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— Ils ne devraient pas déjà être rentrés ? demandait Eréline à Marli, un soir dans la petite salle du Sanctuaire.
Tous s'y étaient retrouvés la veille et attendaient impatiemment le retour d'Arpe et Juanee.
— Nous ne savons pas exactement depuis combien de temps ils ont quitté le pays, répondit Marli.
— Mais ça fait plus d'un mois à présent. C'est vrai qu'ils devraient être rentrés.
— Ne dit pas ce genre de chose, Urfis ! s'exclama Marli sur le ton du reproche. On dirait que tu penses au pire.
Ellohira avait proposé de faire forger son sabre à Gabriel, ce qui impliquait son accession au rang de maître. Urfis, Nihyr et Marli avaient accepté immédiatement. Elle en avait profité pour officialiser leur relation, s'attirant les félicitations des uns et des autres, pas surpris pour deux sous. Ils se trouvaient à présent tous les deux dans un fauteuil confortable, près du feu, profitant d'une dernière soirée ensemble. Gabriel devait partir dès le lendemain pour forger son sabre. Perchée sur ses genoux, Ellohira passait en revue ce qu’il devait accomplir.
— Tu te souviens de la théorie ?
— Oui Ello.
— Et des ingrédients que tu dois récupérer, et où ?
— Argent noir dans les montagnes, un cristal dans le lac, à Torgar. Je trouverai l’acier soit à Azulimar, soit à Amenoth. Le reste des petites fournitures, directement dans un atelier de forgeron, récapitula Gabriel.
Eréline et Thomas jouaient à un jeu de plateau et pouffaient en se moquant des amoureux. Urfis sirotait un verre, s’amusant à les observer d’un œil distrait. Nihyr et Marli s’entretenaient de sujets plus sérieux, à voix basse. La porte du salon s'ouvrit soudain. Urfis et Marli bondirent pour se retrouver face à leur doyenne.
— Ça alors ! Nous parlions justement de vous deux. Vous êtes rentrés ! se réjouit Urfis.
— À l'évidence, oui, nous sommes rentrés ! répondit Juanee, amusée, alors qu'Eréline courait vers elle pour l’embrasser. Arpe a continué vers Azulimar ; nous avons appris de nombreuses choses et ne devons pas perdre de temps, au risque de manquer une occasion historique d’en finir avec la source de tous nos problèmes.
Sa fille lovée contre elle, Juanee leur raconta son voyage avec Arpe dans le désert, leur traversée de la mer en appliquant une méthode inspirée par Gabriel, leur découverte de Nordhe, leur rencontre avec Meylin Ferta et surtout sa longue discussion mentale avec Alanë. Elle avait pris soin de consigner le tout dans un carnet. Nordhe s’engageait à leurs côtés dans la lutte contre les dragons et celui qui les contrôlait. Nul doute qu’Ernùn et Torgar ne tarderaient pas à lancer une offensive contre les forces ennemies en prenant connaissance des renseignements que rapportaient les sifis. Les préparatifs risquaient toutefois de se prolonger. Les deux pays se trouvaient dans une situation où monter une telle expédition relevait d’un effort considérable, cela après déjà d’immenses dépenses et des pertes douloureuses.
Le récit de Juanee terminé, Ellohira lui annonça sa décision d'envoyer Gabriel forger son arme. La doyenne approuva, elle aussi, consciente de la valeur du jeune homme. Ce dernier se retrouva dehors, en plein milieu de la nuit, avant d'avoir compris ce qui lui arrivait.
— Fais vite, nous aurons besoin de toi, lui dit Ellohira au moment de son départ.
Elle déposa un long et doux baiser sur ses lèvres puis retourna auprès des autres, laissant Gabriel seul sous les étoiles, pensif.
— Eh bien, allons-y, soupira-t-il en commençant à descendre de la montagne.
Il laissa derrière lui le mont Eratar et prit résolument la route de l'est. Il dévala les pentes comme une rafale de vent et commença sa route jusqu’à ce que, après une bonne heure de marche, il sentit la présence d'un Fenris au loin. Il fut heureux d'avoir enfin appris comment signaler à ces merveilleux compagnons qu'il souhaitait avoir recours à leur aide. Ce fut Iral qui vint vers lui, seule. La femelle fenris, en le voyant, gronda doucement.
— Tu me voles ma jeune compagne et à présent tu fais des infidélités à Fayr ?
— Ne te mets pas non plus à te moquer de moi, s'il te plaît ! s’esclaffa Gabriel. Trêve de bavardage, il y a urgence ; pourrais-tu m’emmener vers le Nord, près des Sept Dames ?
— Assurément, jeune maître. Tu es seul ? Serait-ce que le grand moment est arrivé ?
— Tu as deviné, Iral, répondit le garçon en grimpant sur son dos. Toi aussi, tu es seule.
— Nous sommes des créatures solitaires, la plupart du temps, dit-elle, avant de se mettre à courrir, atteignant rapidement une vive allure.
— Tu t’es remarquablement bien remise de ta blessure !
— Nous guérissons vite, expliqua la fenris. Pourquoi y a-t-il urgence ? L’épreuve n'est pas limitée dans le temps que je sache ?
— Non, mais nous allons bientôt tous nous rendre dans le pays d'où viennent les dragons. Nous espérons pouvoir en finir une bonne fois pour toute.
Ils voyagèrent ensemble durant les heures les plus sombres, au cœur de la nuit. Les fenris restaient actifs le plus souvent sur ses périodes, plus propices à la chasse, et les sifis pouvaient se passer de sommeil pendant quatre ou cinq jours sans problème, les deux compagnons passèrent donc la majeure partie de leur temps à discuter. Gabriel passa d’abord un long moment à expliquer la situation à sa monture, lui racontant le récit de Juanee dans le détail. Iral fut obligée de faire une pause à la moitié du chemin. Son côté la faisait encore souffrir, surtout lorsqu’elle fournissait un effort prolongé. Elle s’abreuva à long traits dans une rivière qui s’écoulait depuis les montagnes et gagnait probablement l’Arnion, plus à l’Est. Ils reprirent leur voyage pour arriver aux pieds des contreforts des Dames un peu avant l’aube.
— Tu peux me laisser là, Iral. Je vais terminer seul.
— Je t’attendrai dans le secteur, lui répondit la fenris. Tu auras besoin de moi pour gagner Torgar.
Iral s’arrêta et Gabriel bondit à terre. Il lui flatta l’encolure et Iral en gronda de contentement. Puis il s’en alla, lui adressant un signe de la main. C’est au pas de course qu’il franchit les premières collines. Vers midi, il s’arrêta pour manger un morceau, à l’ombre d’un grand pin, contemplant au loin la silhouette effilée du mont Erkat. Le ciel restait résolument clair. Le soleil brûlait les plaines qui passaient d’un vert tendre, dû à la récente saison des pluies, à des couleurs plus fauves, mordorées. Devant Gabriel s’étalait un immense désert où l’on n’apercevait nul troupeau, nul ville ou village. Pourtant, c’était beau. Gabriel s’arracha à sa contemplation et ses pensées pour reprendre l’ascencion vers le col où se trouvait la mine d’argent noir. Il grimpa à vive allure, franchissant les obstacles d’un bond, jusqu’à atteindre la vieille piste qui grimpait en serpentant jusqu’au col, taillée par endroit à même le roc. Il se sentait bien, pas trop essoufflé, ce qui le surprit car même Ellohira peinait, lorsqu’ils étaient venus tous les deux la première fois. Parvenu devant l’entrée de la mine, il contempla un moment le paysage en contrebas. Au Sud et au Nord de l’Erkat, des reflets scintillants indiquaient les positions respectives des fleuves. Au Sud, l’Arnion terminait sa course en se jetant dans un gouffre au pied du volcan pour ressurgir au Nord en deux bras, le Libel et l’Alnel, qui se rejoignaient ensuite pour former le Morion, leurs eaux réchauffées à tel point qu’une brume permanente recouvraient les vallées, dans cette région.
La fatigue pesait sur les épaule de Gabriel, qui se décida à dormir un peu, à l’abri dans le refuge aménagé par ses camarades. Il se contenta de se rouler sur un tas de paille, emmitouflé dans son manteau. Une fois plongé dans le sommeil, il ne s’éveilla plus avant le lendemain matin. Au dehors, le temps se couvrait. Gabriel espérait ne pas avoir à affronter une tempête, comme la dernière fois, aussi se pressa-t-il un peu plus. Il s’engagea dans la mine, atteignit rapidement le filon d’argent et remplit le le conteneur cylindrique en un tournemain. Cette tâche très simple accomplie, le garçon ressortit et dévala la montagne, trottinant sur le sentier, sautant d’un lacet à l’autre lorsque le relief le permettait, puis quitta le chemin qui se perdait dans la verdure, plus bas, pour retourner au moins à peu près à l’endroit où lui et Iral s’étaient séparés. Il eut rejoint la louve géante avant la tombée de la nuit.
— Vers l’Est à présent, j’imagine ?
— Tu as vu juste, Iral ! Tu as accompagné Allohira, aussi ?
— Bien sûr, confirma la fenris. Fayr t’aurais volontier assisté, je pense, s’il ne passait pas son temps à courir les femelles dans le Nord !
Gabriel éclata de rire. Il grimpa sur le dos d’Iral qui entama sa course en trottant à un rythme tranquille, le temps de rejoindre un terrain moins accidenté.
— Cela te gênes, qu’il “courre les femelles” ?
— Non, gronda Iral, riant à sa manière elle aussi. Il est jeune, c’est bien normal.
— Parce que tu ne l’es pas toi, jeune ?
Iral resta silencieuse un moment.
— Les sifis vivent longtemps, dit-elle sombrement. J’ai eu la joie de voir grandir Ellohira. Je l’ai portée la première fois il y a bien longtemps, maintenant. Il ne me reste guère qu’une quarantaine d’années à vivre.
— Tu verras de belles choses, en quarante années. Tiens ! Par exemple : tu auras vécu la libération d’Ernùn. Ce n’est pas rien.
— Tu as raison, s’amusa Iral. Mais tu as intérêt à me donner autre chose à voir, avant d’avoir plus d’un siècle. Pas comme Juanee.
— De quoi tu parles ?
— D’un enfant, Gabriel ! J’espère pouvoir porter le rejeton de ma meilleure amie…
— Oh… Je… Je ne sais pas ce qu’elle pense de ça. Nous n’en avons pas parlé. Pas encore.
— Tu as le temps, concéda la louve.
Un peu gêné par la conversation, et plongé dans ses réflexions, Gabriel resta silencieux un long moment. La course d’Iral accéléra. Elle partit droit vers l’Erkat, au pied duquel elle et son cavalier firent halte assez tard dans la nuit, cachés par précaution dans une ravine, non loin du gouffre qui engloutissait un fleuve entier ; la Bouche du Dragon. Quelques semaines plus tôt, il aurait été tout bonnement impensable de faire étape par ici, avec le Clan qui surveillait étroitement les environs.
Lorque l’aube pointa le bout de son nez, les deux compagnons reprirent leur voyage. Gabriel choisit d’avancer à pied, pendant un moment et ils cheminèrent tous deux à un rythme plus lent dans cette région particulièrement accidentée. Les collines recouvertes de pins se succédaient, les cours d’eau ruisselaient depuis les hauteur et convergeaient tous vers la Bouche, dont Gabriel entendait depuis un moment le grondement sourd. Il aurait préféré découvrir cet endroit avec Ellohira, mais comme l’occasion se présentait, il y orienta tout de même ses pas. Le bois s’arrêta net sur une lisière rocheuse et une immense dépression circulaire. Au loin, sur sa droite, un étroit défilé vomissait les flots impétueux de l’Arnion qui allaient se fracasser contre la paroi, sur la face Est. Les eaux suivaient alors une pente, suivant l’arrondi de la roche avant de se jeter dans un lac tourbillonnant et écumant qui se vidait sans cesse, on ne savait trop comment. Des dizaines de petites cascades se jetaient elles aussi dans cette immense marmite bouillonnante, ajoutant une note de poésie féérique dans ce paysage naturel sauvage et puissant.
— C’était le domaine des Gardiens, précisa Iral. Il y avait toujours un dragon, perché sur ce promontoire, là-haut, qui surveillait les environs. Beaucoup de dragons pondaient, ici. Et par vice, le Seigneur du Clan jetait parfois un malheureux dans le tourbillon, quand il ne le donnait pas à manger à Rakrargat.
— Charmant ! commenta ironiquement Gabriel. C’est bien mieux maintenant, alors. C’est magnifique.
Iral acquiesça d’un mouvement de tête. Gabriel et elle se remirent en route, contournant la Bouche par le Nord. Une fois le grondement formidable du fleuve derrière eux, le sifis grimpa de nouveau sur le dos de sa compagne de voyage et ils filèrent vers le Sud-Est, vers la Source, au milieu du désert, où ils espéraient passer la nuit. Ensuite, il leur resterait encore à voyager une journée jusqu’à un village caché appelé Gesh, puis une dernière matinée pour atteindre la Porte Sud.
Tout se déroula comme prévu, sans la moindre mauvaise rencontre. Gabriel observait le Mur, au loin, qui se rapprochait de minute en minute, lorsqu’Iral ralentit et lui annonça :
— Je vais te laisser ici, si tu veux bien. Nous ne sommes plus très loin et je n'aime pas trop m'approcher de ce mur.
— Pas de problème, je te remercie de m'avoir amené jusqu'ici, Iral ! s’exclama Gabriel en sautant à terre. Tu raconteras tout ce que je t’ai dit aux autres fenris ?
— Bien sûr ! Je les tiendrai au courant. Bonne chance.
Sur ce, Iral repartit à vive allure. Gabriel la regarda s'éloigner pendant une poignée de secondes puis fit face à l'incroyable édifice. Il se dirigea vers la Porte Sud, qu'il franchit au crépuscule. Il s’accorda une sieste une fois de l’autre côté, mais plus aucun repos, ensuite, ni au Fort du Sud ni sur le reste de sa route tant qu’il n’eut pas atteint le lac aux cristaux, à l'Est. Il y parvint après un jour et demi d’une marche rapide. Ses jambes et ses pieds commençaient à le faire souffrir, alors il s'accorda une pause et quelques heures de sommeil. Il mangea quelques fruits secs et un morceau de pain, médita pendant une heure et reprit le cours de son épreuve, revigoré.
Les eaux du lac, gonflées par de récentes pluies d'orage, atteignaient un niveau rarement égalé. À leur surface flottaient des embarcations des pêcheurs et des chasseurs de cristaux. Gabriel fut ravi d'impressionner tout ce petit monde en utilisant un tour que Juanee lui avait appris : il marcha sur l'eau, qu'il rendait solide sous ses pieds, comme une sorte de gel très dense, sans pour autant qu'elle ne devienne de la glace. Il salua quelques plongeurs et pêcheurs, puis commença à s'enfoncer doucement dans l'eau, sous des dizaines d’yeux ahuris. Il prit une profonde inspiration, puis disparut totalement, désormais concentré sur sa tâche.
Gabriel usa de sa faculté à manipuler l’élément pour s'enfoncer toujours plus profondément sous les eaux, jusqu’à atteindre le fond. Il faisait très sombre et, malgré ses yeux plus performants que la moyenne, il avait du mal à distinguer les formes des rochers et des cristaux qui, fort heureusement, émettaient leur propre lueur. Il chercha un long moment, mais aucun cristal ne correspondait à ses attentes. Soit trop petits, ou trop gros, d'un rayonnement trop faible ou inégal, ils ne convenaient tout simplement pas. Il remonta à la surface une première fois, bredouille.
Il prit son temps, sonda le fond du lac avec son esprit, ressentant le rayonnement de chaque cristal. Il ressentit alors un endroit où les cristaux lui semblaient plus prometteurs. Il plongea de nouveau, gagna cette zone qui, pour corser un peu les choses, se trouvait être la plus profonde. Il chercha un peu et choisit finalement un cristal de bonne taille dont le rayonnement pur lui donna un frisson lorsqu'il posa sa main à la surface pour l'arracher à la pierre. Lorsqu'il remonta avec le cristal à la main, il l'examina sous toutes les coutures tandis qu'il regagnait la berge et comprit qu'il ne pourrait sans doute jamais trouver mieux. Ce cristal lui parlait. Il le ressentait au plus profond de lui, comme un écho à sa propre personnalité. C'était un peu les sensations qu'Ellohira lui avait décrites, lorsqu’elle lui avait raconté sa propre épreuve. Comme si ce morceau de matière vibrait au même rythme que lui, à l’unisson de son âme. En possession de son cristal, il reprit la route et se dirigea droit vers Amenoth, d'où il pourrait gagner rapidement Azulimar et commencer à forger son arme.
Il s'arrêta à la tombée de la nuit dans un village où il passa la nuit chez un des habitants qui se battaient presque pour savoir chez qui allait dormir le sifis. Après une nuit de repos et un petit-déjeuner de roi, il reprit la route. Lorsqu'il eut atteint la capitale torgienne après une journée de plus, Gabriel embarqua à bord d'un aéronef jusqu'au palais où il embarqua aussitôt pour Azulimar, sans s’arrêter nulle part.
Le voyage ne fut pas très long. L’aéronef filait à vive allure dans les cieux, si bien qu'il atteignit la Porte supérieure Nord en un peu plus d’une heure, et en vue de la cité en début d'après-midi. Lors de son survol des cercles vers le port aérien, Gabriel fut ravi de constater l'avancement des travaux de reconstruction. Ici et là, des tas de gravats et des rues défoncées témoignaient encore du grand état de dévastation dans lequel se trouvait Azulimar quelques semaines plus tôt, mais de nouveaux édifices se dressaient fièrement, plus hauts et plus beaux que jamais, comme un pied de nez à la défaite dont on lavait chaque jour un peu plus l’affront comme le souvenir.
Gabriel fut tout aussi heureux de pouvoir admirer une nouvelle fois le palais, immense, scintillant et intact, ainsi que le port aérien avant de redescendre sur le plancher des vaches et gagner en hâte la forge où les sifis avaient coutume de travailler et dans laquelle il avait déjà officié durant des heures et des heures. Lorsque le propriétaire des lieux vit arriver Gabriel, il vint lui serrer chaleureusement la main. Il s'appelait Elmis, ce qui dans la langue d'Ernùn, signifiait quelque chose comme "celui qui vois".
— Jeune Seigneur, dit Elmis, votre tour serait-il déjà venu ?
Voyant le signe de tête affirmatif de Gabriel, le forgeron poussa un sifflement d'admiration.
— Eh bien vous ne traînez pas ! s'exclama-t-il en faisant signe à Gabriel de le suivre. Cela ne fait pas très longtemps que vous avez rejoint l'Ordre, pas vrai ? Enfin, après les louanges que j'ai entendues à votre sujet... Vous savez, vos exploits durant la bataille du désert ont fait le tour de la ville. Peut-être même du pays et de celui d'à côté !
Gêné par ces compliments, Gabriel conserva le silence, affichant un sourire légèrement crispé. Elmis lui indiqua où il pouvait travailler et le garçon se mit au travail. Elmis lui apporta son meilleur acier, des outils tout neufs et admira longuement sous tous les angles le cristal de Gabriel tout en continuant à déverser un flot de paroles continu. Il aurait dû s’appeler Elhab, “celui qui parle”, se dit Gabriel, pouffant intérieurement.
— Bon ! Veuillez m'excuser, m’seigneur, mais je dois vous laisser ! J'ai du travail qui m'attend. Prenez tout le temps qu'il vous faudra ! Et n'aillez pas peur de faire du bruit, même la nuit ; il n'y a personne que ça dérangera ici.
Elmis s'éloigna en lançant quelques dernières recommandations au jeune sifis qui laissa échapper un soupir de soulagement en voyant disparaître le bonhomme décidément fort sympathique, mais vraiment trop bavard. Gabriel prit une profonde inspiration et se plongea sérieusement dans le travail.
Bien qu’il eut déjà forgé plusieurs pièces en compagnie de Nihyr et Ellohira, forger son sabre tout seul se révélât un peu plus complexe que prévu. Gabriel persévéra durant toute une nuit d'efforts. L’Ordre mettait un point d’honneur à ce que le sabre d’un maître soit forgé entièrement à la main, sans se servir d’outils plus performants qu’un simple marteau. Après des heures et des heures d’un travail acharné, Gabriel parvint à un premier résultat qu’il jugea acceptable. Cependant, il ne se contenterait certainement pas d’un travail simplement “acceptable”. Comme le disait son ancien maître de stage ; “on ne doit au client qu’un travail soigné, c’est pour soit-même et pour l’Art qu’on se doit de se dépasser”. En parlant d’art, concernant celui de la forge, Gabriel avait eu pour maîtres les deux membres de l'Ordre qui forgeaient le mieux. Tous les deux l’avaient initiés avec patience, prenant soin de lui décrire chaque étape, avant d’en faire la démonstration et de les lui faire pratiquer plusieurs fois. lI se devait donc de ne pas les décevoir. Il s'accorda un peu de repos puis médita longuement sur les étapes suivantes, afin d’être sûr de lui. Avant de reprendre, il se restaura, car forger un sabre azuré nécessitait une grande dépense d’énergie. Quand il fut prêt, il fit chauffer le métal et le frappa encore et encore, pendant des heures, pliant l'acier à sa volonté jusqu’à ce que la lame fût parfaitement à son goût. Enfin, il porta une dernière fois l'acier au rouge et, comme Ellohira le lui avait appris, il lia le cristal à sa lame, dernière étape pour obtenir une lame indestructible. C'était une opération complexe, nécessitant une très grande concentration. Gabriel vit le cristal se fondre dans l’acier, s'étirer, disparaître au cœur de la lame rougeoyante tandis qu’il déversait des torrents de Flux pour lier l’ensemble. Lors de la toute dernière étape de cette opération, le cristal prenait sa forme définitive au cœur de l’arme. Souvent, il restait invisible. Gabriel fut surpris de voir ressurgir une ligne cristalline dans l’acier azuré. Elle courait le long de la lame, dessinant un éclair translucide tout le long de la gouttière, depuis la base de la lame jusqu’à la pointe. Gabriel crut d’abord avoir échoué. Alors il testa la solidité de la lame en la frappant de toutes ses forces avec divers outils, sans que cela ne produise ne serait-ce qu’une étincelle. Après cela, Gabriel dut encore forger la garde et la poignée en se servant de l’argent noir, puis assembler le tout avec du cuir de skon avant de terminer en ajoutant une soie préparée à l'avance par ses soins, tissée à partir de poils de fenris.
Gabriel examina longuement son arme, pour s’assurer que nul défaut ne venait ternir ce chef d’œuvre. Lorsqu’il eut terminé d'admirer son travail et de briquer le métal, il alla trouver Elmis pour lui demander son avis et lui fit part de son départ, le remerciant chaleureusement pour son accueil.
— Vous étiez si absorbé, si investi ! Dommage que votre destin vous appelle ailleurs, vous feriez un excellent forgeron ! Passer autant de temps, complètement coupé du monde, sans boire ni dormir ni manger, c'était incroyable !
Comme à son habitude, Elmis bavardait beaucoup.
— Il faut dire que, vous autres, vous faites des trucs qu’on peut tout simplement pas approcher ! Alors forcément, ça prend du temps !
Il siffla d’admiration devant l’arme.
— Du temps ? s'étonna Gabriel persuadé de n'avoir passé qu'un peu plus d'une journée au travail. Ce n’était pas si long, pourtant.
— Hey ! Cela fait tout de même six jours que vous êtes devant la forge ! rit Elmis. Et je ne vous ai vu vous reposer qu’une seule fois.
— Six jours ! s’étrangla Gabriel.
— Quel tranchant ! Et cette forme ! C’est pour rendre l’arme plus légère, non ? C’est ingénieux.
Gabriel sourit. Il remarqua que les mains d’Elmis tremblaient.
— Vous vous sentez bien, Elmis ? Vos mains…
— Ah, c’est que ch’uis ému, m’sire ! C’est la plus belle arme que j’ai jamais vue ! On dirait qu’elle vous réchauffe l’âme.
Elmis rendit le sabre à son propriétaire, une larme au coin de l’œil, avec un geste précautionneux, empreint d’un grand respect. Gabriel considéra son sabre avec un regard nouveau. Il n'avait pas vraiment fait attention, à cause de la fatigue peut-être ou de cette étrange sensation qu'il avait après avoir utilisé énormément de son pouvoir, mais son sabre ne ressemblait vraiment à aucun de ceux des autres membres de l'Ordre. Pas seulement dans sa forme. Il irradiait un quelque chose de plus, comme animé d'une vie propre, luisant doucement de sa propre lumière. Il cligna plusieurs fois des yeux pour s'arracher à sa contemplation, remercia une dernière fois Elmis puis quitta la ville en toute hâte.

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