas de nouveau mouvement.
Six jours passèrent. Nihyr fut de retour à Azulimar, parmi l'escorte du roi Anzil, venus féliciter et encourager ses hommes, soldats comme ouvriers, mais aussi s’entretenir avec Galdrill.
De nombreux conseils et réunions se tenaient tous les jours et les maîtres de l'Ordre se devaient d'y participer. Durant ce temps, Ellohira entraîna Gabriel durement, de sorte qu'il parvint à exploiter de plus en plus de son potentiel apparemment sans limite. Son escrime s’améliora aussi beaucoup. De l’avis de tous, Ellohira était la meilleure dans le domaine, et malgré la différence de force flagrante, elle prenait encore presque toujours le dessus. Environ trois semaines plus tard, les sifis, à l'exception de Thomas et Eréline, se réunirent et embarquèrent pour le mont Erkat, fief du Clan. D'après certains rapports, il était désormais abandonné, alors les sifis et les gouvernements d'Ernùn et Torgar voulaient en avoir le cœur net ; ce serait un signe encourageant, signifiant la défaite totale du Clan, qui y tenait son fief principal depuis des siècles.
À bord de l'engin volant qui filait à une allure folle dans le ciel, Gabriel bouillonnait d’impatience. l'Erkat fut à porté de vue après un peu plus d’une heure de vol. Gabriel le voyait pour la première fois aussi bien, d'aussi près. Le vieux volcan ressemblait à un gigantesque cône glacé retourné que l'on aurait décoiffé de sa pointe. Les pentes incroyablement raides semblaient lisses comme du verre. Nihyr, regardait la scène avec une expression proche du dégoût.
— Ce sont les dragons qui l'ont façonné ainsi, lui dit Ellohira à l'oreille. Jadis, cet endroit était magnifique, verdoyant. Aujourd'hui c'est un désert de roche vitrifiée. Sans la moindre étincelle de vie.
— Je trouve ça beau, d'une certaine façon, commenta Gabriel à voix haute.
— Impressionnant peut-être, mais pas beau, murmura la jeune femme en retour. Que peut-il y avoir de beau dans cette désolation ?
Ellohira voyait juste. À bien y réfléchir, ce spectacle devenait terrifiant. Cela n’enlevait pas la beauté purement esthétique de l’endroit.
Le pilote passa au-dessus du sommet à allure réduite. Les sifis sautèrent de l'aéronef et se reçurent tant bien que mal sur les pentes du cratère. L'appareil fit un tour au-dessus d'eux puis s'éloigna rapidement. Plusieurs ouvertures fumantes creusées par les dragons s'enfonçaient dans la montagne. Urfis et Nihyr ne tardèrent pas à en trouver une praticable.
— Ces boyaux mènent directement au nid. Cet endroit grouille de dragon d'habitude. C'est bizarre.
— Qu'est-ce qui est bizarre, Nihyr ? demanda Gabriel. Les dragons sont presque tous morts.
— Il devrait rester au moins un ou deux gardiens, des individus en période de ponte.
Urfis fit signe aux autres de le suivre et il disparut dans le boyau. Lorsque Gabriel entra à son tour, il fut surpris de voir l'étroitesse relative du conduit. Il avait du mal à se représenter un dragon se glisser ici. L'air devint vite étouffant, des relents de soufre se mêlaient aux fumées et à la chaleur écrasante, rendant la progression difficile. Il leur fallut plus d'une heure de marche, d'escalade et d'autres acrobaties pour enfin arriver au bout du tunnel. Le chemin se terminait par une large ouverture en plein milieu du plafond d'une immense caverne au fond de laquelle rougeoyait un lac de lave bouillonnant.
— Le sol est à combien à ton avis ? demanda Urfis à Nihyr.
— Une bonne soixantaine je dirais, répondit celui-ci en fronçant les sourcils.
Urfis s'élança alors dans le vide. Sa chute sembla durer une éternité, mais il se reçut sans mal, soixante mètres plus bas, avec un bruit mat. Nihyr le suivi, Marli fit de même aussitôt après.
— Ce sont des malades... soupira Gabriel en voyant Ellohira disparaître dans le vide.
Puis il sauta. La douleur lui vrilla les pieds et les jambes lorsqu’il atterrit en bas.
— La prochaine fois, pense à ralentir ta chute, lui chuchota Ellohira. Tu me fais honte.
— Je voulais juste voir ce que ça faisait, mentit Gabriel, qui n’y avait tout simplement pas pensé.
— Silence vous deux ! ordonna Marli.
Nihyr observait un coin de la caverne, les yeux plissés.
— Il y a une grande forme allongée là-bas.
Les sifis s'approchèrent doucement et trouvèrent un grand dragon, sans doute prêt à pondre car il ne bougeait plus ou presque. Il émit cependant un grondement qui signifiait qu'il les avait senti approcher. Nihyr risqua une tentative de communication. Les dragons pouvaient parler, dans les livres d’Histoire. Ces temps-ci, quelques rares élus en restaient capables, comme feu Rakrargat par exemple, ainsi que son rejeton. Les autres, abêtis et corrompus, ne le pouvaient plus.
— Dragon ! Où sont passés tes semblables ?
— Je suis le dernier, ici, gronda l’immense créature. Morts… Tous morts. Ou partis. Comme le poids, sur mon esprit.
Le dragon, allongé, leva la tête pour planter son regard millénaire dans celui de Nihyr. Il observa les sifis un à un.
— Vous êtes des pourvoyeurs, observa-t-il, sans que les sifis comprennent eux-même ce que cela signifiait. Mon peuple se souvient de vous.
Marli grimaça. Dans un lointain passé, l’Ordre était presque aussi puissant que le Clan et les deux factions s’étaient entre-massacrés pendant des décennies. Le conflit s’était terminé par la disparition presque totale des Sifis, ce qui n’empêchait pas les dragons d’avoir subit eux aussi de lourdes pertes. Et celui-ci devait être assez vieux pour avoir vécu cette époque.
— Merci, gronda le dragon en se recouchant, apparemment confiant.
— Pourquoi nous remercies-tu ? s’étonna Nihyr, la voix blanche. Nous avons… Massacré les tiens.
— Et nous aussi, avons massacré les vôtres, rétorqua le dragon, sans bouger, les paupières closes. Nous y étions contraints, vous vous défendiez. Ce n’est pas de votre faute si nous avons succombé à la corruption. Je sais que vous tué la Catalyseur.
— Le Catalyseur ? Qui est-ce ?
— Le Seigneur du Clan, le chevaucheur de Rakrargat le Noir.
Sur ces mos, le dragon s’ébroua, soulevant un nuage de poussière. Les sifis remarquèrent alors une chose ; les plumes qui recouvraient son corps n’étaient plus complètement noires. Pas encore blanches, elles affichaient une teinte grise, difficilement discernable dans l’obscurité rougeoyante de la grotte. L’immense animal se redressa, se tenant sur quatre patte, sans hostilité apparente.
— Qu’allez-vous faire, à présent ? s’enquit Nihyr en reculant prudemment.
— Les nôtres doivent se débarrasser de la corruption. Ceux qui choisiront l’obscurité devront mourir, asséna froidement le dragon. Loin, dans l’Est, certains ont conservé leur liberté, durant tout ce temps ; je m’en vais les consulter.
Sans laisser le temps à Nihyr de poser une autre question, le dragon se dressa de toute sa hauteur. D’un bond et d’un battement d’aile, il atteignit une ouverture dans le plafond et s’y glissa tel un serpent dans son trou, avec une agilité surprenante pour un être de cette taille.
— On dirait que les dragons s'en sortent mieux que nous le pensions, commenta Nihyr. Elle ne montre presque plus aucun signe de l'état bestial dans lequel ils étaient plongés hier encore.
— Elle ? s’étonna Marli.
— C’est le sentiment que j’ai eu, répondit Nihyr.
— L’absence des har-lin est la cause de ce réveil, selon cette chose, grogna Marli. Peut-on lui accorder la moindre confiance ?
— Je l’ignore. Mais, elle ne mentait pas.
Les sifis explorèrent tous le reste de la caverne et quelques petites chambres aménagées plus profondément dans la roche. La dragonne avait dit vrai : il n'y avait plus aucun autre occupant. Excepté un œuf unique, qui reposait sur un lit de pierraille, au fond d’une alcôve.
— Nous vous laissons en paix, murmura Nihyr en effleurant la surface irrégulière et granuleuse de la coquille.
Il se redressa et partit rejoindre les autres, qui attendaient un peu plus loin.
— Et maintenant ? demanda Marli.
— Direction l'air pur, en premier lieu, répondit Nihyr en grimaçant. Puis vers Terdrasill. Il reste encore des dragons là-bas à ce qu'on dit.
Ils regagnèrent l'entrée de la caverne et, après plusieurs heures d'escalade, retrouvèrent un air plus pur à l’extérieur. L’aéronef qui les avait amenés sur place fut bientôt de retour. En voyant un dragon sortir de l’antre, il s’était éloigné, par sécurité. En dehors de cela, il ne se produisait rien d’inquiétant dans les environs.
Dès que tous le monde fut à bord, l'aéronef prit la direction de Terdrasill où se déroulait au même moment une bataille féroce contre les derniers membres du Clan. Ces derniers, anéantis, épuisés par des semaines de combats, puisaient dans leurs dernières forces afin de survivre. Peine perdue, évidemment, bombardés qu'ils étaient en permanence par les vaisseaux de Torgar et Ernùn, Nebu en tête.
Lorsque les sifis arrivèrent au soleil couchant, les derniers espoirs des har-lin furent anéantis. Nombre d'entre eux furent abattus, traqués et exterminés sans pitié. Les dragons qui continuaient de se battre furent abattus, les fuyards épargnés. En tout, il devait rester moins d’une dizaine de dragons en vie dans le pays. Il ne restait plus aucun ennemi dans la cité en ruines et les hommes d'Ernùn et de Torgar voyaient enfin un avenir plus serein. Le Nebu à l’ancre, les hommes festoyaient autour de feux de camp improvisés, n’ayant pour se réchauffer le cœur que quelques fioles de gnole partagée et des rations de voyage.
Il se passa alors quelque chose qui replongea nombre d'entre eux dans l'angoisse. Les derniers rayons du jour disparaissaient quand une immense forme apparut au loin dans le ciel rouge et mauve. Une immense forme ailée, ne pouvant appartenir qu'à un dragon particulièrement énorme, donc très ancien et très puissant. Il se posa devant les sifis, sans la moindre hésitation, avec une grâce incroyable pour une créature aussi grande. Sa tête couronnée de vingt et une cornes trônait à près de vingt mètres du sol et son corps de plus de quarante mètres se prolongeait d'une queue interminable. Prudents, les sifis ne bougèrent pas. Les troupes s’éparpillaient en tout sens, qui pour se mettre à l’abri, qui pour s’emparer de son arme. Sur le dos de la bête assise sur son postérieur, tel un formidable chien devant son maître, apparut une haute silhouette. Un har-lin, sans aucun doute possible, drapé d'un manteau d'étoffes noires et précieuses, chose curieuse pour un être de son espèce. Une lance à la main, il prit la parole. Sa voix, contrairement à celle de ses semblables défunts, avait une forte ressemblance avec celle qu'aurait pu avoir n'importe quel humain, quoi que plus forte et mortellement froide.
— Vous avez finalement eu raison de nos armées ici, dit-il sur le ton d’une conversation badine. Mon Seigneur ne sera pas satisfait. Fort heureusement pour celui qui commandait ici, il semble avoir trouvé la mort au cours de vos affrontements. J'ai cependant le devoir de vous prévenir : ceci n'est qu'un sursis. Bientôt, mon maître enverra une nouvelle force d'invasion, plus terrible que celle que vous avez mis tant de siècles à chasser. Votre pays retombera entre ses mains et celui de vos alliés également. Vous mourrez de nos mains et les plus chanceux d'entre vous deviendrons nos esclaves.
— Les plus faibles vous voulez dire ! intervint Nihyr. Notre pays a aujourd'hui suffisamment de ressources pour tenir face à un nouvel assaut. Mais ne croyez pas que nous vous laisserons le temps de le mener à bien. Bientôt nous trouverons celui que tu appelles Seigneur et nous le destituerons de ses pouvoirs ! Le Clan ...
— Le Clan ? railla le har-lin. Nous ne sommes pas le Clan, cette petite partie de notre armée, la plus faible, que vous aviez sur votre territoire. Nous n'avons aucun nom. Nous semons le chaos, nous causons le néant, nous répondons notre fléau que rien ne peut juguler. Allez ! Venez donc nous voir dans notre fief ! Nous vous y attendrons avec impatience.
— Tu as de la chance d'être un messager ! Nous t'aurions abattu dans le cas contraire, gronda Marli.
Le har-lin porta son regard sur elle et éclata de rire.
— Vous ne me tuez pas par respect des règles de la guerre ? Alors que nous les ignorons !
Il éclata d’un rire franc, un peu fou.
— Votre race est décidément stupide et faible ! Vous méritez le sort funeste qui vous attend.
Il rit encore puis continua, vociférant de plus en plus fort :
— Vous ne m'épargnez pas parce que je suis un messager, vous ne pouvez me tuer parce que je suis l’Émissaire ! Et vous comprendrez bientôt que je suis bien plus qu'un vulgaire serviteur !
Sur ces mots il claqua de la langue et son dragon commença à faire volte-face, mais il le retint. Son regard tomba sur Gabriel. Celui-ci, de colère, perdait son sang-froid et il commençait à irradier. Sans un mot, le har-lin donna ordre à sa monture de prendre son envol et il s'éloignèrent, disparaissant bientôt dans l'obscurité grandissante.
— Que faisons-nous ? demanda Urfis lorsque les sifis se furent tous retrouvés à l'écart.
— Nous devons attendre le retour de Juanee et Arpe. Ensuite nous aviserons, répondit Nihyr. Tout le monde est d'accord ?

Annotations
Versions