Chapitre 2 (1/3)

6 minutes de lecture

Le Grand Rempart de l’Odrin était une construction aux dimensions écrasantes. Posé sur la rive ouest de la Délinn, le mur s’étendait depuis les lointaines montagnes de Garmintal au nord, jusqu’à la mer, de nombreuses lieues en contrebas, et formait une longue construction de pierres grises et lisses.

Par sa hauteur et sa largeur il dépassait toute proportion humaine et imposait au paysage sa masse considérable. À côté du Rempart, tout semblait comme rapetissé. Les humains, les bêtes, les chariots de vivres, le fleuve qui le longeait et même la grande forteresse de Cledelweis, posée sur un contrefort escarpé de grès, au confluant de la Délinn et du Lérion, paraissaient être d’étranges miniatures de leurs originaux.

Ce Rempart était le secret de la prospérité de la région d’Odrin et des rois Roinkelt dont Tintal était l’héritier. Vieux de quelque six cents ans, il avait été bâti durant la Grande Guerre sous la direction d’un grand dragon blanc. Le Rempart protégeait l’Odrin de l’incursion des lycans qui ne pouvaient franchir une fortification aussi haute et lisse, sans compter les guerriers paladins qui la gardaient tout le long de son parcours. Derrière cette haute muraille, l’agriculture était restée florissante, l’élevage prospérait, et nulle part ailleurs dans le pays n’existait un si grand espace préservé. Depuis le Rempart jusqu’à l’extrême ouest du pays le monde rural était resté tel qu’il avait toujours été du temps où les lycans n’existaient pas encore, vestige d’un monde disparu, havre préservé grâce au Grand Rempart et à la magie d’un dragon.

Dans tout le reste du pays, les campagnes avaient été progressivement anéanties par la contagion lycanthropique et par les attaques répétées de ces bêtes, obligeant les humains à se regrouper dans de vastes villes fortifiées et à entourer de murailles des étendues agricoles. Aucune autre ville du pays ne disposait d’aussi grandes surfaces arables que l’Odrin, car aucune ne disposait d’un mur tel que le sien, et aucune n’avait plus les moyens à ce jour d’entreprendre des chantiers aussi monumentaux que celui-ci, ni ne connaissait les secrets de sa fabrication.

Des paladins, hommes et femmes, en lourdes armures de plates et hallebardes, gardaient le pont, d’autres accompagnés de chiens, contrôlaient les voyageurs. Les molosses flairaient chaque passant à la recherche de l’odeur caractéristique de la lycanthropie, qu’ils étaient dressés à dépister. Certains voyageurs montraient de l’appréhension face à ces grandes bêtes au poil gris, craignaient de voir leur mine débonnaire se muer en une agressivité soudaine, verdict sans ambiguïté et rarement erroné. Les animaux toléraient mal la présence des lycans, ils rendaient les chevaux nerveux et les chiens agressifs. Les humains avaient appris à en tirer parti pour protéger leurs villes.

Pour le groupe de Frontaliers, il ne s’agissait que d’un examen de routine et il s’y plia sans y accorder d’attention.

Une fois franchi le sombre tunnel qui traversait le Rempart, le groupe de soldats déboucha en Odrin. Passé le mur, s’offrit à eux un décor champêtre, dont Arvak admira le calme et l’extraordinaire tranquillité.

De multiples routes partaient du point où il se trouvait, serpentant entre des bocages où paissaient des animaux. De loin en loin il distinguait la fumée de petits hameaux dispersés, qui vivotaient dans l’insouciance des dangers extérieurs. L’après-midi touchait à sa fin et l’air embaumait l’été, l’herbe sèche, les fleurs de prairie et le soir qui tombe.

— Je crois que c’est ici que nos chemins se séparent, dit Eirda à l’adresse d’Arvak, Norgar, Méaglim et Eliwyl.

— J’en ai bien l’impression, confirma-t-il.

— Merci pour le coup de main. Et ça a été un vrai plaisir de vous compter parmi mes troupes pendant ces cinq dernières années.

— J’espère bien qu’on se recroisera un jour, chez les Frontaliers ou ailleurs, répondit Arvak plein d’espoir.

Il avait beaucoup d’estime pour Eirda Valguir. Durant leur service, Arvak et ses trois compagnons étaient restés tous quatre ensemble. Ils avaient combattu dans les mêmes bataillons ou aux défenses du même château et il savait qu’il devait en partie à Eirda ce privilège. Ils étaient forts ensemble, elle avait su le voir et le mettre en valeur, Arvak n’avait pas les mots pour exprimer sa reconnaissance.

— J’en doute, je pars pour la Tour Frontalière du Nord dès la fin de ma mission. Apparemment les Rwiliens ont des problèmes avec leurs voisins du Grimstadir. Ça me changera des lycans ! Allez, bonne route. Restez ensemble.

Les adieux et les démonstrations d’émotions n’étaient pas le fort du capitaine. Eirda leur serra la main à eux quatre puis partit sans plus de cérémonie avec le reste de sa compagnie. Ils avaient prévu de dormir dans une auberge proche. Le lendemain, ils arriveraient à Mralèm où Eirda ferait le rapport de sa mission d’inspection, avant de partir pour son affectation au nord.

Arvak et ses compagnons de leur côté souhaitaient arriver à Mralèm dès le soir. En apportant leur aide à Eirda, ils avaient déjà retardé leur retour plus qu’ils ne l’auraient dû.

Ils chevauchèrent jusqu’à la tombée du jour et, lorsqu’il fit complètement sombre, ils allumèrent des torches pour continuer leur chemin. Les chevaux, qui avaient galopé depuis le matin, avançaient à présent tête basse, trébuchant de fatigue, et Arvak avait de la peine pour sa monture. Il l’encourageait de la voix, luttant lui-même contre le sommeil. Lorsque les portes de Mralèm apparurent enfin, Arvak et Norgar donnèrent leurs titres de noblesse aux paladins qui la gardaient et ceux-ci leur ouvrirent l’accès. Arvak n’accorda pas d’attention aux autres portes qu’ils franchirent de la même façon avant d’atteindre le palais, il ne se souciait plus que d’arriver, manger et dormir.

Parvenu dans la cour de la maison du roi, il confia sa monture aux gardes, prit ses affaires personnelles et se dirigea vers les cuisines où il espérait pouvoir s’offrir une solide collation avant d’aller se coucher. Norgar, Eliwyl et Méaglim l’y suivirent.

Ils allumèrent une lampe à huile et découvrirent avec surprise Endimir endormi sur la pierre fraîche de la cuisine. Le grand dragon noir était lové dans un angle de la pièce, la tête en partie dissimulée sous son aile membraneuse. Arvak s’approcha et posa doucement la main sur son épaule.

Le contact éveilla Endimir qui redressa lentement la tête, ouvrit sur la troupe ses yeux d’un blanc laiteux. Arvak avait toujours connu le vieux dragon aveugle. Avec l’âge Endimir avait progressivement perdu chacun de ses sens, la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher et le goût. C’était une conséquence de la magie qui l’avait fait naître et qui l’avait progressivement plongé dans un isolement absolu du monde extérieur. Arvak s’était toujours demandé comment le dragon pouvait se maintenir ainsi, d’année en année, sans perdre la raison. Mais à travers ce contact peau à peau, l’esprit d’Endimir pouvait voir et sentir à travers d’autres sens que les siens, c’était sa lucarne sur le monde, et à travers ce contact il revoyait la troupe après cinq longues années d’absence tandis qu’Arvak redécouvrait son vieux mentor. Il le retrouvait égal à lui-même, calme et espiègle.

Pardon de t’avoir fait veiller aussi tard mon ami, s’excusa Arvak par la pensée.

J’étais sûr que vous passeriez par les cuisines.

Sa voix mentale était douce et pleine de prévenance, Arvak se sentit indigne de l’honneur qu’Endimir lui faisait, de l’avoir fait attendre la moitié de la nuit, seul avec le silence de son esprit. Il aurait dû hâter son retour.

Cela fit sourire Endimir. Le dragon se redressa sur ses pattes, s’étira comme un chat en bâillant et Arvak le guida jusqu’aux appartements de son maître.

Lorsqu’il fut de retour dans la cuisine ses compagnons étaient assis sur des chaises, discutant à voix basse, une choppe et une tartine à la main, devant un étalage de victuailles. Ils s’échangeaient avec entrain des terrines et du fromage qu’ils étalaient sur de larges tranches de pain. Norgar lui tendit une chope et il se joignit à eux, dégustant la meilleure nourriture qu’il ait pu manger ces cinq dernières années, savourant ce moment suspendu à mi-chemin entre la cour de son père et le quotidien des Frontaliers. Il écouta leur échange à voix basse sans rien dire, comme s’il eut craint de voir tout ceci disparaître comme une bulle de savon.

Cet instant fragile fut de courte durée, soit que leur bruit eût éveillé un domestique, soit que ce dernier ait eu une fringale nocturne, un serviteur se présenta bientôt à la porte de la cuisine. Arvak et Norgar durent déployer des trésors de persuasion pour le convaincre de ne pas réveiller toute la maison pour apprêter la grande salle et leur servir un repas de prince. Tout juste obtinrent-ils de lui qu’il prépare quatre chambres sans éveiller personne. Pendant qu’il s’exécutait, la petite troupe finit son repas et remit la cuisine en état, puis ils suivirent le domestique à son retour jusqu’aux chambres préparées pour eux. Arvak retrouva celle dans laquelle il avait grandi, s’affala dans son lit et s’endormit sans demander son reste.

Annotations

Vous aimez lire Miléna Owein ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0