Chapitre 2 (2/3)

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La nuit qu’il passa lui parut être la plus longue, calme et reposante qu’il eut jamais connue et il ne s’éveilla que tard dans la matinée. Il éprouva alors la sensation désagréable de la poussière du voyage de la veille collant à sa peau, mêlée à sa sueur. Son corps était courbaturé des pieds à la tête, il sentait le cheval et la bête sauvage. Il songea à se rendormir sur-le-champ. Mais le jour était bien levé et il dut admettre qu’il était tout à fait alerte. Il se força à quitter son lit.

Un domestique se présenta spontanément pour se mettre à sa disposition, et cela le gêna beaucoup d’imaginer que sa personne pût être considérée comme si importante qu’on l’attende et le serve avec une telle diligence.

— Je voudrais prendre un bain, s’il vous plaît, demanda-t-il.

— Oui, mon Prince.

Et tandis qu’il repartait, Arvak en profita pour étirer doucement ses muscles endoloris par la longue chevauchée. Il remarqua que ses vêtements de voyage – qu’il avait jetés à terre pêle-mêle avant d’aller dormir – avaient été enlevés et d’autres, propres, déposés sur un fauteuil de cuir, de même pour ses chaussures.

Il poursuivit ses exercices matinaux – ainsi qu’il l’aurait fait à la frontière – pendant que des domestiques apportaient dans sa chambre une bassine de cuivre et l’eau chaude nécessaire à ses ablutions. Ils devaient aller chercher celle-ci dans les cuisines où elle chauffait au bois, et l’opération aurait pu prendre un temps considérable s’ils n’avaient pas été affairés en grand nombre. Arvak cherchait à oublier leur présence par quelques mouvements d’escrime. Lorsque tout fut prêt il les congédia et commença à se laver, mais d’autres serviteurs s’empressaient de préparer son petit déjeuner. Il plongea la tête sous l’eau un instant. Sa chaleur lui fit du bien, détendant ses muscles douloureux. Il émergea et se frotta vigoureusement pour faire partir la poussière collée à ses cheveux et à son dos. Lorsqu’il eut enfin terminé, il se sécha, s’habilla et s’attabla seul.

Les domestiques lui avaient apporté un petit déjeuner copieux. Deux tranches de lard grillé, accompagnées d’une omelette à l’oseille étaient disposées dans une assiette en bois, à côté d’un bol de flocons d’avoine au lait chaud et au miel. Dans un autre plat, des fruits tropicaux, cuits à la vapeur, exhalaient une odeur douce et sucrée. Arvak y reconnaissait des produits cultivés par les elfes dans les îles de Waniri. Pour boisson, trônait sur la table une bouteille de jus de raisin cuit aux épices dont le goût rappelait beaucoup l’hypocras. Enfin, une miche de pain fraîche, encore chaude, accompagnée d’un fromage de chèvre et d’un morceau de beurre, complétait ce festin auquel Arvak fit honneur.

Peu après qu’il eût commencé à manger, entra dans sa chambre le maître d’hôtel de son père, Altred du Rwil.

Altred était un homme de haute noblesse, et un ancien et loyal ami de Tintal, avec qui il avait combattu les raids du Grimstadir dans le Rwil durant leur jeunesse. Il avait conservé de cette triple origine le goût pour l’élégance sobre, un maintien militaire, et un poste de maître d’hôtel de la Maison du roi – poste qu’il occupait depuis de nombreuses années à présent. Arvak ne se rappelait personne d’autre dans ce rôle et dans ses souvenirs d’enfance, le visage rigide mais prévenant d’Altred revenait presque plus souvent que celui de son père.

— Mon Prince, le salua-t-il avec une froide politesse.

— Maître, répondit Arvak sur le même ton.

Altred se tenait à quelques pas d’Arvak, très guindé, sa main droite posée sur la garde de l’épée courte qu’il portait à sa ceinture, sa main gauche dans son dos qu’il gardait très droit. Son visage était peu expressif ainsi que l’étiquette de la cour l’exigeait. Arvak devinait dans le regard et la voix d’Altred qu’il était heureux de le savoir de retour et en bonne santé, mais son visage et son maintien exprimaient une retenue conventionnelle contre laquelle se brisait l’élan d’affection qu’éprouvait Arvak. Il adopta une posture similaire et ils échangèrent quelques questions convenues. Arvak l’invita à s’asseoir mais Altred déclina poliment.

— Mon roi, votre père, m’envoie vous dire qu’il ne pourra pas vous recevoir ce matin, ni probablement dans la journée.

Arvak fut surpris par cette annonce.

Bien que leurs relations ne fussent pas harmonieuses, il s’attendait à le voir repousser toutes les affaires d’État plutôt que leurs retrouvailles. Arvak, qui redoutait pourtant ce face à face inévitable, ne savait comment interpréter cette annonce. Peut-être Tintal n’était-il pas aussi impatient de le voir qu’il le croyait, la perspective était blessante. Ou bien peut-être une affaire grave le retenait ailleurs, cela sembla plus vraisemblable à Arvak et l’intrigua.

Il ne doutait pas d’obtenir prochainement des éclaircissements.

— Je comprends.

— Des émissaires elfes sont attendus ce matin et de nombreux détails le tiennent très occupé, s’empressa de justifier Altred qui percevait le trouble d’Arvak.

— Des émissaires elfes ?

— Ils sont arrivés au port de Taradil hier dans la journée, ils devraient arriver bientôt à la capitale.

Cette annonce rendit également Arvak pensif.

Les elfes et les humains avaient de bons contacts depuis de nombreuses années. La Grande Guerre, quelque six cents ans plus tôt, avait solidement soudé les deux peuples et l’histoire de leur longue amitié remontait plus loin encore. Les humains avaient pu compter sur le soutien des elfes de nombreuses fois par la suite, notamment lors des Guerres Lycans, où les défaites auraient été nombreuses sans leur renfort. Leur immunité à la lycanthropie les rendait infiniment précieux.

Outre les liens amicaux et diplomatiques, de nombreux échanges commerciaux unissaient les deux peuples. Le climat tropical des îles de Waniri permettait aux elfes une agriculture bien différente de celle des humains, et les fruits dont Arvak avait pu profiter pour son petit déjeuner n’étaient que l’une des merveilles culinaires de ce peuple. Les elfes échangeaient aussi avec les humains des textes et des artefacts d’alchimie.

La visite d’émissaires elfiques n’était donc ni surprenante ni inquiétante en elle-même, cependant, le silence d’Altred, le fait qu’il n’expliquât pas davantage les raisons de leur visite, l’occupation de Tintal qui l’empêchait de revoir un fils longtemps éloigné, tout cela piquait la curiosité d’Arvak et lui donnait envie d’en apprendre davantage sur les raisons de leur venue.

— J’imagine qu’un comité d’accueil sera organisé ? demanda Arvak. J’aimerais m’y joindre si c’est encore possible.

Altred hocha la tête.

— Monseigneur d’Entriver a fait la même demande ce matin, je n’y vois aucun inconvénient. Games Gandar en sera la tête.

Altred parlait de Norgar. Arvak n’était pas étonné que son ami ait eu la même curiosité que lui. Il comprit cependant au silence poli du maître qu’il devrait se hâter s’il ne voulait pas rater le départ. Altred se retira, Arvak finit de manger hâtivement et s’habilla en jetant un rapide regard sur le parvis du château. Depuis sa fenêtre il pouvait voir la cour intérieure du palais et une foule importante s’y pressait déjà. Des visiteurs et visiteuses, nobles ou bourgeois, se rendaient au palais, dans des tenues très colorées, le personnel de maison vaquait à ses occupations, et des érudits en vêtements modestes traversaient la cour, allant de la salle de garde à la bibliothèque ou au palais.

La nuit, le château était très calme, mais le jour, dans son agitation, il ressemblait à une petite ville. Les fonctions administrative, diplomatique, domiciliaire, protectrice de la Maison du roi requéraient une foule de gens. Certains vivaient ici, parmi les plus fidèles du roi, mais beaucoup ne venaient que durant la journée.

À proximité de la porte du château, Arvak distinguait un groupe formé par des soldats et de nombreux chevaux, il ne doutait pas qu’il s’agissait du comité assemblé pour aller accueillir les elfes. Il prit une cape, la passa sur ses épaules et sortit.

Dans le couloir déambulait une multitude de gens qui tous s’arrêtaient pour le saluer. Il leur répondit poliment et, poursuivant son chemin, descendit l’escalier qui menait à la grande salle du château. À cette heure, de nombreuses personnes occupaient le grand hall, certaines discutaient oisivement entre les colonnes, profitant de la fraîcheur de la grande salle, d’autres attendaient d’être reçues par le roi ou une autorité compétente. Arvak les doubla aussi poliment et rapidement que possible.

Une fois dans la cour, il retrouva Norgar, en grande conversation avec son maître d’écurie, Morgalt d’Entriver. C’était une femme issue de la noblesse d’Entriver, la région où avait grandi Norgar et dont il était le seigneur – bien qu’il ait confié l’administration de son domaine à sa mère – depuis la mort de son père Rengar.

Morgalt était apparentée à Norgar à un degré assez éloigné dont Arvak n’arrivait plus à se souvenir en détail. Elle avait d’abord été au service de Rengar, pour qui elle s’occupait déjà des chevaux. À sa mort, Tintal l’avait prise à son service. Trouvant ses manières trop peu distinguées, il ne l’avait pas gardée, malgré ses grandes compétences équines. Il lui avait confié le soin des écuries de son fils avec qui l’entente fut immédiate.

Arvak possédait de nombreux chevaux, certains lui avaient été offerts par les nobles du pays en gage d’amitié, mais il avait gagné les meilleurs lors de courses de chevaux et de tournois dans ses jeunes années. Morgalt soignait ces animaux, dirigeait l’élevage, le dressage et s’occupait de mettre en valeur ses poulains. Grâce à elle, Arvak était aujourd’hui propriétaire d’un petit cheptel ayant déjà acquis une grande renommée dans le pays et des récompenses prestigieuses. Morgalt était la meilleure dans son domaine et Arvak le savait.

— Mon Prince, le salua-t-elle.

— Maître. Comment va Crépuscule ?

C’était le cheval avec lequel Arvak était parti à la frontière cinq ans auparavant, et ils avaient affronté de nombreux périls ensemble. Il tenait à lui comme à un allié capable de le sortir du danger, et s’inquiétait de savoir comme il récupérait après ce long voyage de retour.

— Il va bien, mais il est fatigué.

À la sécheresse du ton de Morgalt, Arvak comprit qu’il avait trop poussé sa monture en voulant arriver la veille au soir, et que terminer le voyage au matin aurait été préférable pour le cheval. Il jeta un bref regard à Norgar, comme pour y trouver du soutien, mais Morgalt en fit de même et, devant ses yeux noirs, Norgar se déroba.

Arvak ne put que bafouiller une excuse.

Il aurait préféré se faire tout petit et ne rien ajouter, mais il avait quelque chose à demander à son maître d’écurie.

— Eliwyl a besoin d’une nouvelle monture, je voudrais lui donner l’une des miennes, celle qu’elle veut.

Morgalt lui lança à nouveau un regard noir.

— Je veux dire, corrigea Arvak, parmi celles dont tu peux te séparer.

Morgalt s’adoucit très légèrement.

— Vous faut-il autre chose, mon Prince ?

Arvak déglutit.

— Le cheval qu’Eliwyl a actuellement…

— Rocaille, le reprit Morgalt.

— Oui. Il a été blessé à la frontière et a mal récupéré, il ne pourra plus travailler. J’aimerais que tu lui fasses une place dans mes écuries et qu’il soit bien.

Sans son concours, Rocaille serait abattu et il ne l’ignorait pas. Dans un pays où la surface de terre arable était limitée à celles entourées par de larges fortifications, entretenir un cheval qui ne pouvait plus travailler était un luxe inconcevable. La demande d’Arvak sembla apaiser Morgalt.

— C’est d’accord, dit-elle en hochant la tête avant de s’éloigner.

Arvak ne doutait pas qu’elle réfléchissait déjà à une utilité pour Rocaille qui lui assurerait une retraite paisible. Tandis que la maître d’écurie s’éloignait, Games Gandar arriva, avec à ses côtés Endimir le grand dragon noir.

Le vieil homme à la longue barbe grise et au regard malicieux, qui avait été le mentor d’Arvak et Norgar, les salua tous deux chaleureusement. Le bonheur qu’il avait de les revoir, après si longtemps, en bonne santé, se lisait dans ses yeux et n’était ni feint, ni dissimulé. Il prit de leurs nouvelles ainsi que de Méaglim et Eliwyl. Puis, après cet émouvant échange, Games Gandar les considéra tous deux un instant.

Ils avaient une belle allure même s’il les devinait encore fatigués de leur long voyage.

Arvak portait une tenue discrète, brune et verte, élégamment coupée, mais sans exubérance, assez proche de la tenue militaire des Frontaliers. Certains détails de broderie, de boucles et de boutons dénotaient une richesse et un goût raffiné, mais discret. Games Gandar reconnaissait sans mal la main d’Altred du Rwil dans ce choix et était certain qu’Arvak avait enfilé la première tenue mise à sa disposition sans même la regarder, ou à peine. Cela se voyait à son col et ses manches légèrement froissés, enfilés à la va-vite, à ses cheveux encore humides et aux quelques miettes éparses qui traînaient discrètement sur ses vêtements. Arvak les épousseta d’un geste distrait. Fidèle à lui-même, il s’était préparé dans la précipitation et la désinvolture.

Norgar de son côté avait choisi une tenue beaucoup plus proche des goûts de la cour. Il portait un manteau bleu par-dessus une chemise noire brodée de fils d’argent. Son pantalon était gris, complété par des bottes sombres, propres et cirées, aux éperons brillants. Un chapeau noir surmonté d’une plume blanche venait compléter sa tenue pensée aux couleurs de l’Entriver, bleu, noir et argent. Norgar avait toujours eu du talent pour associer sobriété et élégance ainsi que sa présente tenue en témoignait une fois encore. Elle n’avait pas l’éclat ni l’opulence des tenues de beaucoup de courtisans, mais une prestance naturelle et simple qui l’imposait au premier regard comme une personnalité de haut rang. Ses longs cheveux noirs, noués en une queue de cheval irréprochable, et ses yeux d’un gris métallique, assuraient sans aucun doute possible sa filiation avec la maison des Noltr d’Entriver. Il ressemblait beaucoup à son père.

Endimir, qui en cet instant voyait par les yeux de Games Gandar, était animé comme lui par ce sentiment de joie mélancolique. Ses deux garçons avaient grandi et étaient devenus des adultes accomplis, cela se voyait dans leur regard calme et assuré, leur prestance. Arvak toujours aussi naturellement étranger aux codes de la cour, et Norgar dont le sens de l’à-propos était comme une seconde nature.

Arvak prit la patte qu’Endimir lui tendait et, par ce contact, le dragon put lui exprimer mentalement ses salutations. Il fit de même avec Norgar.

— Bien, mettons-nous en route, s’exclama Games Gandar comme s’il eut voulu couper court à de trop émouvantes retrouvailles, il ne s’agirait pas de nous faire attendre des elfes !

Des chevaux furent amenés à Norgar et Arvak, qui se mirent en selle sans plus attendre, et le cortège s’ébranla.

Un porte-étendard ouvrait la marche, suivi à quelques pas de Games Gandar, et, juste derrière lui, côte à côte, de Norgar et Arvak. Après eux venait la cheffe de la garde royale, Iril Royen, et d’autres paladins en armure. Un écuyer à l’arrière tenait par la bride deux chevaux sans cavaliers destinés aux émissaires.

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