Chapitre 2.3/3

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L’ensemble formait un impressionnant cortège. Les armures rutilantes brillaient sous l’éclat d’un soleil d’été, déjà chaud en cette matinée, les plumes colorées des heaumes dansaient au vent, les sabots ferrés des chevaux claquaient sur les pavés, tandis qu’avec autorité, le porte-étendard enjoignait la foule à dégager les rues. Les badauds s’arrêtaient volontiers, saluant les paladins avec admiration, les désignant à leurs enfants qui, des étoiles dans les yeux, se rêvaient comme ces fiers combattants.

Arvak se rappelait d’une époque où il s’était parfois échappé du château avec Norgar et Méaglim pour jouer dans les rues, parier aux dés dans les tavernes, et d’une époque encore plus ancienne où il avait eu les mêmes yeux pétillant en regardant les paladins et leurs armures. Il n’aurait tenu qu’à lui d’en être, mais il avait choisi une autre voie, celle des Frontaliers. Pas un badaud ne l’aurait regardé ainsi dans son uniforme brun et vert, mais il ne regrettait pas son choix.

Tandis qu’il réfléchissait ainsi, leur groupe se rapprochait de leur destination, qui n’était pas très éloignée du palais.

Taradil, où avait accosté le navire des elfes la veille, était une ville portuaire située au sud de Mralèm, à l’embouchure du Nokilion. En empruntant le fleuve puis le réseau de canaux qui menaient jusqu’à la capitale, Arvak estimait que les émissaires arriveraient avant midi – à cheval le même trajet aurait été deux fois plus long.

Cette rapidité d’acheminement faisait du port de Mralèm le cœur commercial de la cité. Il s’étirait en arc de cercle autour d’une baie artificielle construite de nombreux siècles auparavant, du temps des Nildorims. Les bâtiments qui entouraient la baie avaient le charme et l’élégance des vieux ouvrages faits à une époque où le pays était prospère – avant la Grande Guerre et avant les lycans, pensa Arvak.

Le cortège s’arrêta à hauteur d’un espace d’amarrage laissé libre à l’attention des elfes, et bientôt les voiles du navire attendu apparurent à l’horizon. Games Gandar, Arvak, Norgar et la cheffe de garde descendirent de cheval pour venir au-devant des elfes.

Une foule de curieux se pressaient déjà alentour sur le port et les paladins de l’escorte les tenaient à distance.

Le bateau qui s’avançait était une péniche appartenant au seigneur de Taradil. Son étendard flottait au vent et un luxe ostentatoire marquait chaque détail de la cabine et du pont. Il fut amarré au quai et une passerelle installée. Plusieurs membres de l’aristocratie taradiliène vinrent saluer Games Gandar et Arvak, qui répondit avec toute l’élégance attendue.

Les deux émissaires elfes lors furent présentés alors qu’ils s’avançaient à leur rencontre. Ils avaient des traits fins et un corps svelte, tous deux d’une rare beauté. Pour Arvak les deux émissaires semblaient être des hommes, mais il n’aurait pu l’affirmer absolument. Les elfes étaient imberbes, indépendamment de leur genre – ce que les humains percevaient en général comme des traits féminins, surtout associés à leurs traits fins. Par ailleurs les différences morphologiques entre les hommes et les femmes elfes étaient peu marquées. Les elfes avaient une force supérieure à celle des humains, mais leur musculature était plus sèche et ne montrait pas de différence de développement en fonction du genre. De la sorte Arvak ne retrouvait pas chez les elfes les éléments de physionomie auxquels il était habitué. Cela ne le gênait pas, mais il craignait de froisser ses hôtes en leur attribuant par erreur un genre qui n’était pas le leur.

Games Gandar se présenta à eux, les saluant dans un elfique parfait.

Le premier des deux était le plus grand et dégageait une certaine assurance. Il avait les cheveux blancs, longs et fins, noués en une queue de cheval qui dégageait ses oreilles pointues. Il portait un pantalon d’un vert sombre, fait d’une matière qu’Arvak ne connaissait pas, mais qui semblait d’une grande souplesse, et une tunique sans manches qui laissait nus ses bras fins mais noueux, recouverts de tatouages colorés et entrelacés. Il portait une épée courte au côté et, à ses poignets, de nombreux bracelets de bronze. Arvak fut particulièrement frappé par l’énorme cicatrice que l’elfe portait au visage. Celle-ci débutait au milieu de son nez et s’étirait en trois lignes d’un rouge pâle jusqu’à son oreille droite, avant de se perdre à la racine de ses cheveux et à l’angle de sa mâchoire.

Il s’inclina respectueusement devant Games Gandar comme c’était de coutume chez les elfes, puis lui serra la main, à la façon humaine.

Le second elfe, resté légèrement en retrait, s’inclina plus bas et tenait par la bride une créature qui portait les bagages. Arvak en déduisit qu’il devait être d’un rang inférieur.

À la suite de Games, le premier elfe salua Endimir. Puis, Arvak fit un pas en avant et il le salua en troisième, Norgar lui succéda juste après, indiquant par ce bref rituel les différents rangs sociaux des personnes venues à sa rencontre.

Ce fut cet elfe qui parla en premier :

— Je suis Karfanaël Blifen, capitaine envoyé par Sa Majesté la reine Guildra Vent-de-Plaine Naïnor. J’ai un message à porter au roi Tintal V Roinkelt, déclara-t-il avec une certaine fierté en manière de présentation.

— Soyez les bienvenus, je suis moi-même Games Gandar, Premier Conseiller du Roi, et m’accompagnent mon dragon, Endimir, Son Altesse le prince Arvak de l’Odrin, et le neveu du roi, Norgar Noltr, Löd d’Entriver, ainsi que l’intrépide Iril Royen d’Ilmar, cheffe de la garde royale. Le roi Tintal vous attend avec impatience, je vais vous conduire à lui.

Derrière cet exposé pompeux de titres prestigieux se cachait la volonté pour Games Gandar d’impressionner son hôte, tout en lui assurant l’estime dans lequel il était tenu par le roi, par la qualité des personnes venues à sa rencontre. Cela sembla flatter l’elfe Karfanaël dont le regard s’adoucit.

Le second elfe n’avait encore parlé et Karfanaël l’introduisit :

— Roawir Riron ici présent, m’accompagnera, il est mon apprenti.

L’intéressé fit un pas en avant et salua à son tour, plus humblement :

— C’est un honneur de vous rencontrer.

Il était de plus petite taille que son compagnon et avait une attitude pleine d’humilité. Il semblait aussi plus jeune aussi, bien qu’Arvak ne s’expliquât pas réellement cette impression – les elfes ne vieillissant pas, il aurait été incapable d’évaluer leur âge. Il avait de longs cheveux blonds et fins qu’il nouait en queue de cheval, de la même façon que Karfanaël. Ses yeux verts semblaient pétillants, pleins de curiosité. Il portait des vêtements similaires à ceux de son maître, mais une chemise grise lui couvrait complètement les bras. Pour toute arme, il portait au côté deux tiges métalliques dont Arvak se demandait s’il ne s’agissait pas d’un bâton ou d’une hampe de lance.

L’animal qu’il tenait par la bride et qui portait leurs affaires avait une physionomie quelque part entre le loup et le cheval.

— J’ai plaisir à constater que l’hospitalité des humains n’a point terni au fil des siècles, poursuivit Karfanaël. Par ailleurs, nous sommes tous deux accompagnés de nos animaux totems. Nous savons que votre peuple n’est pas habitué à voir les créatures sauvages qui nous accompagnent. Mais ils ne représentent aucun danger et j’espère que leur présence ne sera pas un problème.

— Non, c’est une évidence, assura Games Gandar.

Karfanaël et Roawir s’inclinèrent puis se tournèrent vers le navire.

Un oiseau prit son envol et vint se poser sur l’épaule de Roawir. C’était un faucon à l’œil vif et au plumage superbe. Arvak connaissait de nombreux grands seigneurs qui auraient volontiers vendu leurs terres et leur demeure pour posséder un tel oiseau de proie.

Après lui survint bientôt un autre animal autrement plus impressionnant, qui franchit la passerelle et vint se coucher aux pieds de Karfanaël. Dans la foule qui s’était massée alentour des acclamations de stupeur et de crainte se firent entendre. C’était un glouton à la fourrure sombre. Arvak avait déjà vu un animal semblable lors de ses patrouilles au Kotar. C’était un prédateur rare et opiniâtre, qui vivait dans les régions les plus reculées, et qui n’hésitait pas à se battre contre des loups pour défendre une carcasse. Sa tête ronde et sa démarche plantigrade le faisaient ressembler à un petit ours, mais, pour avoir étudié la biologie dans les livres de Games Gandar, Arvak savait qu’il était apparenté aux martres et aux belettes. Parmi les humains présents ce jour-là au port de Mralèm, beaucoup ne verraient jamais, de toute leur vie, un prédateur aussi rare et redoutable que ce glouton totem.

Karfanaël prit alors la parole d’une voix haute et claire, qui portait loin :

— Je me porte garant pour Blifen, il est avec moi et ne sera un danger pour personne.

Après quoi il s’agenouilla auprès de la bête, posa la tête de son totem contre sa poitrine puis le coucha sur le dos pour lui caresser le ventre. Dans la foule résonnèrent des acclamations et quelques applaudissements. Arvak ne doutait pas que le récit de cet instant traverserait toute la capitale et serait raconté, amplifié et déformé pendant encore de longues années. Pourtant, en cet instant, Arvak se sentit embarrassé par cette mise en scène. Le glouton était un animal rare, solitaire, repoussé dans les contrées les plus inhospitalières par la prolifération des lycans, mais coriace malgré tout, un peu cabochard, capable de s’attaquer à des proies beaucoup plus grosses que lui en ne montrant ni peur, ni hésitation. Il ne méritait pas d’être humilié de cette façon. Arvak se demanda si le lien qui unissait un elfe et son totem signifiait la soumission de l’animal, il espérait que non.

Cependant il devait bien reconnaître que cet elfe avait le sens du spectacle et qu’il avait su en un instant rassurer la foule à propos de son totem. Après cette démonstration Karfanaël se releva et Games Gandar vint lui serrer la main :

— Vous et votre totem êtes les bienvenus à la Maison du roi.

Sur un signe de la cheffe des gardes, les deux chevaux destinés aux elfes furent amenés. Ces derniers se mirent en selle en suivant le modèle de Games Gandar et bientôt la compagnie se mit en branle en direction du palais royal. Les cavaliers progressèrent au pas, au milieu de la foule nombreuse, les soldats entourèrent le groupe en bonne escorte jusqu’au palais. Une fois franchies les portes, ils laissèrent derrière eux la cohue et le tintamarre de la ville et virent au-devant d’Altred du Rwil. Richement vêtu, accompagné de domestiques tout aussi élégants, il les attendait dans une attitude martiale et digne.

Toute la compagnie descendit de cheval.

Karfanaël et Altred échangèrent les politesses de circonstance. Arvak était depuis longtemps lassé de tout ce cérémoniel et la curiosité première qui l’avait amené à s’inviter au comité d’accueil s’était à présent envolée. Il avait chaud et soif sous le soleil d’été, ce devait être bientôt midi. Il se gratta la nuque en soupirant, pressé que toutes ces cérémonies pompeuses se terminent. Norgar lui administra un discret coup de coude dans les côtes qui lui rappela qu’il devait malgré tout tenir son rang, au risque de peut-être froisser leur invité. Karfanaël semblait effectivement quelqu’un ayant une haute estime de lui-même, Arvak comprit qu’il ne pouvait se permettre ce genre de relâchement et il adressa un discret signe de remerciement à Norgar.

Altred semblait avoir fini de se présenter aux elfes, et ces derniers discutaient à présent à mi-voix en elfique.

— C’est une affaire sérieuse, murmura Norgar à Arvak.

Il lui jeta un regard interrogateur.

— Ils ont réhabilité les chambres aux dragons de la tour d’astronomie. Des émissaires vaérims sont attendus pour demain.

— Quand est-ce que tu…

— Pendant que tu dormais comme un loir. D’ailleurs tu as raté Méaglim, des domestiques sont venus me réveiller tôt ce matin pour lui demander de déguerpir.

Arvak pesta à l’idée que Méaglim ait pu se faire mettre dehors comme un malpropre.

Norgar jeta un regard discret à la foule.

— Morgalt avec qui je parlais ce matin m’a confié que Kared Nimizar et sa dragonne Aïnambra avaient été envoyés au Magcam. Une délégation de dragons-mirages est attendue pour les jours à venir.

— Des elfes et des dragons-mirages autour d’une même table, j’aimerais bien voir ça !

Arvak reçut un nouveau coup discret dans les côtes.

— Un peu de sérieux. Je suis en train de te dire que d’ici la fin de la semaine, des représentants de chacun des peuples du Darka-Guèn, aux seules exceptions des lycans du Kotar et des humains du Grimstadir, seront réunis autour d’une même table. Tu comprends ça ?

— Oui.

Une telle réunion n’avait jamais eu lieu, pas même du temps de la Grande Guerre.

— Karfanaël vient de congédier son second, ajouta Norgar.

Arvak hocha la tête, il avait lui aussi compris le bref échange en langue elfique entre les deux elfes. Visiblement, Karfanaël ne souhaitait pas la présence de Roawir lorsqu’il rencontrerait le roi et il laissait son second disposer de sa journée comme il l’entendait.

— C’est peut-être l’occasion de glaner quelques informations.

Arvak acquiesça à cette proposition.

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