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Après avoir couru vers le nord afin de se mettre hors de vue et de brouiller les pistes, les sifis bifurquèrent vers l'est, comme le leur avait indiqué la voix dans le buisson.

— Cet homme a sans doute pris un gros risque en nous adressant la parole, fit remarquer Gabriel.

— Sans doute, répondit évasivement Juanee. Ce pays semble complètement aux mains de ce fichu Seigneur. Mais il reste visiblement une forme de résistance. C’est plutôt admirable.

— Je ne m'attendais même pas à trouver des hommes, avoua le jeune homme. Finalement, le Seigneur doit avoir besoin d'esclaves pour continuer son règne.

— Besoin ? Non, sûrement pas. Mais à quoi bon régner sur un pays vide, Gabriel ? demanda Juanee, pragmatique. Ce Seigneur n’aime qu’une chose : dominer. C’est une motivation particulièrement puérile, je trouve.

Le groupe de sifis chemina à bonne allure jusqu’au soir, puis toute la nuit et encore le jour suivant sans que rien ne se produise, ni croiser d’autre signe de vie que quelques animaux sauvages. L’heure de joindre Nihyr approchait, alors ils s’installèrent dans une combe, à l’abri d’éventuels regards scrutateurs. Alors que Juanee se trouvait assise en tailleur, faisant son rapport du soir à Nihyr, et que les autres s’affairaient à essayer d’établir un campement avec les moyens du bord, Gabriel ressenti une agitation, loin derrière.

— Vous avez senti ? demanda-t-il aussitôt aux autres.

Ils avaient effectivement remarqué quelque chose, une modification dans les courants, une fluctuation qui trahissait l’utilisation massive de magie. Mais alors que la sensation fut seulement passagère pour les autres, Gabriel continua de percevoir de faibles vibrations. Puis cette impression se mua en un sentiment qu'il avait déjà expérimenté lorsque des dragons avaient recherché sa présence, près d’Arbòl.

— Je crois que le Seigneur sait que nous sommes là, dit-il. Il a envoyé quelques-uns de ses sbires à nos trousses.

Les sifis en eurent la confirmation environ trois heures plus tard, au cœur de la nuit. Une grande puissance passa au-dessus d'eux. Ils distinguèrent même une ombre passer devant les étoiles. Gabriel faisait de son mieux pour verrouiller son esprit et ne pas laisser le Flux l’envahir ni s’échapper de son corps. Malgré cela, la forme ailé tournoya au-dessus du groupe, décrivant trois grand cercles dans le ciel nocturne, avant de repartir vers l’Ouest.

— Ils nous ont trouvé, je pense, maugréa Juanee. Nous n'avons plus beaucoup de temps avant que celui-là n'en ramène d'autres. Dépêchons.

— C’est sans doute ma faute, Juanee, je suis désolé.

— Ne dit pas de bêtise. Tu te contrôles aussi bien, voire mieux, que nous. Les dragons voient parfaitement dans le noir, voilà tout. Allez, ne traînons pas !

Les sifis se remirent à voyager au pas de course. Au matin, Juanee envoya uniquement à Nihyr un sentiment d'urgence, histoire de lui faire comprendre que tout allait bien, mais qu'ils n'avaient pas une seconde à perdre. Les dragons allaient sans doute passer à l'action dès la tombée du jour, pour profiter de leurs avantages naturels. Juanee voulait atteindre Jhunen avant, apprendre ce qu'il y avait à apprendre et repartir aussitôt. Les sifis trouvèrent effectivement une piste assez rapidement ce jour-là. Ils la suivirent, obliquant légèrement vers le sud et aperçurent rapidement ce qui devait être Jhunen à l'horizon. Ils quittèrent alors la route et profitèrent du couvert d'une végétation plus dense pour s'approcher sans être vus. Autour du centre de la ville, un rempart peu élevé se dressait ; il leur suffirait de s'infiltrer dans les faubourgs puis de sauter le mur pour trouver éventuellement un chef ou un responsable auprès duquel ils pourraient obtenir des informations. Quitte à les lui arracher de force en brisant son esprit, d’après Juanee. Ils profitèrent du jour déclinant et du temps nuageux pour entrer en ville sans être vus et, comme prévu, atteignirent le pied des remparts qu'ils franchirent prestement. Juanee contacta rapidement Nihyr pour le prévenir de rester en alerte plus longtemps que d’habitude, puis ils s'avancèrent dans un dédale de ruelles de plus en plus sombre. Dès que le dernier rayon de soleil disparut, ils ressentirent une grande agitation à l'Ouest.

— Nous devons faire vite ! les pressa Juanee.

Si les abords de la ville étaient constitués de baraques branlantes ou de petites maisons pauvrettes, derrière les remparts, la cité semblait plus ancienne et plus solide. Ils arrivèrent finalement devant une petite place. Un bâtiment de pierre, plus imposant que les autres, se dressait un peu plus loin, entouré de grilles. De nombreux gardes veillaient et patrouillaient devant et dans la cour.

— Comment entrer ? se demanda Juanee en parlant à voix basse.

Elle entendit aussitôt la voix d'Ellohira derrière elle :

— Gabriel, qu’est-ce que… ?

Juanee se retourna. Le garçon venait de passer de la ruelle aux toits et se dirigeait vers ce qui devait être la mairie, ou un semblant de palais.

— Il est maître, à présent, faisons-lui confiance, se résigna Juanee.

— Il aurait dû nous avertir de ses intentions, protesta Ellohira tout bas, Marli l’approuvant en secouant la tête.

— Il n'en a sans doute pas eu le temps, regardez ! chuchota Urfis.

Gabriel se trouvait sur un toit, presque en face d'eux. Il s'était déplacé à une vitesse sidérante et continuait d'avancer comme une ombre. Il sauta en un bond impressionnant au milieu de la cour du palais, juste derrière deux gardes en patrouille qu'il assomma avant qu'ils n'aient émis le moindre son. Il les traîna sans ménagement derrière une petite haie, bondit de nouveau et assomma un autre garde sous une fenêtre. Juanee le vit alors disparaître à travers l’ouverture. Il se passa peut-être trois secondes qui parurent très longues aux cinq sifis restés dans la ruelle, puis une main jaillit de la fenêtre, leur faisant signe de venir. Tous suivirent son exemple, empruntant le même trajet. Lorsqu'ils furent tous à l'intérieur, Gabriel surprit un regard de reproche d'Ellohira.

— Désolé, il fallait faire vite, s’excusa-t-il. D'ailleurs, nous devons toujours nous dépêcher. Il ne va pas se passer longtemps avant que l'absence de trois gardes ne soit remarquée.

Gabriel, bien que conscient que la situation était grave, s’amusait au fond de lui comme un gamin. Ellohira, pas dupe, soupira. Elle suivit les autres, qui enjambaient le corps d'un homme corpulent évanoui devant la porte pour se rendre dans un couloir. Ils étudièrent l'agencement des pièces et observèrent les décors surchargés avec dégoût. Tout semblait fait pour impressionner, pour étaler de grandes richesses. L'ensemble paraissait grotesque et prétentieux. Ça en devenait même vulgaire.

Il ne fut pas difficile de trouver la pièce principale ; elle se trouvait tout naturellement en haut du plus large escalier, derrière des portes quasiment dissimulées derrière des décorations clinquantes. Lorsqu'ils entrèrent, un gros homme chauve portant des vêtements bouffants aux couleurs criardes releva la tête. En les voyant, ses yeux s'agrandirent et sa bouche s'ouvrit pour donner l'alarme, mais Juanee et Arpe furent sur lui avant qu'aucun son ne franchisse la barrière de ses lèvres, lui intimant le silence.

— Nous voulons seulement discuter un peu, le rassura Juanee, le regardant sans parvenir à cacher son dégoût.

L'homme lui lança un regard moitié furieux, moitié effrayé. Peut-être plus effrayé que furieux.

— Je veux des réponses concises, commença Juanee froidement. Qui gouverne ici ?

— C’est le Seigneur, bien entendu !

— J'ai dit courtes. Qui êtes-vous ?

— Le gouverneur de cette ville.

— Existe-t-il un quelconque mouvement de révolte contre le Seigneur ?

Le gouverneur hésita.

— Où peut-on trouver ces gens ?

— Qui êtes-vous ? Qui vous envoie ? demanda t-il, passablement effrayé. Est-ce le Seigneur ?

Les sifis se sentirent profondément insultés. Puis ils se rappelèrent que ledit "Seigneur" était lui-même un sifis. Ou l'avait été.

— Non. Le Seigneur nous recherche en ce moment même, avoua Juanee, jouant la carte de l'honnêteté. Ses serviteurs sont déjà en chemin, nous pouvons les sentir approcher. Et il vaudrait mieux, pour vous comme pour nous, que nous soyons partis lorsqu'ils arriveront. Alors, répondez à ma question.

— Me tuerez-vous ? Parce que si je vous réponds, c'est ce qu'ils feront.

— Vous n'aurez qu'à prétendre que nous vous avons forcé par des moyens surnaturels, répondez à ma question.

— Que croyez-vous ? protesta alors l'homme en se redressant. Quoi que je prétende, ils me tueront dès qu'ils sauront que je suis entré en contact avec des voyageurs. Des étrangers qui plus est ! Combien de gouverneurs, de gérants, d'intendants croyez-vous qu'ils ont tués pour moins que ça ? Je suis en place depuis à peine cinq lunes ! Et c’est un record, croyez moi !

— Nous sommes navrés de l'apprendre, dit Juanee, tâchant de paraître compréhensive.

Le gouverneur renifla bruyamment, remarquant le manque de sincérité. Arpe prit la parole, dominant le gros bonhomme de toute sa taille :

— Nous avons vu dans quelles conditions vivent vos gens. Ceux à l’extérieur de la ville ne doivent pas avoir très chaud durant les périodes humides et froides. Ou se nourrir correctement, d’après ce que nous avons vu. Pendant ce temps là, dans ce palais, tout respire le luxe et la suffisance.

— Parce que vous pensez que c’est moi qui ai choisit la décoration ? Ils aiment le clinquant ! se défendit le gouverneur. Ils s'amusent de nous voir ainsi, pliés à leur moindre volonté. C'est simplement pour nous rendre ridicules, pour pousser le peuple à nous haïr nous plutôt qu’eux. Mais personne n’est dupe : les gens savent que leur ennemi, ce sont les envoyés du tyran !

L'homme semblait soudain un peu moins antipathique. Les vibrations dans les courants se firent soudain plus vifs.

— Nous devons partir au plus vite, le pressa Juanee. Sauriez-vous nous dire où aller pour trouver du soutien ?

— Allez où vous voulez, vous ne trouverez jamais assez de soutien pour le renverser ! Aussi puissants que vous soyez, vous n'êtes que six !

— Une armée ne saurait nous arrêter, gronda Arpe. Montrez un peu de courage, et guidez-nous, même si ce doit être la dernière chose que vous ferez de votre vie. Vous permettrez peut-être à vos semblables de vivre libres.

Quelque chose dans l’attitude d’Arpe, dans ses mots peut-être, brisa alors la réticence de l'homme, ou peut-être plutôt qu’une chose nouvelle venait d’y apparaître. Une chose depuis longtemps perdue, qui billait de nouveau, encore lointaine.

— Alors... Allez au sud-ouest, avoua-t-il en soupirant et s'affaissant dans son fauteuil. Il y a une ville au sud des montagnes de Regon. Des rumeurs me sont parvenues, au sujet d’une résistance.

Il semblait abattu. Pourtant, dans ses yeux, il y avait de la conviction, du courage et des non-dits. Il en savait plus, mais ne pouvait en dire plus.

Les sifis sortirent. Gabriel s'attarda quelques secondes et vint poser sa main sur l'épaule de l'homme.

— Je ne pensais pas vivre assez longtemps pour apercevoir une éclaircie dans ce ciel si sombre, dit-il.

— Puis-je connaître votre nom ? demanda Gabriel à un homme qui lui semblait à présent triste, mais résolu.

— Etince. C'est le nom de ma famille, répondit-il, une lumière brillant au fond des yeux.

— Lorsque le Seigneur sera tombé, votre nom ne sera pas oublié, assura Gabriel.

Le gouverneur Etince ferma les yeux à peine trois secondes. Lorsqu'il les rouvrit, il n'y avait plus personne dans son bureau.

Les sifis sortirent du palais du gouverneur sans un bruit, assommant au passage une patrouille qui venait de découvrir les gardes étendus derrière la haie et s’apprêtaient à sonner l’alarme. Ils quittèrent la ville alors qu'une grande ombre passait dans le ciel. Ils s'éloignèrent rapidement en restant le plus possible à couvert. Cette région plus riche abritait sur son sol plus de cultures et profitèrent des ombres des arbres et d'un champ de vignes. Ils s’éloignèrent vite et sans se retourner.

***

Alors que les sifis s'éloignaient de lui, le gouverneur Etince attendait. Il savait parfaitement qu'il allait recevoir une visite désagréable. Mais il s'y était préparé. Lorsque l'envoyé du Seigneur posa sa monture dans le parc, il y eut un tremblement puis un long et terrible rugissement. Un moment passa, puis les portes du bureau s'ouvrirent à la volée, laissant apparaître celui que tout le monde appelait l’Émissaire, le plus dangereux, le plus puissant, le plus vil et le plus intelligent de tous les serviteurs du Seigneur.

— Auriez-vous reçu de la visite, Gouverneur ? demanda la créature de sa voix rauque et profonde, en raillant ouvertement Etince en lui servant son titre factice.

Le gouverneur Etince releva la tête et planta son regard dans celui de l'Émissaire. Le gros homme sourit, puis vomit un flot de mousse blanche, avant de s’effondrer en avant sur son bureau. Il avait préféré se donner la mort plutôt que d’affronter l’envoyé du Seigneur. Sans doute pour protéger des informations. Ce gros humain cachait bien le peu de courage et d'honneur qui lui restait. L'Émissaire quitta le palais, furieux, tuant quelques hommes au passage pour se venger de cet affront et s'envola à la recherche de ces sifis qu'il sentait tout proches sur le dos de son dragon.

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