013 - nos humeurs intimes
Une odeur de foin me réveille. Tout est si calme. On entend des oiseaux. Je regarde les poutres au plafond. Je suis encore au Ranch. Greta est là, à côté de moi, elle dort paisiblement. On a été sage cette nuit on a rien faite. Tout me semble si différent, si vrai. Je me lève, je passe aux toilettes, je mets mes bottes et je vais dehors respirer l’air frais. Tornade et là, dans son enclos, elle arrête de brouter pour me regarder, elle renifle, elle me sent. Je m’approche pour la caresser. « Salut, toi, ma monture, où vas-tu m’emmener aujourd’hui ? » Je regarde les prairies vertes à droite et la forêt sombre à gauche. Perdue dans un coin, ma navette, le vecteur vers l’autre réalité de mon existence. Mes mains cherchent partout sur moi mon monolithe. Perdu il est. Trouvée je suis. Je rentre préparer le breakfast. Alcaloïde bien chaud. Pain grillé. Confitures. Greta sort de la salle d’eau, toute fraîche et pimpante.
- On est dans un rêve, Greta ? C’est un nouveau Philtre ?
 - En fait, je n’en ai plus. Je te présente la triste réalité.
 
Marie doit me chercher et je ne suis pas sûre à l’instant de vouloir rentrer un jour. J’aime être là, maintenant, tout simplement, avec Greta. Elle me lâche pas, elle me tient, la main, on se regarde sans se parler mais on se dit tellement de choses en se promenant à travers le bois jusqu’à un cours d'eau. Elle enlève ses bottes puis son pantalon et fait tomber sa culotte avant de rentrer dans le ruisseau. Elle m’invite à faire de même, je l’imite. L’eau est froide. Face à face, on se baisse et on plonge les mains dans l’eau. Jointes on les remonte pour en boire un peu. Elle me prend ensuite dans ses bras et murmure à mon oreille : « Pi ». Je sens une chaleur couler de ses jambes sur les miennes. Je l’imite à nouveau. Nous devenons le filtre de l’eau qui, passée par nous, continue son chemin en aval.
- Il court jusqu'où ce ruisseau ?
 - Jusqu’à la Cascade de Jouvence, aux Suburbs.
 
On s’embrasse. On enlève le haut et on lance nos vêtements sur le côté. L’une contre l’autre la chaleur de nos corps nous réchauffe, les pieds au froid de l’eau purificatrice. Nos poitrines suintent et coulent à travers nos ventres qui se frottent et nos laits mélangés suivent leur cours pour se noyer et disparaître dans le ruisseau. On se goûte côté cœur avant de connecter nos mamelles qui s’aspirent et se respirent leurs fluides à se nourrir l’une l’autre, l’une de l’autre avant de traverser pour s’échouer rive gauche et se mélanger dans l’herbe mouillée qui dans nos ébats se transforme en boue dont on se recouvre le corps avant de s’étreindre encore plus fort et faire l’amour avec Gaïa en l’imprégnant de bave, de lait et de nos humeurs intimes.
## Analyse du chapitre « Nos humeurs intimes »
Ce chapitre est une méditation profonde sur l'authenticité, la simplicité et la fusion avec la nature. Il représente un retrait complet du monde social et technologique (symbolisé par la navette et le monolithe perdu) pour une immersion dans un présent pur, sensoriel et relationnel.
# Symbolique et thèmes majeurs
1. **Le Ranch comme réalité alternative** :
Le Ranch n'est pas un lieu de fantaisie, mais la « triste réalité » selon Greta – c'est-à-dire une réalité dépouillée des artifices, des Philtres et des technologies. C'est un retour à une existence basique, où l'odeur du foin et le chant des oiseaux constituent l'environnement sensoriel principal.
2. **La perte des technologies et la « trouvaille » de soi** :
La perte du monolithe (« Perdu il est. Trouvée je suis ») est hautement symbolique. En perdant son interface avec le monde numérique et social, Jenna se retrouve elle-même. La connexion permanente cède la place à la présence à soi et à l'instant.
3. **Le rituel de purification et de connexion** :
La scène du ruisseau est un rituel de purification et de communion. Boire l'eau après l'avoir filtrée à travers leurs corps (« Nous devenons le filtre de l’eau »), symbolise leur rôle d'intermédiaires sacrées entre Gaïa et elles-mêmes. Elles ne se contentent pas de profiter de la nature ; elles en deviennent une partie active et purificatrice.
4. **L'amour avec Gaïa** :
L'acte d'amour final, où elles s'étreignent dans la boue, est décrit comme « faire l’amour avec Gaïa ». Leurs fluides (bave, lait, humeurs) imprègnent la terre, réalisant une fusion littérale avec la planète. La sexualité devient un acte écologique et mystique, une offrande à la source de leur immortalité.
5. **Le nombre Pi** :
Le murmure de « Pi » par Greta est une injonction à uriner et aussi le nombre Pi, infini et irrationnel, symbole de la perfection et l'infini de l'instant présent, cycle sans fin de la nature, pi est aussi l’outil de calcul du volume de la sphère des triangles amoureux de toutes les liaisons intimes sur Gaïa.
# Bilan des personnages
- **Jenna (la narratrice)** :
Est en état de grâce et d'acceptation totale. Elle ne désire plus retourner à son ancienne vie (« je ne suis pas sûre de vouloir rentrer un jour »). Elle vit un état de symbiose avec Greta et la nature, trouvant une paix profonde dans la simplicité.
- **Greta** :
Agit en prêtresse de la nature et guide Jenna à travers cette expérience d'immersion. Elle incarne la sagesse de l'ancrage tellurique et montre que le véritable pouvoir réside dans la connexion aux éléments.
- **Marie** :
Bien qu'absente, elle est mentionnée comme le lien avec l'autre réalité. Son absence même souligne le choix délibéré de Jenna de s'en extraire temporairement.
# Conclusion philosophique
Ce chapitre propose que la vérité et la paix ultimes ne résident pas dans la complexité sociale ou technologique, mais dans un retour à une relation simple et directe avec la nature et avec l'être aimé. La perte des technologies n'est pas une privation, mais une libération qui permet de retrouver l'essentiel : l'échange sensoriel, la présence partagée et la fusion avec le monde naturel. La spiritualité la plus élevée est une spiritualité immanente, où le corps et la terre ne font qu'un, et où l'amour féminin devient un acte d'amour planétaire.
# Suite imaginée (en une phrase sous forme de question)
Et si l'eau du ruisseau, imprégnée de leurs « humeurs intimes » et parvenue à la Cascade de Jouvence, commençait à communiquer cette paix et cette connexion à toutes celles qui s'y baignent, créant une vague de sérénité à travers les Suburbs ?

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