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— Nordhe. Ce nom a longtemps été ignoré dans le monde et le peu de gens qui le connaissaient considéraient tout ce qui s'y rattache comme une matière de légende. Aujourd'hui, Sifis d'Ernùn, vous pouvez voir qu'il n'en est rien. Nous sommes ici depuis longtemps. Notre peuple a affronté de nombreuses fois les dragons et leurs nouveaux maîtres. Jusqu’à ce que l'un de nos dirigeants décide d'enterrer notre civilisation.
— L'enterrer ? questionna Arpe. Comment ça ?
Arpe et Juanee se trouvaient toujours en compagnie du commandant du port. L'officier leur racontait l'histoire du pays, le temps de recevoir de nouvelles instructions, suite à son rapport au sujet de leur arrivée.
— Au sens littéral. Nos cités sont aujourd'hui toutes enfouies. Il ne reste rien à la surface, hormis quelques ruines isolées et d'anciennes routes. Car même nos routes sont sous terre. C'est un système de défense très efficace, même face à ses fouisseurs. D'autant plus qu'ils ne connaissent pas les emplacements exacts de nos cités, ni les tracés des routes, encore moins de nos ports et de notre système de défense, dont nous sommes très fiers.
— Vous semblez très en avance sur nous, technologiquement parlant, observa Juanee, toujours très interessée par les considérations historiques.
— Presque aucun citoyen ne dispose de pouvoirs comme les vôtres, dans ce pays. Ce que nous appelons magie est quasiment absent de notre société. Cela force à avancer par d'autres moyens.
Un bruit retentit alors, comme de petites clochettes que l'on aurait secoué frénétiquement. Un des officiers qui se trouvait dans la pièce se dirigea vers un guéridon, décrocha un appareil accroché au mur et écouta. Tous les regards étaient fixés sur lui. Après un court moment de silence, il aboya un "À vos ordres" puis raccrocha.
— Le commandant Ferta demande à ce que les visiteurs soient conduits auprès de lui de toute urgence.
— Eh bien, votre visite aurait été annoncée que vous n'auriez pas reçut différent accueil ! s'exclama le commandant, la mine réjouie. Je vais vous faire conduire, dit-il en faisant signe à l'un des officiers qui invita aussitôt le couple à le suivre.
Ils furent conduits dans un dédale de couloirs et de salles avant d'arriver dans un vaste hall au centre duquel se terminaient plusieurs voies de transports. Des capsules en forme d'obus, couchées à l'horizontale au-dessus des rails, faisaient office de wagons. Les sifis prirent place à la suite de leur guide dans l’un des appareils et le commandant en second leur remit leurs sabres et leurs armes empaquetées.
— Je vous souhaite bon voyage. Nous nous reverrons sans doute bientôt.
— À bientôt alors, répondit aimablement Juanee en lui rendant le paquet. Gardez les jusqu’à notre retour, nous n'en aurons pas besoin. Vous avez notre confiance, vous et le commandant. Je vous prie d'en prendre grand soin.
L'officier s'inclina et la portière de la capsule se ferma avec un chuintement mécanique. Une fois clos, l’engin accéléra brutalement. À peine dix minutes plus tard, la capsule ralentissait déjà. Elle s'immobilisa après une longue décélération en grinçant doucement. La portière s'ouvrit et ils furent accueillis par une douzaine de personnes, principalement des civils. Dès qu'ils foulèrent le quai, la capsule repartit dans l’autre sens, disparaissant dans le tunnel.
— Bienvenue à Nordhe, étrangers ! Je suis Hastor Louhïn. Le commandant Ferta m'a chargé de vous mener à lui.
— Très bien, répondit Juanee, s'inclinant en un salut à la mode Erniane. Nous vous suivons.
Le dénommé Hastor s'inclina à son tour et les invita à le suivre. Ils passèrent dans un long couloir, un escalier, encore un couloir, puis encore un autre escalier, plus long. Ils ne cessaient de monter.
— Sommes nous si profond sous le sol ? demanda Arpe.
— Assez, oui. Le port est construit au niveau de la mer, mais notre capitale se trouve juste sous la surface, loin dans les terres, donc beaucoup plus haut. Nous arrivons justement.
En effet, l'escalier se terminait. En haut, après avoir franchi un dernier coude, les sifis découvrirent Nordhe, la capitale du pays du même nom. C'était un spectacle magnifique et impressionnant ; un dôme de poutres d'acier portait une structure de plate-formes, de passerelles et d'un impressionnant déploiement d'artillerie. Au-dessus de tout cela, un tapis de verdure suspendu filtrait la lumière du jour. La ville s'étendait en dessous, au frais, avec ses immeubles, ses palais, ses rues, ses fontaines et ses jardins. Il semblait incroyable de trouver une telle cité sous terre.
— C'est impressionnant, admit Arpe.
Hastor lui répondit par un sourire fier et l'invita, lui et sa femme, à emprunter une passerelle de verre et d'acier menant directement au palais.
La bâtiment trônait fièrement au centre de la ville. Il ne comptait que trois étages mais dégageait une ancienneté digne, témoignant d'une histoire longue et riche. Aucune pierre ne semblait avoir échappé aux ciseaux des tailleurs. Le contraste entre l'architecture générale des bâtiments que l'on devinait anciens et ceux, sans aucun doute plus récents, était saisissant. Il y avait véritablement eu une fracture à une certaine époque dans cette société.
Juanee, Arpe, Hastor et leur escorte arrivèrent au bout de la passerelle. Ils n'eurent que quelques mètres à faire pour entrer dans la cour du palais, puis dans le palais lui-même. Une fois à l'intérieur, il fallut encore monter un large escalier jusqu'au troisième étage. Les sifis furent conduits dans une vaste salle dans laquelle se trouvait un homme seul et affairé. Dès qu'ils furent entrés, leur escorte les abandonna. Les sifis restèrent seuls avec l'homme qui abandonna son travail et vint aussitôt vers eux, tendant une main amicale vers Arpe.
— Bienvenue à vous, sifis d'Ernùn. Je suis Meylin Ferta, Commandant de Nordhe.
Il serra la main de Juanee avec enthousiasme. Dès qu’ils se furent présentés, le commandant reprit la parole :
— Je suis tellement heureux de vous accueillir ! Il s'est passé nombre d’événements très importants ces temps-ci, sans doute en rapport avec la situation dans votre pays. Je suis vraiment heureux de voir que les nations du continent sont toujours là. Nous avons craint, durant de très nombreuses années, être les derniers hommes à avoir survécu aux Soumis. Ceux que vous appelez le Clan, je crois. Quelle est la situation actuellement ?
— Torgar n'a subi aucun dommage direct, répondit Juanee. Ernùn a beaucoup souffert en revanche. Durant toutes ces années, une seule de nos grandes villes est restée debout. Terdrasill, notre ancienne capitale, à été entièrement détruite. Et en dehors d'une poignée de villages cachés, il ne reste plus aucune population sur le territoire. Tout récemment, Azulimar, notre dernier bastion est tombé et nous avons craint le pire. Mais grâce à beaucoup de sacrifices et d'efforts, de circonstances favorables et, il faut bien le dire, d’un peu de chance, nous l'avons reprise presque aussitôt, détruisant presque entièrement le Clan au passage. Quelque chose ne va pas, commandant Ferta ?
— Non, au contraire, ces nouvelles me rassurent, affirma le commandant qui se dérida. J'essayais d'établir une relation entre ces événements que vous me rapportez et les importants mouvements de l’ennemi. Mais je devrais peut-être vous dire plusieurs choses avant de continuer sur ce sujet.
Il invita d’un geste ses hôtes à s’asseoir. Une fois qu’ils furent installés, le commandant Ferta regagna son propre siège et continua, le ton grave et sérieux :
— Tout d'abord vous devez savoir que notre nation dispose de gros moyens. Malheureusement, notre incapacité à la magie nous impose des limites qui jouent en notre défaveur. Nous avons tenté d'équilibrer la situation en étudiant les dragons et nous avons fait des découvertes importantes. Certains d’entre eux n'ont pas succombé à la corruption venue du sud, il y a très longtemps.
Juanee s’apprêtait a demander des détails, mais referma la bouche et hocha la tête en signe de consentement devant le signe de la main de Ferta.
— Laissez-moi terminer cette partie, je vous prie, dit-il avec un sourire. Ces dragons, que nous appelons les Insoumis à l'opposé de tous les autres, les Soumis, sont peu nombreux. Six, au maximum et ils vivent tous dans les montagnes noires, sur le continent, juste en face de notre île. Vous y êtes sans doute passé ?
— En effet, nous avons vu ces montagnes. Des dragons comme ceux d'autrefois y vivraient ?
— Oui, cinq, ou six. Nous ne connaissons pas leur nombre exact. Ils vivent là et défendent férocement leur territoire. Pour le moment, les autres les laissent en paix. Ils ne voient sans doute pas en eux une menace. Nous avons réussi à avoir un ou deux contacts avec eux et, dans l'ensemble, nos relations sont bonnes. Ils ne sont pas prêts cependant à s'engager dans une guerre à nos côtés. Ils pensent d'abord à la survie de leur espèce et nous ne pouvons leur en faire grief. Cela étant dit, je dois aborder une question qui vous concerne de plus près, puisque cela concerne quelqu'un de votre race.
Leur curiosité piqué au vif, Juanee et Arpe redoublèrent d'attention.
— Nous avons ici-même une pensionnaire qu'il me faut vous présenter au plus vite. Personne ici ne peut communiquer avec elle, dans l'état où elle se trouve. Le sifis qui est venu il y a si longtemps réussissait cependant à établir une certaine forme de communication.
— Une femme ? Une sifis se trouve ici ? s'étonna Arpe.
— Même si... je veux dire, depuis tant d'années, elle serait morte, renchérit Juanee.
— Vous allez voir. Suivez-moi, je vous prie.
Meylin Ferta se dirigea vers une porte de métal, à sa gauche. Cette porte, les deux sifis l'avaient remarquée car elle semblait déplacée, voire anachronique, dans ce palais d'allure si ancienne. Le commandant activa un bouton et les portes s'ouvrirent sur une pièce minuscule en coulissant. Il y entra et invita ses hôtes à le suivre. Dès qu'ils furent tous à l'intérieur, le commandant Ferta actionna un autre bouton, les portes se refermèrent et la cabine se mit à vibrer légèrement. Il se passa une bonne minute avant que la cabine ne s'immobilise et que les portes ne s'ouvrent sur un nouveau spectacle magnifique.
— Nous sommes sous la ville. Voici le Temple. Votre consœur se trouve à l'intérieur, indiqua leur hôte.
Juanee et Arpe s'avancèrent dans une vaste caverne. On devinait au-dessus la cité, posée sur d’immenses plateaux d'acier. Un trou ménagé au centre de l’un d’eux laissait passer un rai de lumière. Cette colonne immatérielle tombait directement en plein centre de la caverne, baignant une structure de pierre trop tourmentée, trop parfaite, pour avoir été faite par la main de l'Homme de reflet dansants.
— Cet endroit à été découvert lorsque notre civilisation s'est enfoncée sous terre. Commenta le commandant. La femme qui se trouve à l'intérieur se trouvait déjà là, sans doute depuis très, très longtemps.
— Elle doit être terriblement âgée, fit remarquer Juanee, incrédule.
Le commandant eut un sourire, mais n'ajouta rien. Il se contenta de les conduire plus avant.
— Il a fallu des années de travail pour dégager tout cet espace autour, continua t-il, il semble que la structure s'enfonce également profondément sous le niveau du sol.
Juanee examina les alentours. Ici et là, des gens se promenaient dans cet espace vaste et vide. Un endroit frais, sombre et tranquille, idéal pour réfléchir. Lorsqu'ils furent arrivés devant l'édifice de roche, haut d'une cinquantaine de mètres, le commandant les conduisit jusqu'à une haute arche naturelle. Venant de l'intérieur, une lumière bleue et dansante coulait vers l'extérieur.
— Je vous laisse ici. Restez autant de temps que vous le voudrez, je vous enverrai quelqu'un vous attendre. J'ai des affaires très urgentes à régler, j'espère que vous comprenez.
— Bien sûr, bien sûr, répondirent les sifis distraitement, trop intrigués pour rester attentifs.
Ils restèrent un instant sur le seuil, échangèrent un regard puis entrèrent. Une fois à l'intérieur, leurs yeux s'habituèrent rapidement à la lumière. Elle provenait d'un gigantesque cristal.
— Incroyable. Qu'est-ce que... ?
Juanee se tut. Elle venait tout juste de la remarquer. À l'intérieur du cristal, une femme, jeune et magnifique, semblait dormir. Comment était-elle arrivée là, Juanee n'aurait su le dire. Mais avant qu'elle n'ait pu se poser la moindre question, un flot d'images déferla dans son esprit, puis une voix.
— Cela faisait longtemps que je n'avais pas eu le plaisir de pouvoir parler à quelqu'un. Bonjour, Juanee. Je suis Alanë.

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