26
De leur côté, les sifis se sentirent traqués durant toute la nuit. Au matin cependant, la présence des dragons s'effaça. Les esprits en furent apaisés et le groupe s'accorda une heure afin de se restaurer et prendre un peu de repos.
— Les indications du gouverneur sont un peu vagues, dit Juanee en mâchant un morceau de viande séchée. Nous ne savons même pas quelle distance il nous reste à parcourir.
— Il a dit : "Allez au sud-ouest, la ville est au sud des montagnes" ou quelque chose du genre, rappela Gabriel. Trouvons les montagnes, nous trouverons bien la ville.
— Les montagnes ont la fâcheuse habitude d'être gigantesques, Gabriel, lui rétorqua Ellohira. Si cette cité se niche entre deux collines ou dans une combe, nous pourrions errer pendant des jours sans la trouver.
— Eh ! Nous sommes des sifis ou pas ? Ne sommes-nous pas capables de repérer des formes de vie à plusieurs kilomètres à la ronde ? s’exclama Gabriel.
Quelques sourcils froncés le poussèrent à argumenter.
— D'accord, je sais que ce genre d'exercice nous expose au risque d'être repérés par les dragons ou les har-lin, mais il faut bien avancer !
— Nous risquerions d’exposer la ville à la destruction, objecta Marli. Ils n'hésiteront pas entre massacrer quelques milliers d’esclaves et risquer de tout perdre.
— Ils nous sous-estiment, je pense, ajouta Arpe. Regardez, cet Émissaire qui est venu nous parler à Terdrasill. Il était seul et, bien qu'il soit sans doute très puissant, croyez-vous vraiment qu'il aurait survécu à un affrontement contre nous tous ? Nous pouvons peut-être tourner cette négligence de leur part à notre avantage ?
— Nous devons tout de même nous montrer prudents, insista Juanee en appuyant bien sûr les derniers mots. La situation est très différente de ce que j’avais imaginé. Je ne pensais pas devoir composer avec des humains qui peuvent se retrouver pris entre deux feux. Trêve de bavardage, continuons notre route.
Ils se levèrent et quittèrent la ravine où ils s’étaient réfugiés, le temps de prendre un peu de repos. Ils avancèrent sans relâche, jusqu’à apercevoir les montagnes, qu’ils contournèrent par l’Est, puis encore jusqu’à ce que les premiers pics enneigés se trouvent droit au nord de leur position. Aucune ville ni aucun village, pas même une maison ou une cabane isolée. Pas de route, non plus.
— Pourrions-nous nous risquer à chercher plus efficacement ? demanda Gabriel en consultant les autres du regard.
Après un instant d'hésitation, Juanee demanda à Arpe de s’en charger. Il s'assit sur le sol, ferma les yeux et étendit sa conscience jusqu'aux limites de son corps avant de la laisser s'envoler dans les airs à la recherche du moindre signe de vie. Il resta ainsi durant de longues minutes, ressemblant à une statue, avant de se relever en disant n'avoir rien senti d'autres que quelques animaux. Les sifis poursuivirent donc leur chemin vers l’Ouest, gardant les montagnes au Nord sur leur droite, ne s'arrêtant que de temps à autre pour réitérer les recherches par la voie de leurs sens surnaturels. Après cinq tentatives infructueuses, Arpe parvint enfin à détecter quelque chose.
— C'est comme s'il y avait des gens en dessous...
— Encore des souterrains ? pesta Gabriel, exaspéré, parvenant à arracher quelques sourires.
Ils poursuivirent leur route en suivant les indications d’Arpe qui replongeait régulièrement en transe. Il parvenait à déduire une direction générale pour trouver la ville, mais sans plus. Il entraîna ses compagnons derrière lui en obliquant légèrement vers le nord. Il s'arrêtait de temps à autres afin de vérifier qu'il suivait toujours la bonne direction, jusqu’à ce que, en ressortant d’une de ses transes, il pousse une exclamation ravie.
— Nous y sommes presque ! C'est à environ une heure de marche, droit devant nous.
Le soleil n'allait pas tarder à se coucher, aussi les sifis pressèrent-ils le pas, craignant le moment où les dragons reprendraient leur chasse. Ils parvinrent en vue d'une grande ville et y entrèrent le plus discrètement possible, tentant de dissimuler leur présence au mieux ; ce qui restait difficile pour Gabriel. — Fais un effort ! l'implorait Ellohira. Si ces dragons sont capables de ressentir notre énergie, ils vont te repérer à des kilomètres !
— C’est pas si évident ! se plaignit-il. Dès que j’arrête de me concentrer, ça recommence.
Dans un ultime effort de concentration, il parvint à réduire ses "fuites" à un niveau si faible que seul Arpe, le plus sensible de tous, parvenait encore à les deviner. Toutefois, au moindre relâchement, cela repartirait sans doute de plus belle. Une fois dans les murs, les sifis ne passeraient pas longtemps inaperçus ; il régnait une activité soutenue dans les rues et leurs vêtements les trahissaient.
— Tâchons de trouver quelqu'un qui puisse nous guider vers ceux que nous cherchons, suggéra Juanee.
Les autres approuvèrent silencieusement et lui emboîtèrent le pas. L'obscurité se répandit d'autant plus vite dans les ruelles que le ciel restait obstinément couvert depuis le milieu de l'après-midi. Les hauts bâtiments de pierre dissimulaient presque entièrement le ciel et une sorte de couverture de fumée recouvrait la ville. Un son résonna soudain dans les airs, celui d’un gong ou d’une cloche. Les habitants regagnèrent aussitôt leurs domiciles respectifs, s’entassant parfois à huit ou dix dans des logements exigus. Visiblement, il existait un couvre-feu strict et personne ne jouait avec. Cachés au fond d’une impasse crasseuse, les Sifis profitèrent de cette agitation pour faire le point. Arpe sonda les alentours et surtout le sous-sol.
— Il y a une activité importante là-dessous, s'étonna t-il.
Arpe guida ses compagnons vers un lieu particulièrement plein de vie. Ils parvinrent dans une large avenue dans laquelle circulaient encore un grand nombre d'habitants malgré l'heure tardive. Tous se hâtaient de rentrer chez eux et ils n’accordèrent aux étrangers que des regards craintifs. Au bout de l'artère, sur leur droite, entouré de grilles et gardé par de nombreux hommes, trônait fièrement un bâtiment plus imposant que les autres.
— Nous devrions trouver là dedans les personnes que nous cherchons, devina Juanee. Pas d'idée lumineuse pour entrer, Gabriel ?
— Je vous aurais prévenus dans ce cas ! ironisa Gabriel, ce qui lui valut de recevoir un coup de poing particulièrement sec d’Ellohira.
Ce palais n'avait cependant rien à voir avec le petit châtelet de Jhunen. Celui-ci comptait cinq étages très hauts. Les portes massives fermées, les fenêtres munies de barreaux et les gardes attentifs n'incitaient pas à la visite, qu’elle fut de courtoisie ou de curiosité.
— Si nous voulons entrer, ça va faire du bruit, grogna Urfis.
— À moins que nous en fassions ailleurs ? suggéra Ellohira.
— Une diversion ? s'émerveilla Gabriel, excité à l'idée de provoquer un désastre quelque part.
— Les renégats se trouvent-ils au palais, au moins ? se demanda Urfis à haute voix.
— Les tunnels semblent converger en dessous, en tout cas, confirma Arpe en sondant le sol encore une fois. Mais rien ne dit que ce sont des renégats.
— Pourquoi ne pas passer par les airs ? suggéra alors Gabriel. Certains immeubles ne sont pas très éloignés. Nous pourrions sauter d'un toit à l'autre. Personne ne nous verrait une fois la nuit complètement tombée.
À ce moment, les sifis sentirent tous de grandes puissances s'agiter au Nord et à l'Est. Les dragons reprenaient la traque et, à en croire leurs premiers déplacements, ils venaient droit vers eux.
— Nous devons faire vite, les pressa alors Juanee. Nous suivrons l'option de Gabriel. Si jamais nous ne trouvons pas ce que nous cherchons, nous nous en irons en vitesse.
Là-dessus les sifis suivirent leur doyenne qui les conduisit sur le toit plat de l'immeuble le plus proche du palais. Grimper sur le toit ne fut qu’une simple formalité. Toutefois, le bond pour gagner celui du palais restait un défi, même pour un sifis entraîné. L'obscurité étant déjà presque complète et sentant approcher les dragons à vitesse grand V, Juanee ne perdit pas un instant. Elle prit son élan et bondit, usant de toute sa force et tous les artifices qu’elle connaissait pour réussir à atteindre la toiture voisine, éloignée d'une trentaine de mètres. Elle réussit à se réceptionner sans passer au travers des épaisses ardoises qui composaient la couverture de la charpente, sans pour autant rester parfaitement silencieuse. Un par un, les autres l'imitèrent. Urfis et Gabriel passèrent les derniers, l’un parce que son gabarit l’empêcherait sûrement de faire dans la discrétion, l’autre parce que son manque d’expérience risquait également de le trahir. Toutefois, ils s’en sortirent plutôt bien et rien n’indiquait que quiconque les ait repérés. Une fois réunis, ils se mirent en quête d'un moyen d'entrer.
Le palais, fait de pierre, disposait d'une charpente peu pentue, recouverte de tuiles épaisses. Quelques-unes de ces dernières avaient souffert de l'arrivée d'Urfis, de loin le plus lourd de la bande. Par chance, les gardes ne prêtèrent pas attention au bruit, soit trop loins pour l’entendre ou assourdis par les casques qu’ils portaient. Juanee avisa une lucarne derrière laquelle elle ne vit aucune lumière. Elle s'en approcha et entreprit d'ôter les barreaux à l'aide d'un sceau. Elle utilisa la même technique pour se défaire du verre et du bois composant la fenêtre et pénétra dans le palais, aussitôt suivie des cinq autres.
— Il faut contacter Nihyr, dit-elle en s'asseyant.
La plupart du temps, c’était Arpe qui assurait cette tâche. Il était plus doué qu’elle en la matière, plus prudent, mais aussi plus lent. Elle envoya à leur ami un flot d’images et d’impressions, lui assurant qu'ils allaient tous bien, qu'ils travaillaient à trouver un appui sur place et qu'ils étaient pourchassés par plusieurs dragons très puissants. Elle rompit le contact brusquement et, se remettant debout, reprit la tête du groupe.
***
De l’autre côté des montagnes, des plaines ravagées et de la mer, Nihyr grogna. Juanee lui collait systématiquement la migraine lorsqu’elle se comportait ainsi, entrant et sortant de son esprit presque en force. Il se leva, s’étira et affronta les regards curieux de Thomas et Eréline, qui attendaient près de lui des nouvelles.
— Venez, dit-il en se massant les tempes.
Les deux adolescents le suivirent comme ses ombres. Devant eux s’étendait un vaste campement. Des engins de guerre venus de trois pays stationnaient le long des aires et des pistes d’envol. Au loin, Le Nebu et le Tarann, un vaisseau de la même classe, dominaient le paysage de leurs imposantes silhouettes. Nihyr se dirigea droit vers la tente de commandement et y fit entrer les jeunes. À l’intérieur, il trouva un rassemblement de gens importants, occupés à planifier l’attaque prochaine. Galdrill aperçut le sifis et envoya d’un signe discret son frère, Eldrill, aux nouvelles.
— Alors ? demanda celui-ci en s’approchant.
— Ils se trouvent très loin au Sud, Juanee m’a envoyé de quoi compléter encore un peu les cartes. Ils sont traqués, mais ont pratiquement trouvé la résistance locale. Et vous ?
— La logistique pose son lot de problèmes, ce qui ne nous empêche pas d’être prêts. Les appareils sont ravitaillés et les hommes pressés d’en découdre. Venez, Nihyr ; allons poser sur le vélin vos informations.
***
Tous leurs sens en éveil, Juanee en tête et guidés par Arpe, les sifis progressaient dans les couloirs vers une salle dans laquelle ils ne détectaient la présence que de deux personnes. Arpe affirma que c'était justement dans cette salle que se trouvait une des entrées vers le sous-sol. Les sifis s'arrangèrent pour passer inaperçus, ce qui occasionna quelques contorsions, et quand ils parvinrent enfin devant la double porte massive qui gardait la pièce, Juanee frappa trois coups bien distincts, le plus naturellement du monde.
De l'autre côté, il y eut de l'agitation. Une voix d'homme répondit :
— J'arrive ! Une minute je vous prie !
Une des deux présences s'éloigna alors, s’enfonçant dans les profondeurs de la terre. Lorsque les portes s'ouvrirent, les sifis entrèrent sans cérémonie, arrachant un cri de surprise à l'homme qui fut aussitôt prévenu qu'il devait se taire.
— Sauriez-vous, par le plus grand des hasard, qui nous sommes ? demanda Juanee.
L'homme, passablement effrayé, répondit négativement d'un signe de tête vigoureux.
— Co… Comment voulez-vous que je le sache ? couina-t-il.
— Nous sommes des ennemis de celui que vous nommez le Seigneur, asséna-t-elle sans douceur, mais sans agressivité non plus. Nous venons d'un pays situé loin d'ici, au nord.
L'homme ne fit pas un geste, ne répondit rien.
— Je me nomme Juanee. Je suis le chef de notre petit groupe. Voici Arpe, Urfis, Ellohira et Gabriel ainsi que Marli.
— Enchanté, répondit l'homme d’un ton fort éloigné d’un quelconque enchantement. Mais si vous êtes des ennemis de notre maître à tous, je vous demanderais de bien vouloir partir, dit-il la voix tremblotante.
— Je vous conjure de bien vouloir me croire, monsieur... ?
— Je suis le gouverneur de Roge, répondit-il en bombant le torse. Je me nomme Yul Varal.
Juanee senti aussitôt qu'il ne disait pas la vérité. Les sifis avaient un don, pour cela, lié intrinsèquement à leur maîtrise naturelle du langage de l’esprit. Le bonhomme semblait être un homme droit et honnête, courageux aussi, mais ravagé par la peur indicible que savent instiller les har-lin dans le cœur des hommes.
— Yul, dit Juanee en s'approchant de lui, ne nous mentez pas. Nous savons détecter les mensonges et les cachotteries.
Elle posa une main sur son épaule et serra un peu plus que nécessaire.
— Je vous en conjure, aidez-nous, poursuivit-elle. Nous savons qu'il y avait quelqu'un avec vous dans cette pièce il n'y a pas deux minutes. Nous savons que se cache quelque chose d'immense sous cette ville et nous savons que vous désirez la chute du Seigneur au moins autant que nous.
Yul fut horrifié d'entendre tout cela. Ses pensées s'emballèrent. Était-il aussi facile de lire en lui ? Cette femme semblait sincère et ces gens derrière elle ressemblaient fort à...
— Pas si fort ! Seriez-vous des sifis ? balbutia-t-il, les yeux exorbités.
Juanee lui lâcha l'épaule et le regarda avec intérêt.
— Vous connaissez notre race ?
Le visage de Yul afficha alors une succession d'expressions : il passa de l'incrédulité à la joie, puis à la crainte, une ombre de peur le survola tandis que l'inquiétude et le doute l'assaillaient. Gabriel crut un instant que ce bonhomme allait s'évanouir. Il se contenta de répéter "Par mon sang et celui de mes ancêtres !" une bonne dizaine de fois.
— Des sifis, ici. C'est incroyable ! marmonna t-il enfin.
Puis se reprenant :
— Pouvez-vous me prouver ce que vous dites ?
— Quelle preuve souhaitez-vous ? le pressa Juanee, interloquée.
— Eh bien, vos yeux ! s'exclama t-il, comme si c’était évident. Je veux voir vos yeux s'illuminer du courant incorruptible, le Flux. C'est le seul moyen de vous reconnaître à coup sûr.
Juanee fit alors briller ses yeux d'un vif éclat de lumière blanche, légèrement bleuté.
— Incroyable ! souffla Yul. Je suis désolé, je vous ai menti : mon vrai nom est Yul Etince, de la famille Etince, humble serviteur de la famille royale.
— Etince ? s'étonna Gabriel. Seriez-vous de la même famille que le gouverneur de Jhunen ?
— Absolument. Korl Etince est de ma famille, bien qu’il ne réponde pas à ce nom officiellement.
— Nous n'avons pas le temps pour ça, s'interposa Juanee, craignant de devoir faire part à Yul du très probable décès de son parent. Des dragons sont à nos trousses, déclara-t-elle à Yul sans cérémonie. Nous devons trouver un endroit sûr où nous abriter.
La terreur écarta grand les paupières du pauvre homme.
— Ils savent que vous êtes ici ? s’étrangla-t-il.
— Je le crains, oui, avoua Juanee. Sans doute pas ici, dans cette pièce, mais ils ont sans aucun doute remarqué notre présence dans les environs. Mais nous pourrions leur faire perdre notre trace si vous disposez d'un endroit profondément enfoui.
— Comment savez vous ? Oh, et puis peu importe, par ici !
Yul se précipita vers un mur. Il enfonça trois moellons dans la paroi avant de s’arcbouter contre les pierres et un pan entier pivota lentement sans un bruit. Juanee lui vint en aide, poussant sans grand effort la lourde porte cachée. Derrière, il n’y avait qu’un réduit, percé d’un trou dans le sol. Le haut d'une échelle dépassait de l'ouverture.
— En bas se trouve un large réseau de tunnels, indiqua Yul. J'envoie immédiatement un message à ceux d'en bas pour qu'ils ne s'inquiètent pas de votre arrivée.
— Vous semblez en savoir beaucoup sur notre race, remarqua Juanee, consciente que ça n’était pas normal.
— On vous expliquera. Descendez sans tarder à présent ! les pressa-t-il.
Juanee fit signe aux autres de descendre, mais prit Gabriel, qui fermait la marche, à part.
— Tu es un maître comme nous à présent. Et bien que tu manques encore d'expérience, tu es sans nul doute le plus puissant membre de notre Ordre.
Gabriel lança un coup d’œil vers l'ouverture et vit le regard angoissé d'Ellohira se diriger vers lui. Il lui fit signe de descendre et regarda Juanee droit dans les yeux.
— Ellohira va vouloir me tuer.
Juanee hésitait, alors Gabriel lui saisit le poignet et lui demanda :
— Qu'attends-tu de moi ?

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