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Les deux journées avant le départ passèrent à une vitesse ahurissante. Il se passait trop de choses pour que Gabriel puisse saisir l’envergure de ce qui se préparait. Avec Ellohira, il avait formé à l’aide de sceaux un magnifique fourreau pour son arme, se servant d’une essence de bois joliment nervurée, d’une belle teinte rouge. Dommage qu’il soit attaché presque toujours dans le dos du manteau de leur uniforme, habilement dissimulé, car personne ou presque ne pourrait l’admirer. Les deux plus jeunes maîtres de l’Ordre avaient aussi beaucoup entraîné les jeunes, Thomas et Eréline, les autres étant trop accaparés par les préparatifs du voyage ainsi que par les communication indispensables avec la Vigie et Azulimar. Ils sortirent tous les neuf à la première heure du troisième jour, après une nuit trop courte et descendirent les flancs de l’Eratar alors que l’aube grise dissipait difficilement le brouillard matinal. Ils gagnèrent une vaste étendue plane et rocailleuse puis attendirent un moment. Ils n’eurent pas longtemps à patienter ; bientôt, une nuée de petits appareils perça les brumes de leurs drôle de silhouettes arrondies. La conception de la plupart les identifiait comme des appareils ernians ou torgiens. Mais certains ne ressemblaient en rien à ce que Gabriel avait pu voir jusqu’ici et il en déduisit qu’il s’agissait d’appareils provenant de Nordhe. Il embarqua avec Ellohira et Marli à bord de l’un de ces engins, pendant qu’Arpe, Juanee et Urfis se trouvaient à bord d'un autre et un troisième embarqua Nihyr, Thomas et Eréline. Chaque véhicule comptait un équipage de plusieurs hommes, agissant clairement comme des militaires d’une armée professionnelle ; efficaces et avares de mots. Du moins quand il s’agissait du travail. Car une fois en vol, en dehors des pilotes qui devaient naturellement se concentrer sur leur tache, les autres se montrèrent curieux, intrigué par ce détour pour venir chercher une dizaine d’hurluberlus perdus dans des montagnes autrement désertes.

Bientôt, les aéronefs s'engagèrent au-dessus du désert, le survolant à vive allure. Il se composait de trois grandes régions. La plus proche d'Ernùn s'étendait sur un haut plateau dont le centre, une gigantesque dépression oblongue, était envahi par une mer de sable dont personne ne connaissait la profondeur. Une espèce cousine des parasites des forêt connue sous le nom de boues y sévissait, aspirant sous les sables brûlants toute proie éventuelle. La seconde partie, à l'ouest, s'appelait le Plateau des tempêtes. C'était une région plus basse, balayé en permanence par des vents violents venus de la mer et, pendant la moitié du cycle solaire, de très violentes tempêtes se déchaînaient, soulevant des montagnes de sable. La troisième partie du désert s'étendait au Sud des deux autres, bordée par la mer sur deux côtés. Elle était connue pour être la région d’origine des dragons. Depuis leur corruption, de gigantesques crevasses creusées par les créatures s'ouvraient en gouffres béants, larges de plusieurs kilomètres et si profondes que le regard ne pouvait en percer les ténèbres. C’est là, disait-on, qu’ils se multipliaient dans le passé, avant d’attaquer Ernùn.

L’escadron contourna la région des fosses par le nord, avant de se diriger plein Sud. L'itinéraire s'en trouvait rallongé de beaucoup, mais cela semblait plus sûr à tout le monde. Il fallut une journée entière aux engins pour venir à bout de cette distance. Lorsque la mer apparut devant eux sous un soleil mourant, les aéronefs se posèrent sur une plage et les sifis débarquèrent. Ni les hommes de Nordhe, ni leur véhicules n'iraient plus loin. Nihyr, Thomas et Eréline resteraient sur place également.

— Nous nous séparons ici, annonça Juanee à la cantonade. Nihyr, reste dans les environs s'il te plaît. Nous communiquerons dès que nous aurons traversé, puis chaque matin et chaque soir. Tu seras notre lien avec les autorités.

Nihyr acquiesça d'un signe de tête et Juanee se dirigea vers le rivage sans plus de cérémonie.

— En route vous autre, dit Arpe en faisant signe de le suivre.

Juanee s'engagea sur l'eau, la changeant au fur et à mesure de son avancée en une matière presque solide, semblable à de la gelée très dense. Arpe la suivit, profitant de la zone d’effet produite par son épouse, suivit de près par les quatre autres.

Le soleil ne tarda pas à disparaître complètement derrière l'horizon dans un flamboiement de couleurs impressionnant. Les sifis continuèrent d'avancer dans l'obscurité grandissante, brisée seulement par les petites flammes qu'ils entretinrent dans le creux de leurs mains durant toute leur avancée, à tour de rôle. Ils marchaient depuis trois heures environ lorsque le temps commença à changer. Ils pressèrent le mouvement tandis que le vent se levait et qu'une houle gênante venait les troubler dans leur exercice. La météo n'empira pas plus et la traversée se poursuivit.

— Simple curiosité, il va nous falloir combien de temps pour atteindre la côte ? demanda Gabriel lorsque, voyant le soleil se lever de longues heures plus tard, il prit conscience du temps écoulé.

— À ce rythme, je dirais encore jusqu’à demain matin, répondit Arpe sur un ton neutre. Pourquoi ? Serais-tu fatigué ?

— Oh, non, répondit-il tranquillement.

Puis, il s'adressa discrètement à Ellohira :

— Ça va aller ?

— Je n'ai jamais été très douée pour ce genre d’exercice de longue haleine. Je t'avoue que je commence à fatiguer.

Gabriel lui sourit, prit sa main dans la sienne et étendit l'influence de son pouvoir. Il ne maîtrisait pas le Flux avec autant de finesse que les autres, plus expérimentés. Toutefois, il puisait beaucoup plus facilement dans cette étrange source de puissance, et en plus grande quantité, que les autres.

— Je vais prendre le relais, le temps que tu te reposes.

Ellohira déposa un baiser sur sa joue en guise de remerciement.

La journée s’écoula paisiblement sous un soleil généreux et plus piquant que d’ordinaire. Les hovacks discutèrent, poussèrent la chansonnette pendant un long moment. Lorsque le soir vint, il n'y avait toujours rien à l'horizon, sinon les crêtes des vagues et leur écume. Une nouvelle nuit de marche commença, sous un ciel plus couvert. La mer restait étrangement calme. Pressentant une tempête, les sifis se mirent à avancer encore plus vite, se relayant de plus en plus régulièrement, ce qui trahissait leur fatigue grandissante. Seuls Gabriel et Juanee tenaient encore le choc. Lorsque leur prévision s’accomplit, Gabriel fut chargé de tenir les vagues à distance, ce qui lui demanda toute sa force de concentration et une dépense d’énergie énorme, les autres se relayant pour continuer à solidifier les eaux. Les flots s’agitaient furieusement autour d’eux, creusant et soulevant la mer en vagues monstrueuses, ce qui rendit l’exercice particulièrement difficile. C’était si inconfortable que plusieurs ressentirent quelque chose de semblable au mal de mer. Ils luttaient depuis un moment lorsque Gabriel crut ressentir une présence près d'eux, mais personne ne dit rien à ce sujet et l'impression avait été tellement fugace qu'il pensa avoir rêvé. La mer se déchaîna contre eux jusqu’au matin et, lorsque le matin et le calme revinrent, les sifis furent ravis et soulagés de voir au loin une ligne sombre, indiquant des terres proches.

— Ton aide nous a été précieuse, reconnu Marli en s'adressant à Gabriel. Tu as un potentiel encore plus élevé que nous le pensions.

— Ne le flatte pas trop, il va attraper la grosse tête, plaisanta Ellohira.

Mais Gabriel accusait sérieusement le coup. Ses yeux rougis et cernés incitèrent les autres à l'aider et à presser le pas. Ils poursuivirent leur avancée et se rendirent compte que devant eux, la ligne sombre qui s’épaississait se composait de hauts arbres bleus. En forçant son regard, Gabriel eut l'impression que rien ne bougeait là bas. Il ne ressentait d’ailleurs pas la force de vie incroyable, forte et tranquille, qui se dégageait d’un arbre bien vivant. Quoi que fut cet endroit au loin, ce n’était pas une forêt ordinaire.

— Cette forêt est pétrifiée ! s'exclama t-il en comprenant enfin ce qu’il observait.

En effet, lorsqu'ils parvinrent à hauteur des premiers troncs, ils se rendirent compte que Gabriel avait vu juste. Mais d'autres éléments leurs apparurent, et ils en furent troublés. Ils n'avaient en effet pas encore atteint le rivage. Les troncs s'enfonçaient sous la surface de la mer. Plus ils avançaient au milieu des arbres, plus l'eau devenait calme et claire. Le sable brillait comme du cristal au moindre rayon de soleil, plusieurs mètres sous l'eau. Entre les troncs nageaient des poissons colorés, nichant dans quelques algues et dans des coraux aux couleurs d'arc-en-ciel.

Les sifis choisirent de se déplacer dans les branches, afin d'économiser leurs forces. Les troncs d’arbres se trouvaient très proches les uns des autres et leurs branches se touchaient presque. Un enfant un peu aventureux aurait pu les suivre sans mal. Ils progressèrent ainsi durant vingt minutes avant d'atteindre véritablement le rivage. Juanee décida de s'établir sur place. Elle entra aussitôt en contact avec Nihyr, non sans avoir envoyé au préalable Urfis et Arpe en reconnaissance. Marli renonça à chercher de quoi faire un feu ; aussi loin que portait le regard, il n'y avait que des arbres pétrifiés et du sable.

Gabriel erra dans les environs en étudiant les petits animaux dans les flaques d'eau salées et ceux qui se réfugiaient dans le sable à son approche. Cet endroit respirait le calme. Cela ne l'empêchait pas de ressentir une menace lointaine mais oppressante qu'il tenta de faire refluer dans un coin de son esprit. En revenant près du campement, il fit part de cette impression à Juanee.

— Je ne ressens rien dans les environs. Essai de te contenir un peu, tu émets tellement d'énergie que j'ai eu du mal à parler à Nihyr.

Gabriel passa un bon moment à méditer, essayant sans grand succès de contenir un peu ce Flux qui circulait en lui. “Tu brilles comme un phare” lui avait dit Ellohira à plusieurs reprises en l'incitant à se maîtriser. D’après elle, il progressait. Lui ne sentait pas de différence. Depuis le combat contre les dragons, dans la région d’Arbòl, le Flux s’écoulait en lui naturellement, comme si une vanne normalement fermée dans son esprit laissait désormais libre cours à ce courant infini.

Arpe et Urfis revinrent bientôt, rapportant que la forêt s'étendait encore sur plusieurs kilomètres. Au-delà s'étendait une vaste plaine rocailleuse, parsemée d’herbes sèches et de buissons épars.

— De l'orée des bois, si je puis dire, nous avons vu quelque chose de bizarre, très très loin. Ce serait bien que nous allions voir de plus près, suggéra Arpe pendant le repas. C'est comme si la roche avait... comment dire ? Urfis ?

L’interessé haussa les épaules, signifiant qu'il ne pouvait pas plus décrire la scène que son ami. Les sifis se restaurèrent, s'accordèrent quelques heures de repos, puis reprirent la route un peu après avoir contacté Nihyr à midi.

Les six compagnons se retrouvèrent rapidement à marcher sur un sol dur, pratiquement dépourvu de végétation. Une immense étendue grise et quasiment stérile s'étirait sous un soleil de plomb.

— Bien triste, ce pays, commenta Urfis. On dirait...

— Ce que serait devenue Ernùn, sous la domination totale des dragons pendant des milliers d'années, termina Juanee. Nous ignorons depuis combien de temps Tigar est sous leur coupe.

— De leur Seigneur, du moins, précisa Arpe. Les dragons ne sont que ses esclaves. J'ai encore du mal à me faire à l'idée que ce Seigneur fut jadis l’un des nôtres.

Plus les sifis avançaient dans la plaine, plus le paysage devenait stérile et plus l'étrange paysage déchiré se rapprochait. De leur point de vue, il semblait que la pierre avait été fondue, déchirée et soulevée par une force incommensurable. Lorsqu'ils furent sur place, ils comprirent l'horreur qu'impliquait ce spectacle. Devant s'étendait en effet ce qui avait ressemblé, en des temps très reculés, à une ville grande et puissante. Sous l'action d'une force inconnue, les colonnes et les murs de pierres, et même les pavés des rues, s’étaient distordus et déchirés pour former un paysage digne des cauchemars d’un fou. Cette désolation évoquait une étrange coulée de lave, qui se serait figée par hasard en des formes familières. Parmi ces restes torturées d’une civilisation antique, les sifis distinguèrent des objets dont les contours ne laissaient pas de doute. Des hommes, des femmes, des enfants, des bêtes, surpris par cette horreur, reposaient là, gisants encore debout, à jamais immobiles, jusqu’à ce que l’érosion ne termine de les ronger. Les postures de certains évoquaient la surprise, ou la peur. D’autres se tenaient dans une posture neutre du quotidien, comme s’ils s’apprêtaient à une action anodine.

— C’était un marché, devina Urfis. Là, c’était une halle. Ici, le marché au bestiaux.

— Quelle catastrophe à bien pu surprendre ces gens pour qu'ils n'aient même pas le temps de se mettre à l'abri ? se demanda Juanee à voix haute, pressentant elle-même la désagréable réponse.

Elle connaissait une créature capable d’infliger cette tragique fin. Dans sa jeunesse, elle et Urfis avaient faillit mourir face à l’une d’elle, en découvrant le Sanctuaire de l’Eratar. Ces choses des profondeurs, que l’on nommait des fondegueules dans les vieilles légendes, hantaient encore les tréfonds de plusieurs galeries, dans le couloir d’accès Ouest. On les disait semblable à des dragons, en certains aspects. Sauf qu’il n’en avaient pas l’intelligence.

Ils quittèrent l'étendue désolée en continuant leur chemin en direction du Sud où Arpe pensait distinguer de la fumée. Bientôt ils en furent tous persuadés et purent même distinguer plusieurs colonnes fines, caractéristique de la présence d’une ville. Ils obliquèrent un peu vers l'est pour se diriger droit dessus.

Ils furent aux portes de la ville alors que le jour déclinait. L'endroit semblait être un oasis de verdure après les étendues désertiques de roche, mais en réalité la terre restait pauvre et il y avait bien peu de terres cultivées autour des quelques fermes qui entouraient un vaste bourg. Les habitants les fuyaient. Aucun n'osa même croiser leur regard. Il fut vite évident qu'ils n'étaient pas les bienvenus, surtout après que les gardes armés postés aux portes, portant un blason en forme de tête de dragon, aient tenté de les tuer sans sommation. Bien sûr, les sifis n'eurent aucun mal à se débarrasser d'eux, en les abandonnant groggys contre un talus, mais trouvèrent préférable de ne pas insister et rebroussèrent chemin.

Alors qu'ils s'éloignaient, ils entendirent une voix provenant d'un épais taillis bordant la route.

— Surtout ne regardez pas par ici ! prévint la voix en premier lieu. Vous ne tirerez rien des gens d'ici. Vous feriez mieux d'aller à Jhunen, qui que vous soyez.

— Que pouvez-vous nous apprendre de cet endroit ? demanda Juanee, faisant mine de s'adresser à Arpe.

— Ici, c'est Regon, répondit la voix. C'est censé être notre capitale, mais bien sûr, c'est le Seigneur qui règne en maître. Les voyages sont interdits. Toute personne prise à voyager entre deux villes sans ordre ni autorisation est exécutée sur le champ.

— Ce Seigneur a-t-il un nom ? Où se trouve-t-il ? demanda Juanee.

La voix resta silencieuse un moment. Puis répondit simplement :

— Je l’ignore. Allez à l'est. Ici, votre présence est déjà signalée. Faites preuve de discrétion une fois là-bas, vous attireriez des ennuis aux habitants.

— Comment nous y rendre ? questionna Arpe.

— Quatre jours de marche, plein est. Vous tomberez forcément sur une piste.

Urfis s'éclaircit la gorge. Une douzaine de gardes se dirigeaient vers eux en courant, arme au poing. Un bruit signala que la personne sous le buisson venait de refermer une trappe.

— Ils n'envoient que douze gardes ? C'est presque insultant, remarqua nonchalamment Urfis, ce qui arracha un ricanement à Gabriel.

Les sifis se remirent aussitôt en route, courant à toute vitesse vers le nord. Les gardes s'arrêtèrent aussitôt, décontenancés, en les voyant s’éloigner à une vitesse tout à fait inhumaine. Les soldats reprirent aussitôt la route de Regon où ils étaient bien décidés à ne rien rapporter de l'incident. Si l'on apprenait qu'ils avaient été incapables d'exécuter six voyageurs, on leur ferait couper la tête. Leurs chefs rejoindraient alors la déjà très vaste collection du Seigneur.

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