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D'abord en pente douce, le boyau rocheux s'inclinait de plus en plus, jusqu’à devenir très escarpé. Il y eut plusieurs passages complètement verticaux, obligeant Galdrill et les quatre personnes n'ayant pas les mêmes capacités que les sifis à descendre à l'aide de cordes. Plus le groupe progressait, plus la température augmentait. Quelques corps de Har-lin gisaient ça et là, trace du passage d'un groupe précédent. Ils retrouvèrent l'un de ces groupes dans une vaste cavité, après environ deux heures de progression, qui se reposait après un rude combat, entouré de cadavres de har-lin. Plusieurs autres tunnels débouchaient dans cette caverne. L'un des sifis d'Auhongar s'approcha :

— Messeigneurs, les salua-t-il en s’inclinant, nous avons jugé bon de rester ici, au cas où d'autres ennemis passeraient par ce carrefour. Nous n'en avons vu aucun pour le moment.

— D'autres groupes sont passés par ici ? questionna Guery.

— Trois autres, oui. Peut-être plus, nous n'étions pas nécessairement les premiers.

— Impossible de communiquer ici, fit remarquer Arpe. Cette roche volcanique m'empêche de ressentir normalement les alentours. C’est très similaire à l’art utilisé pour dissimuler Auhongar.

— Continuons alors, proposa Galdrill. Par où sont allés les autres groupes ?

Le sifis leur désigna une ouverture un peu plus loin. Il s'inclina et rejoignit ses coéquipiers. Le groupe de Galdrill poursuivit son chemin.

Ils descendirent dans les entrailles de la montagne durant quatre heures de plus dans des conditions de plus en plus difficiles. Après avoir marqué une courte pause, ils reprirent la descente, composant avec la chaleur de plus en plus étouffante dans les tunnels sinueux et inégaux. La fatigue gagnait peu à peu tous les membres de l’expédition. Tout en bas des tunnels, ils débouchèrent dans une vaste caverne rougeoyante. Un large dôme rocheux surplombait un lac de lave en fusion qui dégageait des vapeurs nauséabondes, sans doute toxiques. Au milieu de la roche liquéfiée, un îlot de pierre solitaire supportait une étrange construction. D’épais piliers tordus soutenaient un toit massif qui finissait par se confondre avec le plafond de la caverne. Plusieurs chemins de pierre reliaient l'îlot à plusieurs tunnels s'ouvrant sur les côtés de la caverne. Certains formaient des chaussées relevées, continues et étroites, tandis que d’autres disparaissaient par endroit sous le fluide visqueux et ardent. De nombreux sifis des groupes partis plus tôt se trouvaient là, aux embouchures d’autres tunnels. Ils observaient la scène surréaliste avec prudence et vigilance. L'un d'eux adressa un signe de la main à Guery, désormais son commandant, puis désigna le bâtiment au centre, confirmant que le seigneur autoproclamé des lieux se trouvait à l’intérieur.

— Apparemment, celui que nous recherchons se trouve là-dedans, comprit Guery en remerciant ses hommes d'un geste.

— Allons-y, dit Galdrill, déterminé.

— Il serait sage de nous laisser passer devant, intervint Juanee avant que le roi ne s'engage sur le passage de pierre.

Gabriel se contentait d'observer et de suivre depuis le début. Mais soudain, son sabre le démangeait dans son fourreau. Il se sentait une étrange envie de foncer droit devant. Mais autre chose lui disait d'être prudent, de prendre garde à l'énergie terrifiante qu'il croyait entrevoir par moment.

— Juanee. Je passerais devant si tu le permet.

— Gabriel ! s'indigna Ellohira dans un souffle.

Juanee observa le jeune homme l'espace d'un instant, puis lui fit signe qu'elle était d'accord, malgré le regard courroucé qu'Ellohira lui jetait.

— Quelque chose cloche ici, s'entendit dire Gabriel à sa doyenne. Ça me retourne les tripes. Soyons prudents.

La petite troupe s'engagea sur le chemin sinueux, dans la chaleur suffocante émanant du lac rougeoyant. Par instant, Gabriel crut entendre une voix. Elle chuchotait des paroles incompréhensibles, d’un ton parfois doux, parfois menaçant. Arrivant sur l'îlot, le groupe fit halte quelques instants devant le temple. De nombreuses colonnes aux formes torturées soutenaient un toit qui se fondait dans la masse de roche qui les surplombaient. Un bâtiment plus petit se dressait sous cette tonnelle de titan. Il évoquait un lieu sacré, caché là depuis des temps immémoriaux. Un fronton ouvragé mais saccagé dominait un mur de pierre dans lequel perçait une large ouverture. Des ténèbres de l’intérieur pulsait un faible rougeoiement. Tous s’y dirigèrent prudemment, arme au clair. Dès qu'ils furent entrés, les yeux des sifis s'adaptèrent à la faible luminosité. Au centre de la vaste pièce se trouvait un piédestal, haut d'un peu plus d'un mètre, au-dessus duquel flottait une sphère noire et mate. La surface de cet orbe sembla soudain se craqueler et une lueur rouge s'en échappa soudain, jetant un bref éclairage sur les environs. Gabriel sentit tout son corps se raidir, ses poils se hérisser sur ses bras tandis qu’un frisson partait de sa nuque jusque dans le bas de son dos. Il avait vu, l'espace d'un instant, une silhouette au fond de la pièce. Les autres l'avaient-ils vue également ? En tout cas, tous retenaient leur respiration et aucun ne bougeait plus d’un pouce. Le son de pas légers s'éleva et résonna dans le silence étouffant. Instinctivement, les autres sifis et Galdrill s'écartèrent de la porte afin de laisser un peu plus de lumière entrer depuis l’extérieur. Ils voulaient voir cette chose qui leur glaçait les sangs par sa simple présence. À la lueur rouge de la lave, un homme apparut.

Il ressemblait un peu à Nihyr, pour ce qui est de la silhouette ; un corps fin et élancé, mais puissant. Des cheveux noirs encadraient un visage aux traits délicats. L'homme affichait un air farouche et fier mais ni peur, ni angoisse, ni tristesse ne se peignaient sur son visage, seulement une colère contenue, voire de la morgue. Un homme élégant, en somme, à qui il aurait été difficile de donner un âge.

— Êtes-vous celui que les har-lin appellent "Seigneur" ? s’enquit Galdrill.

L'homme lui jeta un regard méprisant. Une étincelle s'alluma au fond de son regard.

— Har-lin ? s'étonna l'homme. Quel nom étrange vous avez donné à mes créations ! Vous ont-elles diverti ?

— Elles sont mortes trop vite pour ça, rétorqua Juanee.

— Une petite fille ne devrait pas s'immiscer dans les affaires des homme, persifla l’individu.

Juanee fit un pas en avant, courroucée. Mais Arpe la retint.

— Laisse donc les grands parler, railla encore l'inconnu. Mortes trop vite, dis-tu ? Elles ont pourtant imposé des siècles de souffrance à vos peuples. Peut-être regrettez-vous notre domination ? Cela affecterait-il vos affaires ?

— Qui êtes-vous ? intervint Galdrill, coupant court à ses fanfaronnades et ses provocations.

— Je suis le Seigneur de ce Sanctuaire, des Dragons et du Cœur. Je suis aussi un sifis, comme la plupart d'entre vous.

— Des crimes impardonnables ont été commis en votre nom et sous votre commandement, s’exclama Galdrill en s’avançant. Justice doit être rendue !

Le seigneur éclata de rire.

— Vous croyez réellement que je vais me rendre, et vous laisser m'exécuter ? Je vais vous tuer, un par un, reformer mon armée et ravager vos terres ! J'ai mené une guerre, afin de conquérir toutes les nations de ce petit bout du monde ! La guerre est-elle un crime ? Du plus loin que je me souvienne, ce sont vous, les simples hommes, qui avez toujours attaqué les autres races à vue. Et lorsque vous en avez terminé, vous parvenez encore à vous entretuer. Qui êtes-vous donc pour venir ici, chez moi, et me juger ?

— Je suis le roi d'Ernùn, dit posément Galdrill. Et je suis ici au nom de mon peuple, et ceux des autres pays que vous avez menacés et saccagés.

— Le peuple de Tigar s'est-il éteint sous ma domination ? Je ne fais que la même chose que vous, Roi de peu de choses. J'exerce mon pouvoir, et j’entends l'exercer comme il me plaira sur les terres que j'ai soumises.

— À ceci près que vous ne possédez plus rien, rétorqua Galdrill. Vos armées sont détruites. Ernùn est libre, tout comme ce pays. La seule chose que vous puissiez encore revendiquer, c'est le sol qui se trouve sous vos pieds ; ce sanctuaire est envahi par nos forces.

— Un obstacle négligeable pour moi, railla l’homme nonchalamment avant de foncer droit vers Galdrill.

De gestes fulgurants, il écarta Gabriel et Juanee, mais fut contraint de reculer face au sabre de Arpe. D'un violent coup de poing, il projeta Ellohira qui bascula et roula trois mètres plus loin où elle s’effondra sur le sol, le souffle coupé. Arpe, Marli et Urfis se ruèrent sur lui, mais même désarmé, il parvint assez aisément à les repousser. Guery Linial et ses hommes se tenaient en retrait, sabre au clair, protégeant Galdrill. Alors que le Seigneur se ruait vers eux, il fut brutalement heurté par une vague d'énergie, perdit l'équilibre et s'écrasa au sol. Une demi-seconde plus tard, il se tenait de nouveau debout et bien droit, sans une égratignure. Son regard planté dans celui du responsable de cet affront ; Gabriel. Cette fois, il y avait un peu de fureur dans ses yeux.

Il se précipita droit sur le jeune homme. Celui-ci l'attendait, tous ses sens en alerte, s'attendant à tout et n'importe quoi. N'importe quoi sauf la vague brûlante qui déferla sur lui. Il crut brûler, mais cela passa en une seconde et ce fut une vague de terreur qui le submergea. Gabriel tenta aussitôt de fermer son esprit, il reporta toute son attention vers son assaillant et parvint à se dégager juste avant qu'il ne le frappe. Ce fichu seigneur, capable de manipuler votre esprit tout en venant vous coller un pain en pleine figure, se révélait plus puissant et dangereux que le plus redoutable de ses esclaves. Gabriel resta immobile une fraction de seconde, fixant son adversaire du regard. Mais celui-ci se désintéressait déjà de lui et fonça de nouveau vers Galdrill. Le roi d'Ernùn, épée à la main, alla à la rencontre de son adversaire sans que personne ne puisse rien y faire. Galdrill fut balayé en un instant comme un fétu de paille. Projeté contre un mur, il y eut un craquement sourd et écœurant et le monarque ne bougea plus.

Gabriel fonça vers Galdrill dans l’intention de le sauver. Ellohira s’interposa aussitôt.

— Non ! Galdrill n’est pas l’un des nôtres ; si tu lui insuffle du Flux, tu le brûleras de l’intérieur et il mourra. Laisse-moi faire !

Elle le repoussa fermement. Gabriel fit donc volte-face. Juanee et Arpe tenaient en respect leur ennemi, qui esquivait les coups de sabre avec une déconcertante facilité, les déviait même à main nue de temps à autre. Lorsque le seigneur perçut l’approche de Gabriel, il exécuta une attaque tournoyante invraisemblable qui repoussa au loin les deux époux et il brandit enfin une lame pour parer le coup du garçon. Arpe et Juanee se relevèrent et se positionnèrent pour intervenir dès qu’ils le pourraient. Les deux combattants tournoyaient l’un autour de l’autre dans une tempête d’acier. Les lames s’entrechoquaient en produisant de formidables sons métalliques, sans émettre la moindre étincelle. Totalement concentré sur son combat, Gabriel fut désarçonné par un cri de douleur qui se répercuta en échos contre le plafond de pierre. Inquiet que ce fut Ellohira, il faillit se prendre un coup de sabre en travers du visage. Il para de justesse, mais la violence du coup le prit au dépourvu et il fut contraint de reculer. il fut pris d’un vertige et bascula en arrière. Sans l’intervention de Juanee, qui s’interposa entre lui et le Seigneur de justesse, il se serait sans doute fait embroché. Hébété, il examina les alentours pour trouver la source du cri.

Ellohira s’occupait toujours de Galdrill, sur sa gauche, entourée de Guéry et de deux autres sifis. Gabriel tourna la tête vers la droite et aperçu Marli, effondrée au pied du piédestal qui supportait l’étrange orbe rougeoyant. Gabriel s’approcha d’elle.

— Marli ! Ça va ?

— Je… Cette chose est consciente. Quand je l’ai touchée, elle m’a supplié de l’aider. C’était si intense que j’ai cru perdre la raison.

— Ne t’en approche plus, nous devons tuer ce type avant toute chose. Essaie de te mettre à l’abri.

Marli acquiesça, le visage livide. Gabriel l’aida à se relever et à atteindre un pilier en la voyant si affaiblie, tandis que derrière eux, le combat continuait entre Juanee, Arpe et le Seigneur. Remis de son vertige, le garçon se dirigea de nouveau vers la mêlée. Désormais armé, leur adversaire repoussait leurs assauts avec plus d’aisance encore, en ricanant comme un dément. Gabriel l’observa calmement. Il se battait avec une technique impeccable, une fluidité trahissant une expertise atteignable après des siècles de pratique et grâce à une force hors du commun. Pourtant, quelque chose clochait. D’après Alanë, il était, ou avait été, un sifis. Face à lui, Arpe et Juanee usaient du Flux au point que leurs yeux brillaient intensément. Mais pas lui. Sa corruption l’en empêchait-il ? Gabriel inspira profondément et tenta de se souvenir du sentiment très particulier qui l’avait envahi juste avant de tuer le rejeton de Rakrargat ; il y avait eu de la peur et de la colère. Un sentiment d’urgence aussi. Tout cela l’avait conduit à ouvrir en grand les vannes de son esprit, de s’abandonner complètement au Flux, dans le fol espoir de survivre et de sauver Ellohira, l’espace d’un minuscule instant. Gabriel eut un frisson, qui lui descendit depuis la nuque jusqu’en bas du dos. Le Flux électrisa son corps, lui donnant la chair de poule. Ses sens semblèrent s’aiguiser et alors que le combat se déroulait devant ses yeux, il le vit soudain comme au ralentit. Et alors que la défense du Seigneur sans nom avait semblée jusque là parfaite, Gabriel détecta une faille. Minuscule, inexploitable. Sauf pour lui à cet instant. Il bondit en avant et frappa de son sabre, de bas en haut, tranchant net le bras gauche de l’homme. Alors il y eut une onde de choc. Avec un cri de rage, le Seigneur battit en retraite d’un bond surnaturel en feulant comme un animal, tandis qu’Arpe et Juanee se retrouvèrent à terre, projetés avec force. Le bras gisait à terre, mais il n’y avait pas de sang. Une fumée noire s’échappait du membre coupé.

— Vous êtes devenu plus une bête qu'un homme, remarqua Gabriel avec dégoût.

Les vêtements de son adversaire pendaient, coupés à de nombreux endroits. Il ne perdait cependant pas une goutte de sang. Le Seigneur revint à la charge, fut bloqué par Gabriel et aussitôt, Urfis fut sur lui et porta un coup unique, puissant, se servant de ses deux mains serrées autour de la poignée de son sabre qui chanta. Un coup qui projeta le seigneur contre un mur si violemment que la pierre craqua sous le choc. Gabriel bondit et son adversaire n'eut pas même le temps de réagir. Il baissa les yeux, incrédule, sur le sabre qui lui passait en travers du corps, au travers du cœur et le clouait contre le mur.

— C'est la fin pour toi, chuchota Gabriel à son oreille. À moins que tu puisses vivre avec un cœur fendu en deux.

— Tu es bien cruel, répondit le Seigneur d'une voix soudain très différente de celle qu'il avait jusque-là. Je ne me plains pas, je suis coupable de bien des crimes. Mais je ne suis pas celui qui ose se faire appeler "Seigneur".

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