31
Juanee et Arpe arrivèrent dans le bureau d’Henry accompagnés de son frère, venu les chercher. Henry les invita à s'asseoir et prit immédiatement la parole :
— Tout d'abord je tenais à vous présenter mes excuses, si je vous ai paru irrespectueux plus tôt. J'ai l'habitude de commander et je manque parfois de tact. J’espère que vous comprenez ?
Juanee tenta de cacher sa stupéfaction, mais Henry dut le remarquer, car il ajouta en souriant :
— Sofia, ici présente, n'a pas son pareil pour deviner les sentiments des gens. Elle m'a fait part de votre ressenti, tout à l'heure, de peur que nos relations en pâtissent.
— Eh bien il serait intéressant qu'elle rencontre notre compagnon, Nihyr, resté au nord. Il possède le même genre de talent, indiqua Juanee.
— Vraiment ? s'intéressa Henry. C’est un don pourtant très rare. Quoi qu'il en soit, je me demandais justement ce que votre ami aurait pu vous apprendre sur les forces que les pays du nord vont engager dans cette guerre.
Arpe et Juanee lui firent part des nouvelles du nord, et Henry en sembla satisfait. Après l'entretien, il les invita à aller se restaurer et se reposer dans leurs appartements.
— Avons-nous réellement une chance ? demanda Guery à son frère.
— Je l'espère. Je pense, oui. Du moins, les armées du Seigneur devraient tomber. Quant à l’Émissaire et au Seigneur lui-même, qui peut savoir ? Personne n'a jamais survécu à l’Émissaire et personne n'a jamais vu son maître, de mémoire de sifis.
Lorsque Juanee et Arpe regagnèrent la demeure qu'on leur avait attribuée, ils ne virent aucune lumière. L’heure avancée, les précédentes journées éprouvantes et un sentiment de sécurité jouaient assurément un rôle dans ce calme inhabituel. Juanee se prit à penser qu'elle campait une mère rentrant tard, heureuse de voir ses marmots couchés, comme elle le leur avait demandé. Cette pensée la fit sourire et, lorsqu'elle entra, elle fut soulagée de pouvoir tout de suite oublier ses petits tracas. À côté d'elle, Arpe ricana, pour une raison qu'il ne voulut pas lui confier, disant que cela ne les concernait en rien. Juanee fit taire sa curiosité et se contenta de se rendre dans leur chambre où elle s'effondra sur son lit. Elle laissa Arpe la déshabiller et la border comme une enfant pour son plus grand plaisir et elle s’endormit presque aussitôt, dans les bras de son époux.
Dans sa chambre, Gabriel regrettait de ne pas avoir pu disputer d'autres parties de ce jeu palpitant en compagnie des jeunes sifis de la ville. Il finit par se dire que, de toute façon, ce n'était plus vraiment de son âge et un peu trop facile pour lui. Il se gifla doucement, un sourire aux lèvres, en pensant que sa vie ne faisait que débuter et qu'il comptait bien profiter un maximum de cette nouvelle espérance de vie colossale. Un sifis peut vivre plusieurs siècles ! se rappela t-il, toujours assez consterné par la chose. Il ne parvenait d'ailleurs toujours pas à se faire à l'idée que Juanee atteindrait bientôt cent cinquante ans.
Il entendit la porte d'entrée, qui après des siècles d'inactivité grinçait un peu, puis il entendit Juanee et Arpe échanger quelques mots un peu plus loin dans la maison. Sans doute n'avaient-ils rien appris, puisqu'ils devaient simplement faire part au doyen des dernières nouvelles obtenues auprès de Nihyr.
On frappa soudain à sa porte.
— Euh... Oui, entre, dit-il, après avoir reconnu la présence d'Ellohira derrière le panneau de bois.
La jeune femme entra sans bruit. Elle portait son manteau sur les épaules, par-dessus une jolie robe de nuit sortie de nulle part. Elle vint s'asseoir à côté de lui, sur le lit, se pencha en avant et l'embrassa amoureusement, laissant son manteau tomber à terre.
— Je commençais à avoir l'habitude de t'écouter respirer pour m'endormir, dit-elle entre deux baisers. Ça me manque.
Pour toute réponse, Gabriel l'enlaça et lui rendit ses baisers. Ellohira entreprit alors de se glisser sous les draps.
— Ello, je ne suis pas sûr que...
— Tais-toi, le coupa Ellohira en l'embrassant de plus belle.
Lorsque Gabriel senti le corps de la belle jeune femme contre le sien, il oublia aussitôt toute retenue. Il était déjà sorti avec d'autres filles, mais jamais il n'avait eu d'intention sérieuse à leur égard. C'était très différent de ce qu'il ressentait maintenant. Et jamais il n'avait laissé les choses aller aussi loin qu'elles ne l'étaient. Pour une fois, il ne se demandait pas s'il était amoureux ou pas. Il le savait, tout simplement. Et il n’avait pas peur, bien au contraire. La seule crainte qu’il éprouvait, c’était pour elle. Il ne voulait pas risquer un impair, une maladresse et la braquer ; il ignorait encore beaucoup de choses sur les mœurs ernianes, plus encore concernant les questions les plus intimes.
Ellohira semblait se complaire à embrasser son amant, profitant de ses caresses, insouciante. Mais lorsqu'il la renversa avec fougue, elle se rendit soudain compte qu'elle se laissait dépasser par la situation.
— Attends, murmura-t-elle.
— Qu'est-ce qu'il y a ? s'inquiéta Gabriel, s’arrêtant immédiatement.
— Ce n'est pas bien, souffla-t-elle dans un murmure hésitant.
— Comment ça ? Je... Enfin, c'est toi qui est venue me trouver.
— Je sais bien, dit-elle dans un soupir, un soupçon de malaise perçant dans sa voix.
Elle se dégagea de l'étreinte de Gabriel en douceur et s'assit dans le lit en essayant de se couvrir tant bien que mal à l'aide des draps. Elle était absolument sublime.
— Et que faudrait-il faire pour que ça devienne correct ? demanda Gabriel, malicieux, en lui caressant l’épaule avec une tendresse et une douceur infinies.
Ellohira ne répondit pas. Les yeux fermés, elle laissa échapper un long soupir de satisfaction. Elle frissonna.
— C'est un sujet que je n'ai jamais abordé avec toi ou avec les autres, reprit enfin Gabriel, soudain plus sérieux.
D'un geste, il alluma les bougies posées sur son meuble de chevet. Ellohira s’empressa de se blottir sous les couvertures, tournant le dos au jeune homme.
— Nous ferions mieux de dormir, dit-elle nerveusement.
— Comme si j'allais trouver le sommeil, avec toi à côté, plaisanta-t-il. Tu peux au moins répondre à ma question, la poussa gentiment Gabriel, déposant un baiser sur la joue de la jeune femme.
Elle lui jeta un regard étrange. Elle se sentait bien à ses côtés, elle s’inquiétait pour lui et, en même temps, sa présence la rassurait naturellement. À force de l’avoir auprès d’elle, sa signature si singulière dans le Flux s’était imprimée dans sa chair et dans son esprit. Lorsqu’il était parti pour forger son sabre, Ellohira avait mis plusieurs jours à comprendre que ce qui la taraudait, c’était cette absence. Il lui manquait dès qu’il s’éloignait trop. Au début, elle n’avait vu en lui qu’un jeune homme bizarre et perdu. Puis elle avait appris à l’apprécier et, sans qu’elle ne s’en rende compte, elle avait fini par tomber amoureuse. Sa désinvolture apparente pouvait agacer, mais Ellohira avait découvert que derrière cette façade, il y avait bien plus que de la simple assurance déplacée. Gabriel aimait apprendre et comprendre les choses, adorait bien faire, pouvait répéter un geste mille fois pour le magnifier sans se lasser. Intelligent, doué, il aurait pu être un de ces jeunes hommes qui, par leur arrogance, devenaient imbuvables. Lui restait doux et humble. Et il se montrait aussi sensible, prévenant, plein d’empathie.
— J'avais besoin de réconfort, avoua-t-elle. Nous avons traversé pas mal de dangers et nous allons au devant d'une bataille qui promet d'être terrible. Je... Je n'aurais pas dû venir. Excuse-moi.
Gabriel la retint alors qu'elle s'apprêtait à quitter le lit.
— Tu n'as pas besoin de t'excuser. Si tu veux juste dormir, tu peux le faire ici. C'est pas comme si ça n'était jamais arrivé et, franchement, j’en meurs d’envie.
— Je sais, répondit-elle tout bas.
— Mais tu n'as toujours pas répondu à ma question, rappela-t-il alors, malicieux.
Ellohira le regarda droit dans les yeux, puis détourna son regard. Avait-il rêvé, ou rougissait-elle ?
— Et bien... commença-t-elle. À Ernùn en tout cas, quand un homme et une femme veulent unir leurs vies, ils doivent aller voir quelqu'un maîtrisant certains sceaux spéciaux.
— Pourquoi ça ? s’étonna le garçon.
— Un couple doit avoir des marques sur le corps pendant... leur première nuit.
Gabriel commença à comprendre pourquoi Ellohira peinait tant à lui expliquer. Tout ce qu'il parvint à répondre fut un “Oh” un peu gêné.
— On appelle ça un Pacte, ou un Lien. Une fois le Pacte établi, il est impossible à détruire avant la mort d'un des deux liés. C'est un engagement très fort et très profond.
— Si tu veux, nous pourrons le faire quand…
— Je sais les faire, avoua-t-elle alors précipitamment, lui coupant la parole.
Interdit, Gabriel contempla le dos de sa bien-aimée, un peu perdu. Rêvait-il ou bien Ellohira venait quasiment de le demander en mariage ? Ou du moins ce qui y ressemblait dans ce monde. Il comprit qu'elle ne pourrait en dire plus, que c’était au dela de ses forces. Il s'approcha tout près d'elle et la poussa doucement à se retourner vers lui. Il la dévora alors des yeux, longuement, le cœur battant. Ellohira ne pouvait plus détacher son regard du sien et elle savait ce qui allait se produire à présent. Du moins l’espérait-elle ardemment.
— Ellohira, accepterais-tu de marquer nos corps avec les sceaux d'un Pacte et lier ta vie à la mienne ?
Pendant une ou deux secondes, ce qui parut à Gabriel une éternité, Ellohira le dévisagea sans parvenir à répondre. Puis elle lui sauta au cou et l'embrassa si fougueusement qu'elle le renversa sur le lit.
— Oui ! souffla-t-elle, les larmes aux yeux. Oui, Gabriel.
Et elle l'embrassa de nouveau, d’un long baiser enflammé. Elle entreprit ensuite de tracer les sceaux. Pour cela, elle pouvait utiliser de nombreuses choses, parmi lesquelles la suie trônait en bonne place. Elle se leva pour en récupérer dans l'âtre.
— Déshabille-toi, dit-elle.
Gabriel obtempéra. Il sortit du lit, se débarrassa de son caleçon, et patienta, observant sa compagne s’affairer devant la petite cheminée. Il lui semblait qu’elle avait terminé depuis un moment lorsqu’elle se releva et se retourna enfin.
— Approche un peu, dit-elle en le regardant droit dans les yeux, visiblement émue et nerveuse.
Gabriel s’approcha, tout aussi nerveux qu’elle. Il réalisait à peine que d’ici à quelques minutes, il serait plus ou moins un homme marié. Et personne ne le saurait. Il pensa fugacement à sa famille, à ses parents, à sa grande sœur. Cent fois, il s’était imaginé les retrouver. Maintenant, il voulait simplement avoir une chance des les revoir un jour, de leur dire qu’il avait rencontré une femme merveilleuse qu’il avait épousée. Jamais il n’aurait pensé qu’en un tel moment, l’émotion balaierait toute forme d’excitation. Et c’est à cela qu’il savait qu’il aimait Ellohira véritablement.
Timidement, avec un sourire discret, elle traça le premier sceau sur le front du garçon face à elle qui, entièrement nu, la fixait intensément. Elle traça le suivant, qui partait de la nuque pour descendre jusque sur le torse en un motif complexe, un autre juste au-dessous de son nombril et un sur chaque paume. L’intention fixée dans les symboles importaient plus que leur forme, pourtant Ellohira accordait un soin très poussé dans leurs tracés, qu’elle étendit jusqu’au bas-ventre de Gabriel, qui frissonnait sous le contact léger des doigts délicats de la belle. Bientôt, elle eut terminé et, le teint vif, Ellohira se débarassa de son unique vêtement, révélant ses courbes généreuses. Mille fois déjà, Gabriel avait imaginé sa camarade, son amie, bientôt son amante, dans le plus simple appareil. La réalité surpassait l’imagination ; Ellohira était parfaite. Avec une grande application, il se conforma aux directives de sa promise et traça à son tour les sceaux sur sa peau de soie. Il la sentit frémir lorsque ses doigts tracèrent le sceau au bas de son ventre. Dès qu'il eut terminé, Ellohira se blottit contre lui et les bougies s'éteignirent. Elle l'embrassa longuement, l’entrainant jusqu’au lit où ils basculèrent. Entièrement nus, ils partagèrent un long moment à s'embrasser et se caresser. Ils prirent le temps de se découvrir, se câlinant amoureusement durant de longues minutes, laissant leurs corps et leurs esprits basculer de l’émotion vers l’excitation. Arriva le moment où ils ne parvinrent plus à attendre et leurs caresses se muèrent naturellement en ébats tendres, puis de plus en plus passionnés. À ce moment, les sceaux tracés sur les corps des amoureux s'illuminèrent faiblement et s'étendirent, traçant des symboles et d'élégants arabesques sur toute la surface de leur peau.
Après un long, très long moment de cette intimité partagée, Gabriel et Ellohira s'endormirent dans les bras l'un de l'autre, éreintés.
***
Le lendemain matin, le jeune couple se leva plus tard que les autres. Après une toilette rapide, au cours de laquelle Gabriel s’étonna de ne plus trouver trace de suie sur sa peau, ils s'en allèrent prendre leur petit déjeuner, comme si de rien n'était. Il ne restait plus personne dans la demeure.
— Quelle heure est-il à ton avis ? demanda Gabriel.
— Pas loin de midi, je dirais, répondit Ellohira, l'air inquiet.
Marli entra dans la pièce et se moqua gentiment d'eux, faisant remarquer l'heure tardive. Elle leur apprit que Juanee se trouvait avec le doyen et son conseil, Arpe transmettait un message à Nihyr et Urfis se baladait non loin.
— Tu devrais aller avec lui, risqua Ellohira.
Marli eut une hésitation, puis répondit à Ellohira qu'elle avait sans doute raison et sorti, le sourire aux lèvres.
— On ne devrait pas le dire aux autres ? demanda Gabriel, une fois leur amie sortie.
— Nous devrons le leur dire, oui. Mais je préfère attendre qu'ils soient tous là.
À cet instant, tandis que Gabriel et Ellohira débarrassaient les reliefs de leur repas, Arpe entra, revenant de sa mission.
— Quelles nouvelles du nord ? demanda Gabriel.
— Plutôt bonnes. Nos forces ont encore gonflé. Pas beaucoup, mais c'est toujours ça. Et j'ai obtenu plus de détails, je vais en informer le doyen Linial tout de suite.
Arpe fixa ses deux jeunes camarades d’un air pensif, presque nostalgique. Il secoua la tête, se dirigea vers la sortie et leur dit, le plus sincèrement du monde :
— Et toutes mes félicitations ! J'espère que vous trouverez autant de bonheur dans votre vie de couple que Juanee et moi.
Gabriel et Ellohira se figèrent. Lorsque Arpe fut sorti, Gabriel demanda à voix haute :
— Comment a-t-il su ?
Ellohira ne répondit pas et se précipita à la suite d'Arpe pour lui demander de garder le secret jusqu’à ce qu'eux-même l'annoncent aux autres. Gabriel et Ellohira furent contraints d'attendre le soir avant d'annoncer leur union aux autres. Aucun d’entre eux ne sembla surpris, seulement contents. Tous les trois leur adressèrent leurs félicitations et Gabriel fut même très surpris de voir Urfis verser une larme. Ellohira avait été son élève durant environ quinze longues et belles années. Un cœur tendre se cachait donc sous tous ces muscles et cette exubérance !
Le lendemain, Gabriel et Ellohira accompagnèrent Arpe dans sa mission de communication avec le nord. Gabriel tenait absolument à annoncer la nouvelle de son union à son frère ainsi qu'à Nihyr, et Ellohira voulait faire de même pour Eréline, qu'elle considérait comme sa petite sœur. Eréline fut très heureuse d’apprendre la nouvelle, mais Thomas ne sut trop qu’en penser. Lui, il voulait rentrer, retrouver sa vie et il n’avait jusque là jamais vraiment songé à le faire sans son aîné.
Les jours passèrent ensuite vite, trop vite au goût de beaucoup. Six jours seulement après leur réveil, les sifis d'Auhongar s'apprêtaient à lancer l'assaut sur le bastion des dragons : Le Haut Pic de Regon.

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