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— La bataille à venir sera décisive ! proclamait le doyen, Henry Linial, s'adressant aux sifis et aux hommes de Keneth Kinsmor réunis devant lui. Jamais nous n'avons été aussi proches de la victoire totale. Prenez garde à l'ennemi, méfiez-vous de lui, car il est intelligent, puissant et retors. Mais nous devons nous rappeler que nous sommes leur prédateur naturels, des Hovacks ! Nos vies, nous les vouons à pourvoir aux besoins des autres. Aujourd’hui, ce besoin, c’est la liberté !
Il se tenait devant la gigantesque entrée d'un tunnel. Le boyau conduirait ces hommes et ces femmes à la surface, tout près du sommet du Haut-Pic habité par les dragons. Juanee et Keneth se tenaient aux côtés du doyen. Il y eut des acclamations dans la foule, des cris guerriers. Keneth Kinsmor fit un pas en avant et prit la parole :
— Je suis Keneth Kinsmor ! déclama t-il. L'héritier de ce royaume, notre cher Tigar. Aujourd'hui, nous allons enfin reprendre ce qui nous appartient de droit ! Ces terres que nos ancêtres ont colonisées dans l'espoir de bâtir une civilisation brillante et florissante. Ce rêve leur a été cruellement arraché. Il est de notre devoir de le reprendre et de le faire vivre !
Les exclamations des combattants, qui n'attendaient plus qu'un mot pour aller en découdre, furent nombreuses. Toutefois, il se lisait aussi sur les visages une appréhension bien compréhensible. Henri et Keneth se tournèrent comme un seul homme vers l’ouverture noire et béante et se mirent en marche. Ainsi, ils commencèrent leur ascension vers le sommet, au cœur même de la montagne. En tête, le doyen et son conseil au grand complet rayonnaient de puissance. Leur ire serait sans doute fatale à beaucoup d'ennemis. À leurs côtés se tenaient Juanee et les siens. Gabriel se sentait fébrile, à la fois pressé de se trouver sur le champ de bataille et craignant l'instant où, immanquablement, il verrait périr le premier de ses alliés. Il jeta un œil vers Ellohira qui lui rendit un sourire tendu. Et si c'était elle qui tombait ?
— Tu m'as sauvé la vie une fois. Je compte sur toi pour ne pas me laisser tomber, lui dit-elle.
— Lirais-tu mes pensées ? demanda Gabriel, dans une tentative pour détendre un peu l’atmosphère.
— Tes pensées sont plus faciles à lire que les rapports d'Urfis, répliqua-t-elle aussitôt juste avant de recevoir une bourrade dans le dos de la part de l'intéressé.
— Ce n'est pas parce que Gabriel est plus costaud que moi que je vais te laisser critiquer mon écriture ! plaisanta-t-il.
— De toute façon, je ne me mêlerais pas de vos histoires. Fais ce que tu veux d'elle, Urfis.
Cette fois, ce fut au tour de Gabriel de recevoir un coup de coude juste sous les côtes. Il parti d'un grand éclat de rire et serra sa femme contre lui. Derrière eux, quelques sifis d’Auhongar le regardaient avec admiration ; le conseil et le doyen lui-même ne semblaient pas moitié aussi puissant que ce jeune homme, ce gamin, qui partait à la bataille en riant. Les plus sensibles d’entre-eux, une poignée seulement, percevaient chez lui une particularité bizarre, comme s’il était non pas un simple utilisateur du Flux, comme eux, mais une sorte de source.
Pourtant, Gabriel avait la peur au ventre.
Longtemps, ils marchèrent dans ce tunnel, creusé depuis des siècles, protégé des dragons par le savoir ancien de l’Ordre Hovack de Tigar. Lorsque la colonne fut contrainte de s'arrêter, parvenue au bout, le doyen fit face aux troupes et une vague d’appréhension parcourut l'assemblée.
— Ces portes passées, dit-il en désignant l’espèce de gros bouchon de roche noire derrière lui, notre art ne nous protégera plus. Auhongar sera découverte et détruite si nous ne remportons pas la victoire. Aussi, je ne vous permet pas d’échouer !
— À VOS ORDRES ! s'exclamèrent alors la foule de ses hommes.
Apparemment satisfait, le doyen fit volte face et se dirigea vers la parois rocheuse, suivi par quatre autres membres du conseil, dont son frère. Arrivés au pied du mur, ils plaquèrent leurs mains sur la pierre et une grande puissance émana bientôt d’eux. Cinq sceaux apparurent, scintillants d'une lumière dorée. Il y eut alors un éclair aveuglant et un bruit assourdissant, comme un coup de tonnerre. Gabriel qui, surpris, s'était protégé les yeux, senti qu'Ellohira lui saisit le bras et l'entraîna vers l'avant. Un air glacial le frappa et il respirait soudain plus difficilement. Il ouvrit les yeux et, tout courant, examina la scène qui se déroulait comme au ralenti à ses yeux imprégnés de la puissance du Flux. De lourds rochers et de nombreux débris retombaient tout autour. Le paysage semblait fait exclusivement de glace, de neige et de roche. Et au milieu de tout cela : des dragons. De gros, très gros dragons. Certains se trouvaient déjà sur leurs pattes, prêt à en découdre, mais la plupart avaient simplement relevé la tête et fixaient le nuage de poussière. Ils auraient sans doute eu l'air étonné si leurs écailles avaient permis à leur face d'exprimer des sentiments. Parmi eux se trouvaient de nombreuses créatures humanoïdes, noires également,mais plus petites ; une véritable armée de har-lin. Gabriel fonça, sabre au clair et très vite le champ de bataille fut jonché de cadavres. Il ne se rappelait déjà plus quand il avait dégainé son sabre, ni quand le premier ennemi était tombé sous ses coups. Les dragons avaient pris leur envol rapidement pour contrer cette attaque venue du sol, ou s'étaient réfugiés dans les galeries qui s'ouvraient un peu partout dans cet immense cratère. Gabriel ressenti le signal qu'envoyait Arpe vers leurs alliés, loin au Nord. Les renforts, déjà en route, seraient bientôt là. En attendant, il fallait tenir bon, et mettre en échec les tactiques de l'ennemi.
Dans un premier temps, Gabriel n'eut à se soucier que des har-lin : ces répugnants humanoïdes noirs faisaient rempart entre les assaillants et les dragons, tandis que ces derniers vomissaient leurs flammes glaciales sur les troupes depuis le ciel, prenant bien soin de se mettre hors de portée et d’y rester. Les sifis usaient de tous leurs pouvoirs pour contenir ces attaques à distance et permettre au reste des troupes d’avancer. De son côté, Gabriel dansait une chorégraphie qu’un observateur aurait pu croire établie à l'avance ; ses mouvements vifs et fluides finissaient toujours par avoir raison de ses adversaires. Il tranchait un bras, transperçait un buste, décollait une tête de son corps et recomençait inlassablement, en variant les plaisirs. Il profita d'un bref instant de répit pour rapidement observer son entourage immédiat ; un peu en retrait, à sa droite, Ellohira montrait toute l'étendue de sa science du combat. Moins spectaculaire, son style n’en demeurait pas moins efficace. Sur sa gauche, un homme du conseil peinait à résister face à une demie douzaine d'ennemis. Gabriel se porta immédiatement à son secours tout en projetant derrière lui une puissante décharge d'énergie. La muraille de feu qui en résulta emporta deux har-lin et protégea Ellohira et Marli pendant une poignée de secondes. Gabriel vit du coin de l’œil Urfis écraser un ennemi au pied duquel gisaient deux sifis et un des hommes de Keneth. Alors qu'il abattait un énième adversaire, Gabriel entendit comme un coup de tonnerre. Levant les yeux, il vit un nuage de feu et de fumée. Un dragon, deux blessures béantes au flan, tombait vers le sol. Un appareil passa à très grande vitesse au-dessus d'eux et fut suivi presque aussitôt d'un bruit assourdissant, lui rappelant fortement les avions de son monde. D'autres dragons furent frappés par les mêmes appareils et s'écrasèrent. Il y eut une grande clameur de victoire dans le cratère ; les renforts du nord arrivaient enfin ! Les forces aériennes de Nordhe firent dès leur arrivée un véritable carnage dans les airs. Au loin, Gabriel le savait, d'autres vaisseaux plus lents mais aussi plus grands, plus puissants, arrivaient pour leur prêter main-forte.

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