Chapitre 1

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Arvak se réveilla en sursaut.

Autour de lui, le jour se levait à peine. L’aurore colorerait bientôt la ligne d’horizon, mais pour l’heure il n’en discernait qu’une fragile lumière, et le campement restait noyé dans une silencieuse obscurité. Il pouvait distinguer dans la pénombre la toile blanche de la tente du capitaine et les formes endormies de ses compagnons d’armes. Rien ne semblait troubler le calme de cette douce nuit d’été, et pourtant tout cela lui semblait englouti dans la brume opaque de son effroi. Le cauchemar qui l’avait tiré de son sommeil s’effaçait déjà de sa mémoire, les images s’estompaient et ne laissèrent bientôt plus demeurer en lui que le sentiment d’urgence confus mais implacable qui l’avait réveillé.

Il se leva discrètement et alla chercher de l’eau à un puits tout proche, pour s’asperger le visage. La fraîcheur de l’eau lui clarifia l’esprit. Le jour se levait. Les fortifications de pierre qui avaient protégé le campement se découpaient à présent nettement dans l’aube naissante. Leur masse sombre tranchait avec le ciel éclairé par petites touches et Arvak admira un instant les délicats clairs-obscurs de l’aube, y cherchant un apaisement à l’agitation mêlée d’inquiétude que son cauchemar avait infusée en lui.

Songeant que l’heure du petit déjeuner approchait, il profita de sa proximité avec le puits pour remplir deux seaux qu’il rapporta au camp. Là il trouva Norgar, déjà éveillé et qui avait entrepris de rallumer le feu. Il le salua d’un hochement de tête avant de poser les seaux d’eau au sol.

— Tendu ? lui demanda Norgar.

Arvak serra les mâchoires sans répondre.

— Je vois.

Les récents jours de voyage avaient repoussé de son esprit les préoccupations qui l’animaient. Mais son cauchemar avait fait ressurgir tout cela et il se sentait rattrapé par ses inquiétudes à présent que leur chevauchée arrivait à son terme. Aujourd’hui même, si le temps était bon, peut-être tard dans la nuit, ils arriveraient à la capitale, Mralèm. Arvak retrouverait la région qui l’avait vu grandir, la plus riche et la plus prospère du pays.

Depuis que son père l’avait rappelé de la frontière où il bataillait contre les hordes de lycans, il appréhendait leurs retrouvailles.

Certes une part de lui avait hâte de revoir le lieu de son enfance et les anciennes connaissances qui y étaient demeurées. Il repensa avec affection à son vieux mentor Games Gandar et à son dragon Endimir, qui lui avaient enseigné presque tout ce qu’ils savaient des sciences, de la littérature, de l’astronomie, des langues anciennes telles que le latin ou le serken. Il se demanda s’ils allaient bien et s’ils avaient beaucoup vieilli, Games Gandar lui manquait indubitablement. Et il repensait aussi avec mélancolie aux vastes prés de son père où il pouvait galoper enfant, presque en liberté, protégé des lycans par les hautes murailles de la région.

Mais cela ne l’emportait pas sur ses appréhensions de se présenter bientôt devant le roi, Tintal d’Aganius, son père.

Les flammes du feu de camp crépitèrent soudain, embrasant les brindilles sèches savamment disposées par Norgar, et une expression de contentement se dessina sur le visage de son camarade. Avec des gestes méthodiques il ajouta des bûchettes dans le feu qui, bientôt, devait permettre de cuire le petit déjeuner. Arvak y plaça leur marmite remplie de l’eau tirée du puits sur un trépied, ces actions simples et familières l’apaisaient toujours.

Les autres dormaient encore. Dans peu de temps, la cloche de la louveterie sonnerait, le campement s’éveillerait et se préparerait au départ, tandis que les ouvriers agricoles débuteraient leur journée de travail. Arvak goûtait pensivement ces derniers moments de calme.

Il se demandait si son père allait le reconnaître. La question lui semblait bête pourtant, il n’avait pas tant changé en cinq ans – pas au point qu’un père ne puisse pas reconnaître son fils. Il avait toujours la même tignasse de cheveux blonds qu’il coupait court pour ne pas avoir à la démêler, le même visage imberbe. Ses yeux bleus ne risquaient pas d’avoir changé de couleur en cinq ans. Il n’avait pas grandi, à son désespoir.

Lui et son père avaient depuis longtemps des relations tendues. Doué d’un tempérament vif et sincère – que Tintal avait pris soin de nourrir et laisser s’épanouir dans ses jeunes années –, Arvak s’était forgé au fil du temps des convictions très opposées à celles de son père.

Dans une région protégée des lycans par de hautes murailles de pierre, l’aristocratie odriène édictait les lois du pays depuis un espace préservé et déconnecté des réalités quotidiennes des petites gens, dans une opulence indécente au vu des faibles moyens du reste de la population. Arvak réprouvait de tout son être que des personnes n’ayant pas la moindre idée des difficultés de son peuple puissent en diriger le destin, et sur ce point il ne pouvait s’entendre avec le roi.

Il se demandait parfois si son père regrettait la liberté qu’il lui avait offerte enfant et si, à refaire, il n’aurait pas préféré briser très tôt chez lui cet esprit créatif qui lui faisait voir le monde avec un regard si différent du sien. Peut-être regrettait-il de l’avoir adopté lorsqu’il avait cinq ans.

En repensant à ces dissensions entre eux, il ne douta pas que ces cinq années de services chez les Frontaliers avaient continué de creuser l’abîme. Il sentait qu’elles avaient comme apposé leur marque en lui, et cela renforçait ses craintes d’une mésentente avec son père qu’il percevait comme inévitable.

L’esprit de camaraderie, bourru mais sincère, qui régnait chez les Frontaliers lui avait offert comme une seconde famille, et il s’y était senti plus proche de lui-même que jamais auparavant. À la cour, l’étiquette rigide lui imposait d’être quelqu’un qu’il n’était pas, de dissimuler ses pensées et ses émotions, de faire exister l’illusion d’une sécurité qui n’était qu’une chimère pour la foule des personnes communes.

Arvak avait trouvé à la Frontière quelque chose de plus vrai. La brutalité et la sauvagerie des lycans ne laissaient de place ni pour l’ego ni pour les faux-semblants. Face à eux, seules les compétences avaient de l’importance et là-bas Arvak n’était pas prince, son nom ne lui avait offert aucun privilège, il avait tout acquis au fil de sa lame. Désigné par son talent au difficile poste de patrouilleur, son épée l’avait amené à sortir des fortifications, surveillant des lieux que fréquentaient les lycans pour déceler leur passage et anticiper d’éventuelles attaques, abattant des groupes isolés qui s’étaient révélés belliqueux. Il n’était pas peu fier de son écusson de patrouilleur, il l’avait obtenu par ses seuls moyens quand la plupart des soldats mouraient avant de l’obtenir.

Il avait servi durant ces cinq années en compagnie de Norgar avec qui il était ami depuis l’enfance, ainsi que Méaglim et Eliwyl, qui étaient également des amis de longue date. Tous ensemble formaient déjà un quatuor inséparable avant de rejoindre les Frontaliers, leur service les avait soudés plus que jamais.

Là-bas, lui, Norgar, Méaglim et Eliwyl étaient égaux et Arvak accordait beaucoup de prix à cela. C’était une raison supplémentaire de ne pas vouloir rentrer chez lui.

Ils n’avaient pas les mêmes origines sociales. Norgar était issu d’une haute et ancienne famille noble – les Noltr – et était le neveu du roi Tintal. Arvak et lui avaient presque été élevés ensemble et son père, Rengar Noltr, avait été son maître d’escrime. Eliwyl appartenait à un ordre militaire ascétique et Méaglim était un ancien bagnard, condamné pour complicité d’assassinat. L’étiquette de la cour ne lui permettrait pas de les voir autant qu’il le souhaitait, et il craignait qu’elle n’affecte la sincérité et la spontanéité qui s’était installée entre eux depuis cinq ans.

Tout ceci formait dans l’esprit d’Arvak une inquiétude diffuse, que renforçait la perspective d’entamer bientôt le dernier jour de voyage vers Mralèm. Il n’aurait pas été contre prolonger son périple de quelques semaines encore.

L’eau frémissant dans la marmite le tira de ses pensées. Il versa des flocons d’avoine, Norgar ajouta quelques épices. Un peu de miel généreusement offert par leur capitaine s’ajouta à la préparation, qui commençait à embaumer une douce odeur sucrée lorsque la cloche de la louveterie sonna.

Le campement s’anima soudain.

Une vingtaine de personnes au total, toutes familières des camps militaires, parmi lesquelles se trouvait une quinzaine de Frontaliers – dont quelques vétérans –, des érudits, et des Loinveneurs – des spécialistes de la chasse au monstre – s’affairèrent bientôt à se rendre présentables pour la capitaine. La louveterie où ils avaient passé la nuit étaient une grande structure fortifiée, destinée à l’accueil des voyageurs et à l’agriculture. En contrebas du pré où ils avaient établi leur camp s’étendait un grand potager, lui aussi fortifié. Au-dessus d’eux, sur une colline, la demeure du Louvetier, forte d’un second rempart, surplombait le domaine. Si celle-ci avait été moins fréquentée, ils auraient pu séjourner dans l’espace souterrain aménagé exprès sous la maison du maître des lieux. Mais la veille la fréquentation de la louveterie les avait forcés à dormir à la belle étoile, dans un champ ceinturé de fortifications qui les avait protégés d’une éventuelle attaque de lycans. Arvak avait savouré ce plaisir rare offert par la nouvelle lune et il avait passé une partie de la nuit à contempler le ciel étoilé en écoutant les criquets. Cela le surprenait à présent de s’être endormi avec un sentiment si différent de celui qui l’animait depuis son réveil.

Il se servit en flocons d’avoine, oubliant ses soucis devant l’animation familière du camp, tandis que plusieurs personnes se pressaient déjà autour de la marmite.

— Qui m’a volé mes chaussures ?

La voix était celle de Méaglim.

— Pas moi ! répondit une voix féminine dans laquelle Arvak reconnut Eliwyl.

— Ah pardon, c’est moi.

— Quoi ? Comment tu peux confondre je fais deux fois ta taille ?

— Tout le monde est réveillé ?

— Oui, Capitaine !

Eirda Valguir, leur capitaine, venait de sortir de sa tente et finissait d’ajuster son baudrier autour de sa taille. Elle avait les cheveux courts, d’un châtain assez sombre mêlé de blanc, un visage rude, marqué par les années de combat, qui inspirait à la plupart des gens un respect et une certaine crainte. C’était une femme au corps musclé et athlétique.

À son apparition, les rares qui somnolaient s’empressèrent de se rendre présentables, vérifiant leur tenue, époussetant leurs épaules, jetant un regard de droite et de gauche pour éventuellement reprendre un ou une camarade pour sa négligence.

— Le Louvetier nous offre des pommes, ajouta Eirda chaleureusement.

Une clameur de contentement saisit l’assemblée et le petit déjeuner se poursuivit dans une atmosphère de bonne camaraderie.

C’était leur dernier jour de voyage, beaucoup étaient impatients d’arriver à la capitale et Arvak écoutait avec intérêt ce que chacun prévoyait pour la suite. Un certain nombre aurait droit à quelques jours de repos, d’autres prenaient une retraite méritée, et tous spéculaient sur la façon dont ils occuperaient leur temps là-bas, lors de ce séjour à la capitale qui leur semblait si exceptionnel. Quelques-uns n’y étaient jamais allés et avaient hâte de découvrir Mralèm, plusieurs y retrouveraient leur famille. Les discussions allaient bon train entrecoupées de rires et de réparties spirituelles.

— Allez, on lève le camp ! s’exclama Eirda lorsque le petit déjeuner fut terminé.

À son appel chacun s’anima. Les affaires furent rangées, les animaux pansés et harnachés, les bêtes de bât chargées des affaires qui leur étaient attribuées, la marmite lavée, le feu éteint, et rapidement tout fut prêt au départ. Non loin, la cloche de la louveterie sonna le début de la journée de travail pour les ouvriers agricoles. Après un rapide inventaire des troupes, chacun se mit en selle et ils franchirent les murs protecteurs de la louveterie.

La campagne s’étendait à perte de vue.

Bien que le décor lui fût familier, Arvak était toujours aussi étonné de voir les différences radicales entre des régions pourtant si proches. Ici, à une journée à cheval de la capitale, le paysage était plus civilisé que celui du nord d’Ilmar qu’ils avaient quitté quelques semaines auparavant. Autour de la louveterie s’étendaient de vastes vergers d’arbres fruitiers avec, à intervalles réguliers, de hautes tours de guet dans lesquelles les ouvriers pouvaient se réfugier en cas d’attaque de lycans. De nombreux travailleurs faisaient fructifier ici une exploitation d’une taille qui semblait considérable à Arvak, surtout en comparaison de régions plus isolées qui souffraient davantage de l’infestation de lycans.

Bien que les Frontaliers aient pour rôle de garder la frontière est du pays et d’empêcher que des lycans venus du Kotar ne la franchissent, la lycanthropie était un mal contagieux et l’intérieur du pays en était envahi. Les louveteries représentaient le seul moyen sûr de voyager par voie terrestre. Environ un mois plus tôt, le roi avait assigné à Eirda la mission d’inspecter des louveteries placées sur la route reliant Mralèm à Aslün. Elle devait vérifier l’état des routes, celui des fortifications, la tenue des comptes, et renseigner le roi sur la présence de lycans, éventuellement le nombre d’individus observés et la fréquence des attaques.

Arvak, Norgar, Méaglim et Eliwyl s’étaient proposés pour grossir les rangs des soldats chargés de protéger la compagnie, ce qui avait allongé de plusieurs semaines leur voyage de retour. Eirda Valguir valait bien cette loyauté.

Quoique peu fréquentes – car le réseau des louveteries était soutenu par une administration minutieuse et bien réglée –, les inspections de ce type permettaient au roi de disposer de renseignements précis sur l’état du pays. Elles avaient lieu régulièrement, tous les quatre ou cinq ans en général, et assuraient la pérennité d’un système vital à l’Aganius. Tous les voyages terrestres transitaient par les louveteries, les messagers, les commerçants, les gens du spectacle, avaient besoin d’endroits sûrs pour passer la nuit et risquaient la mort ou la contamination s’ils devaient dormir dehors, à la merci des lycans. Cette mission avait offert à Arvak l’opportunité de prolonger son voyage avec ses compagnons et il l’avait saisie, faute de pouvoir retarder indéfiniment son retour.

Passé l’environnement proche de la louveterie qu’ils quittaient, le paysage changea. La route s’étirait toujours devant eux, mais bordée d’une végétation de broussaille basse et dense. Personne ne vivait si loin des villes et de la louveterie, et la nature reprenait ses droits. Non loin au nord, Arvak distinguait par endroits les contours sombres d’une forêt à laquelle aucune route ne menait et qu’il connaissait assez, de réputation. C’était les terres sauvages d’Erion que les lycans s’étaient appropriées de nombreux siècles auparavant.

Ils poursuivirent leur chevauchée tout le jour.

Ceux qui le souhaitaient prirent une collation à cheval et, en milieu de journée, ils atteignirent les campagnes odriènes. Là, à nouveau, la proximité de la ville et de ses fortifications permettait une agriculture florissante. De grands champs de céréales s’étendaient sur de vastes plaines, chacun soigneusement délimité, ponctués à intervalles réguliers de tours de guet, traversés de nombreuses routes et sentiers.

Au loin se distinguaient la tour blanche de Cledelweis et, derrière, le monumental rempart qui protégeait l’Odrin des lycans.

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