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Ellohira se faisait un sang d'encre, attendant impatiemment le retour de Gabriel et Arpe, ou au moins l'arrivée de nouvelles. Juste un signe. Sans Arpe ni Nihyr, les deux membres les plus sensibles de l’Ordre, personne ne parvenait à ressentir leur présence, leur approche ou même s’ils étaient en vie. "Cesse de te tourmenter !" s'admonesta-t-elle, consciente que son humeur était inappropriée. Un sifis se devait de rester calme en toute circonstance, ou au moins en avoir l'air. Elle jeta un regard en coin à Juanee, assise un peu plus loin dans un fauteuil. Urfis se tenait à côté d'elle et ils discutaient à voix basse, apparemment détendus. Comment leur doyenne pouvait-elle agir ainsi après envoyé Gabriel à la mort ? Marli sirotait un alcool local, assise en tailleur devant un petit bassin où évoluaient d'étranges poissons translucides. Juanee croisa soudain le regard d'Ellohira et lui adressa un sourire encourageant avant de se replonger dans sa conversation avec son vieil ami. Ils avaient l'air si jeunes tous les deux, malgré leur vie déjà bien plus longue que la moyenne.

Lin, le jeune homme dépêché auprès de Arpe en tant que guide, était revenu depuis une bonne heure déjà. Il n'avait pas bien su expliquer ce qu'il avait vu, mais les sifis en avaient déduit qu'Arpe était remonté à la surface. Aucun moyen de savoir ce qui s'était passé ensuite. À partir du moment où les dragons s'étaient trouvés trop éloignés de la ville pour que les sifis puissent ressentir leur présence, aucune des créatures ne s'était rapprochée par la suite. Une seule chose restait certaine ; sur les quatre dragons et leurs cavaliers, deux couples au moins avaient trouvé la mort.

Ellohira sursauta lorsque la porte s'ouvrit aussi vivement que soudainement. Le jeune Lin apportait des nouvelles :

— Vos amis sont revenus ! annonça t-il en jetant un regard en coin à Ellohira qui s'était brutalement relevée et passa devant lui en coup de vent. Ils sont avec le seigneur Kinsmor.

Ellohira parcourut les couloirs rapidement, se remémorant le trajet effectué en sens inverse un peu plus tôt, sans courir, mais d’un pas extrêmement vif. Devant elle, les gens se poussaient instinctivement. Elle parvint dans une vaste salle, dont l'escalier sur sa droite menait directement devant les appartements du maître des lieux. Mais elle n'eut pas à aller plus loin, car au centre se trouvaient Keneth, Arpe et, à son grand soulagement, Gabriel. Une douzaine de personnes s’agitaient autour des trois hommes. Les deux sifis avaient la mine joyeuse et semblaient en pleine forme. À part leurs visages un peu terreux, ils ne semblaient pas le moins du monde sortir d'un affrontement contre de très puissants dragons.

Ellohira se glissa entre les quelques curieux qui se tenaient agglutinés là tandis que les sifis livraient un rapport détaillé au seigneur des lieux. Ils craignaient que l'Émissaire ne soit revenu vers la ville, car ils en avaient perdu la trace alors qu'il repartait vers le nord.

— Nous n'avons pas été informé de sa présence, indiqua Keneth.

— Ello ! s'exclama Arpe, guilleret. Tu vois, je l'ai ramené en un seul morceau !

— Oui, je vois ça. Je t'en remercie.

Gabriel s’apprêtait à ajouter quelque chose, mais le regard de la jeune femme le dissuada de dire quoi que ce soit. Il préférait ne pas avoir à se donner en spectacle devant tout le monde, encore moins la pousser à faire ou dire des choses regrettables. Il saurait très vite ce qu'elle lui reprochait et il préféra reporter l'attention sur l’Émissaire.

— Il semble tout de même être reparti vers le nord, il a sans aucun doute survolé les environs. Nous sommes profondément enfoui sous terre, peut-être que nos sens ne sont pas assez développés pour ressentir sa présence s'il prend trop d'altitude ?

— Pas impossible, répondit laconiquement Arpe. Seigneur Kinsmor, je pense toutefois plus sage de prévenir ceux d'en haut.

— Ne vous inquiétez pas, assura Keneth. Yul a déjà préparé une plaidoirie à faire pleurer un dragon. C'est lui qui détient le record de longévité au pouvoir et il compte bien l'améliorer encore, surtout maintenant que vous êtes ici. J'imagine que vous voulez prendre un peu de repos. Je vous laisse, j'ai des choses importantes à régler pour notre excursion de demain. Vous retrouverez le chemin, Maître Nahir ?

La jeune femme répondit d'un signe de tête alors que, derrière elle, les autres sifis émergeaient d'un couloir.

Dès que leur seigneur eut disparu et que les sifis furent partis, les badauds se dispersèrent et la nouvelle qu'un homme seul était parvenu à tuer trois dragons ainsi que leurs cavaliers fut rapidement transmise dans toutes les parties du réseau souterrain. Une fois entre eux, les sifis demandèrent à Arpe de leur raconter comment il était parvenu à se débarrasser de l’Émissaire qui semblait avoir mis Gabriel en échec.

— J'ai un peu forcé sur le sceau-piège, avoua-t-il. J'espère avoir réussi à le blesser.

— C'est peut-être pour ça qu'il est parti, espéra Gabriel. Bon, excusez-moi, mais j'ai mal partout. Je vais aller faire un peu de toilette et me reposer, si possible.

— Je vais te montrer où c'est, intervint Ellohira.

Nihyr et Urfis échangèrent un regard amusé que Gabriel remarqua.

— Hou... Vais-je passer un si mauvais quart d'heure ?

Cela fit rire les autres et même Ellohira sembla prête à sourire l’espace d’une demi seconde. Une fois seuls, elle ne tarda cependant pas à reprocher son manque de prudence à son ancien élève. Après avoir essuyé le gros de la tempête, Gabriel se justifia d’une voix douce :

— Écoute, c'était ça ou laisser l’Émissaire faire un carnage là-haut. C'était ce qu'il y avait de mieux à faire.

— D'après ce qu'on a tous ressenti d'ici, tu en a fait beaucoup trop ! lui reprocha-t-elle encore. Je t’ai pourtant déjà averti ; tu pourrais brûler toutes tes forces d’un coup et te retrouver soudainement très vulnérable, sans plus pouvoir puiser dans le Flux. D’après ce qu’on sait, un sifis qui se brûle le corps à cause du Flux peut voir son potentiel diminuer, voire carrément disparaître. Définitivement !

Gabriel médita un moment sur ces paroles.

— Maintenant que tu le dis, je me rends compte d'un truc.

— Quoi donc ? rétorqua Ellohira, encore énervée.

— J'ai dépensé largement plus d'énergie que pour réactiver le sceau de la mappemonde, j’en suis certain. Tu sais, ce truc, à l’avant-poste dans l'est ?

— Oh oui, je m'en rappelle, fit-elle, sévère. Et ça confirme que tu es allé beaucoup trop loin !

— Peut-être, mais ça ne m'a pas paru. Je me sens fatigué, oui, mais pas autant que cette fois là.

— Peu importe ! Tu ne m’écoutes pas, Nihyr aussi t’a mis en garde à ce sujet. Alors fais-moi le plaisir de ne pas puiser autant dans tes forces à l’avenir. L’Ordre à besoin de toi et de ta force.

— Oui, m'dame ! répondit comiquement Gabriel.

Ellohira administra à Gabriel un sérieux coup de poing dans le ventre.

— Outch ! Eh ! Je me suis fait assez tapé dessus pour aujourd'hui ! râla-t-il.

Sans prévenir, Ellohira se jeta contre lui, le plaquant contre le mur et le serra fort contre elle.

— J'ai juste eu un peu peur, avoua-t-elle enfin d’un murmure.

— Oui, juste un peu, ironisa Gabriel. Mais tu vois, je suis entier. Enfin pour l'instant, tu vas me briser une côte si tu serres plus fort.

Le jeune homme eut droit à un nouveau coup de poing dans le ventre, bien moins violent. Tout en continuant de se quereller gentiment, ils reprirent leur chemin et parvinrent bientôt devant les quelques pièces qu'on leur avait attribuées comme appartements d’invités.

— Notre chambre est là, il y a de l'eau, des serviettes et tout, rejoins-nous dans cette pièce-ci quand tu auras fini.

— Euh... Quand tu dis "notre chambre" ?

— Je veux dire notre chambre à tous les deux. Ça te dérange ?

— Du tout.

— Je te préviens, tu dors par terre.

Gabriel fit une grimace comique. Les autres apparurent au bout du couloir et gagnèrent la pièce commune, absorbés par leur conversation.

— À tout à l'heure, susurra Ellohira à l'oreille de Gabriel, déposant un baiser sur sa joue.

Puis elle s'en alla sans un regard en arrière et Gabriel entra dans la chambre. L’endroit tenait plus de la cellule de prison, en terme de taille, que d’une véritable chambre. Le garçon avisa les deux lits étroits et compris qu’Ellohira s’était payée sa tête ; que ce soit elle ou pas qui les avait rapprochés, les couchages se touchaient l’un l’autre. Dans un coin, un bassine d’eau claire trônait sur une petite table, ainsi que du linge de toilette et du savon. Une lumière chiche et jaunâtre provenait d’une alcôve vitrée qui éclairait sûrement aussi la pièce attenante. Le garçon ôta son uniforme et le secoua un peu. C’est à peine si un peu de poussière s’en détacha. Les vêtements confectionnés par Jalrem sortaient décidément de l’ordinaire. Par contre, s’ils restaient propres presque en toute circonstance, ce n’était pas le cas des corps qu’ils couvraient et Gabriel savoura cette toilette bienvenue, même à l’eau froide. Une barbe de plusieurs jours ombrait son visage et il se servit comme il en avait désormais l’habitude d’une de ses lames, très aiguisées, pour se raser. Enfin il se rhabilla et rejoignit les autres.

Après une soirée agréable et une nuit réparatrice, les sifis furent invités à rejoindre une importante expédition vers le nord.

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