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Juanee s’attarda longuement dans le Temple. Après avoir suggéré à Arpe d'en apprendre un maximum de la part des gens de Nordhe pendant qu'elle comptait son histoire à son épouse, Alanë entreprit son récit.
— Tant de temps s'est écoulé, dit-elle, depuis la dernière fois que j'ai pu parler à quelqu'un. C'était un homme, un sifis, comme moi. Il n'était pas très réceptif.
— Comment cela ? questionna Juanee en pensée.
— C'était l'époque de la montée de la corruption, au sud. Les pouvoirs des sifis en furent amoindris, pour une raison que j’ignore.
— Comment savez-vous cela, sans avoir bougé d'ici ?
— Je suis ici depuis bien plus longtemps encore que ce que vous pensez. Je vais tout vous raconter, depuis le début, patience.
Il y a des milliers d'années, les hommes arrivèrent sur Diernill et commencèrent à peupler cette nouvelle terre, sans se soucier des espèces déjà présentes, qu'ils n'avaient pas découvertes à l'époque. Mais ils rencontrèrent les créatures originaires de cette île et bientôt, des guerres éclatèrent entre eux. Certains hommes sages refusèrent de se joindre au combat et quittèrent l'île vers une autre, plus petite, au large. Sur cette île, ils rencontrèrent une espèce de dragon différente de celle que vous connaissez. Ils s'appellent "écailles de ciel". Ils accueillirent les nouveaux venus sur leur île, leur enseignèrent de nombreuses choses et leur apprirent à maîtriser de nouveaux pouvoirs. La nature même de ces gens fut changée, ils devinrent en conséquence plus que des humains. Doués de pouvoirs incommensurables et devenus éternels, ils continuèrent de vivre durant des années sur l'île des dragons, ne se souciant pas de ce qui se passait sur la grande Diernill.
La guerre continuait pourtant là-bas, les natifs, de grandes créatures à la forme d'homme, mais à la peau d'un vert sombre et aux membres longs…
— Nous les appelons Glorgs, intervint Juanee, qui reconnut les créatures dans cette description.
— Cela signifie humain, dans leur langue, précisa Alanë. Les Glorgs possédaient à cette époque de grandes cités et de vastes territoires. Les hommes l’ignoraient alors, et les prenaient pour de vulgaires créatures sauvages. Aucun des deux camps ne comprenait l’autre et malentendu en quiproquo, le conflit s’envenima de plus en plus. C'est à cette époque qu'un des hommes éternels de l'île des dragons décida de quitter les siens. Ses pouvoirs hors norme lui tournaient la tête. Il débarqua parmi les hommes de Diernill, se présentant comme un envoyé des dragons pour les aider. Alors que les hommes étaient acculés, prêts à abandonner ces rivages, il renversa la situation. La guerre ne fit qu'empirer, les exactions de cet homme de plus en plus cruel finit par soulever le peuple des glorgs tout entier, jusque là dispersé et divisé. Alors les dragons écailles de ciel renvoyèrent sur Diernill plusieurs de ces surhommes qui furent appelés par la suite les Talars. Un homme et sa sœur étaient leurs chefs ; Elion et Raanu. Ils dirent aux hommes que celui qu'ils considéraient comme leur sauveur et un envoyé des dragons n'était qu'un imposteur. Bien sûr, les hommes, voyant un tel débarquement d'êtres très puissants, et honteux d'avoir été trompés, se retournèrent contre celui qui les avait sauvés. Il échappa à sa capture et se réfugia très loin à l'intérieur des terres, tuant au passage de nombreux glorgs et accumulant de plus en plus de pouvoir, en leur volant leur énergie au passage. Il se rendit à l'extrême orient de Diernill et y trouva une autre race autochtone. Il asservit ces créatures, mena des expériences sur eux, accumula du pouvoir, encore et encore pendant que les hommes et les glorgs établissaient enfin la paix. Au cours de son exil dans l'est, le talar renégat accomplit un acte terrible de magie : il effaça son existence. Personne ne se souvint plus de lui, de son nom ou de son visage. Lorsqu'il revint semer la mort dans tout Diernill, ce fut sous le nom de Neant, sa nature atrocement changée. Il apparaissait désormais comme un grand nuage de fumée noire surplombant ses armées. Il créa toutes sortes de créatures abjectes et mena plusieurs guerres dévastatrices.
Durant la dernière de ces guerres, il conduisit Diernill au bord de la destruction, utilisant tellement de magie qu'il faillit causer la perte du monde tout entier. Alors, les Forces...
— Les Forces ? Que sont-elles ? demanda Juanee, excitée. Je connais ce terme ; je l'ai lu à plusieurs reprises, sans jamais trouver quoi que ce soit qui les définisse.
— Les Forces sont à la fois des êtres vivants d'une très grande puissance, apparaissant sous la forme de gigantesques dragons, et des pierres, ou des joyaux. Ils ont façonné ce monde. Ils sont quatre : il y a l'Orbe, dont l'incarnation est le grand serpent de mer rouge, que l’on l'appelle Griffe-Rouge. L'Hydre est un joyaux de couleur jaune, Luinara est son hôte et règne dans les cieux. Le Cœur n'a jamais montré d'incarnation. Il est source de toute vie et de nombreuses créatures lui obéissent. La dernière est le Noyau d'Argent Roi. Il est la source du Flux et régule tous les courants de la magie. Son incarnation était Arganaut, jusqu’à cet événement que je vais te raconter. Il existait aussi un autre grand dragon, nommé Archanes, qui va entrer dans ce récit également, mais dont la nature est différente.
Néant cherchait à accroître encore son pouvoir. Il désirait s'approprier la puissance des Forces. Il emprisonna dans ce but Archanes mais malgré tous ses efforts, il ne parvint pas à en absorber les pouvoirs. De rage, il causa encore plus de mal. Alors plusieurs êtres d'exceptions se mirent en travers de son chemin. Je n'étais qu'une enfant à l'époque, mais tout le monde connaissait leurs noms. Naânön, le seul humain qui ait jamais réussi à dépasser les Talars en pouvoir et Lian, un mage d’exception, lui aussi. Ils parvinrent tous deux à pousser Néant dans ses derniers retranchements. Dans un dernier effort, il tenta alors de détruire Archanes, toujours emprisonné. Mais Arganaut s'y opposa. Naânön et Arganaut livrèrent un combat au cœur même de la terrible prison d'Archanes contre Néant. Il résulta de ce combat une explosion d'énergie magique qui menaça de briser la planète. Arganaut utilisa alors ses dernières forces pour séparer Diernill du reste du monde. C'est ce jour-là, il y à sept milliers d'années, que le monde est devenu ce qu'il est aujourd'hui, que s'est produite ce que certains appellent la Division, d’autres la Fracture, le Grand Cataclysme ou d’autres nom encore. Le grand dragon Arganaut épuisa toute sa puissance et son existence s’épuisa. Le Noyau se brisa et, aujourd'hui encore, je suis la gardienne de ces fragments.
Juanee fut sidérée d'apprendre que cette femme, d’apparence si jeune, était en réalité si ancienne. Sidérée aussi d'apprendre que l'une des quatre Forces créatrices du monde se trouvait là, juste devant elle.
— Ce cristal que tu vois là, qui entoure mon corps ; c'est mon âme, poursuivit Alanë. Cristallisée pour protéger ce qui reste du Noyau. Il subsiste cependant un fragment qui m'a échappé. Grâce à ce fragment, auquel je suis en quelque sorte reliée, j'ai pu amener dans ce monde trois personnes qui pourront nous aider à redonner son vrai visage à Diernill.
— Trois personnes ? questionna Juanee. Je crois deviner l’identité de deux d'entre-elles. Mais pour la troisième...
— Ne t’inquiète pas de son destin. Les Forces s'occupent de ces jeunes gens. Ce que vous devez faire à présent, c'est venir à bout de la menace qui pèse encore sur nous. Les dragons corrompus ont été soumis à la volonté d'un être d’une grande puissance, un homme qui fut jadis un sifis, comme nous. Il se trouve au même endroit depuis trois mille années, dans le tout premier sanctuaire des sifis, là où se trouve le Cœur.
— Où se trouve ce sanctuaire ? s’enquit Juanee, avide d’en savoir plus, d’en finir avec cet interminable combat.
— Au sud du désert, au-delà d'une mer appelée le bassin d’Attar. Là-bas se trouve un pays, Tigar, qui souffre depuis bien longtemps, mais qui continue de lutter à sa manière. Grâce à votre aide, celle de Nordhe, de Torgar et d'Ernùn, vous viendrez à bout de cet ennemi, si vous faites vite. Maintenant va, je dois me reposer.
Juanee se sentit aussitôt repoussée par Alanë, doucement mais fermement. Elle avait une puissance incroyable, même dans son état. Alors Juanee sorti de l'état de transe dans lequel elle se trouvait, se leva et s'en alla après s'être inclinée respectueusement devant l’imposant cristal et le corps qu’il contenait. Elle aurait voulu passer encore des heures avec Alanë, en apprendre plus sur son histoire, sur celle des Sifis, sur Diernill et sur tant d’autres choses. Cela sera pour plus tard, se dit-elle. Pour l'heure, je dois faire au plus vite.

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