Chapitre 3.3/4

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Ils parcoururent le sentier quelque temps avant d’atteindre la lisière de la forêt et s’arrêtèrent au sommet d’une colline. Arvak inspira à pleins poumons. Devant eux s’étendaient de vastes pâturages d’herbes vertes qui ondoyaient sous le vent, jalonnés par des palissades de bois vermoulu ou de petits murets de pierres. Ils s’étiraient en pente douce et vallonnée jusqu’à un petit ruisseau. Au-delà, le relief s’accentuait de nouveau, ponctué de bosquets d’arbres ou de broussailles. Sur leur gauche, légèrement en contrebas, se dressait un imposant bâtiment de pierre et de bois, une écurie, bien plus grande que celles d’Arvak dans le château. Autour, divers enclos semblaient isoler des espaces de travail ou de détente pour les chevaux.

Arvak embrassa tout cela d’un regard contemplatif et rêveur. Il pouvait toujours entendre le bruissement de la ville, mais ici il se sentait dans sa bulle. La tranquillité simple de cet endroit lui avait terriblement manqué. Riron, le faucon totem de Roawir, prit son envol pour parcourir l’espace, survolant des bocages où paissaient un grand nombre d’animaux, des chevaux, des chèvres, des moutons et des bovins. Aussi loin que portait le regard, aucune habitation n’était visible, seulement de grandes étendues de verdure et, dans le lointain, un mur d’enceinte apparaissait par endroits entre les arbres, ceinturant tout l’espace. Il était facile d’oublier la capitale toute proche et c’était ce qu’Arvak aimait le plus lorsqu’il venait ici enfant.

— C’est… incroyable.

Roawir posait sur ce décor un regard émerveillé.

Arvak acquiesça. Ce lieu comptait parmi ses endroits préférés. Après cinq ans d’absence, le spectacle était d’autant plus époustouflant et les sentiments qu’il lui évoquait étaient aussi vifs que ce lieu lui avait manqué.

— Oui, c’est assez déroutant.

Arvak entraîna Roawir avec lui en direction des écuries pendant qu’ils continuaient à parler.

— Le château de mon père est construit sur une colline rocheuse. Cet endroit est un espace de nature qui fait tout le tour de la demeure. La partie herbue où nous nous trouvons est dédiée à l’élevage. Il y a ici des étalons et des juments poulinières, qui appartiennent pour certains à Tintal, pour d’autres à moi. Et la partie forestière est la réserve de chasse du roi.

Ils laissèrent les écuries derrière eux sans y entrer. La plupart des chevaux se trouvaient en extérieur par cette magnifique journée d’été et Arvak souhaitait montrer à Roawir les étalons.

Ceux-ci caracolaient dans des enclos de bonnes dimensions, où ils pouvaient courir et s’abriter sous des arbres, par petits groupes. Au passage d’Arvak et Roawir certains vinrent amicalement à leur rencontre, d’autres se mirent à ruer énergiquement, s’affrontant ou se poursuivant les uns les autres. Il y avait là quantité de bêtes, avec des formes et des tailles très variées. Certains étaient très musculeux, avec des poitrails larges, des encolures robustes ; d’autres étaient grands et minces, avec de belles allures amples et relevées, une tête altière ; d’autres encore étaient de petite taille, avec une musculature sèche, un corps compact et des mouvements rapides.

Arvak le mena vers un petit cheval gris pommelé. Il avait l’œil vif et intelligent, le corps bien proportionné, et dégageait, malgré ses dimensions modestes, une impression de puissance et de fougue.

— Voici Crépuscule, mon cheval, présenta Arvak qui était descendu pour venir lui flatter l’encolure. C’est un cheval qui a du cœur. Avec lui c’est Rocaille, il prend sa retraite. C’était le cheval d’une amie, Eliwyl, il l’a accompagnée à la frontière face aux lycans.

Rocaille était un entier de couleur chocolat, moucheté de taches blanches.

— Il n’a pas l’air…

Alors que Roawir allait achever sa phrase, les deux chevaux repartirent galoper ensemble, et il put voir la large cicatrice que Rocaille portait à la cuisse droite. Elle s’étirait du sommet de la croupe presque jusqu’au haut du pied en cinq lignes irrégulières. Le poil avait repoussé par-dessus, la masquant par endroits, mais ses bords gonflés, la façon dont elle avait imprimé le muscle laissaient deviner un impact violent et sauvage.

— C’est arrivé il y a six mois, chez les Frontaliers, expliqua Arvak devant le regard atterré de Roawir. Une nuit, Eliwyl a été appelée en renfort dans un château voisin du nôtre. Ils étaient attaqués par une troupe de lycans et se faisaient déborder. Eliwyl est partie à la tête de trente Frontaliers. Je n’y étais pas, car on avait vu une autre meute au matin, à proximité, et j’avais patrouillé toute la journée pour les trouver, sans succès.

Arvak s’éclaircit la gorge, essayant de garder bonne contenance mais son regard se perdit dans le lointain et Roawir attendit qu’il poursuive.

— L’autre meute, celle que j’avais échoué à retrouver, a pris la troupe d’Eliwyl en embuscade. Les chevaux se sont emballés, un tiers des soldats mourut dans les premiers instants. Rocaille a été blessé à la cuisse. Eliwyl a réussi à mettre en déroute la meute, puis elle a relevé son cheval, a mis son écharpe sur sa blessure, et il a galopé jusqu’au fort. Avec la vingtaine de soldats qui lui restait, elle a vaincu la meute qui assiégeait le château allié. Mais la lycanthropie était déjà entrée à l’intérieur. Elle a condamné les accès et l’a brûlé. Puis elle a fait le chemin du retour avec les quelques Frontaliers qui lui restait. Depuis le fort où j’étais, on voyait le feu et on pouvait entendre les hurlements.

Arvak luttait contre sa mémoire qui le ramenait là-bas.

— Quand elle est revenue au matin, elle est passée à l’inspection et toute sa compagnie a été abattue parce qu’ils avaient été contaminés. Je revois encore Rocaille s’effondrer à l’entrée du château, on l’a tous cru mort. C’est Méaglim qui l’a sauvé, à force de patience, il a réussi à le remettre en état, à peu près. S’il était là, il dirait « avec les bêtes c’est facile, si tu as la volonté elles l’ont aussi ». Rocaille n’a plus l’endurance pour nous suivre à la Frontière, mais c’est une brave bête.

Comme s’il avait deviné qu’on parlait de lui, Rocaille s’était approché à nouveau de la clôture et Arvak lui caressait les naseaux.

— Si j’avais réussi à trouver la meute, nos pertes auraient été moins lourdes.

Puis comme s’il revenait soudain à lui-même et au présent, Arvak s’exclama :

— Pardon, je ne sais pas pourquoi je parle de tout ça.

Roawir hocha la tête avec bienveillance.

— J’ai aussi fait la guerre contre les lycans, c’était il y a vingt ans mais je me rappelle de ce que ça fait de revenir. On se sent comme une pièce qui fait plus partie du puzzle.

— Comment tu as fait à ton retour ?

Roawir haussa les épaules :

— Après la guerre, je n’arrivais plus ni à vivre parmi les miens ni à combattre. Je suis allé vivre en ermite dans les montagnes du Magcam, pendant dix-sept ans.

Il avait dit cela avec une certaine légèreté qui fit sourire Arvak. L’idée lui avait aussi traversé l’esprit, vivre loin du monde, dans un endroit sauvage, où il n’aurait plus à se soucier de l’attitude à avoir en société, de la superficialité du monde, de l’hypocrisie et de la politique. C’était tentant, juste lui, la vie et la nature. Avec Norgar, Méaglim et Eliwyl comme compagnie cela lui semblait assez proche d’un paradis.

Mais à choisir il n’opterait pas pour le Magcam. Cette immense terre sauvage de l’est était la savane la plus inhospitalière et dangereuse qu’on puisse imaginer. Elle était si hostile et comptait des prédateurs si terribles que même les lycans n’y vivaient pas. Arvak se demanda si l’elfe qu’il avait sous les yeux, timide et réservé, qui avait sur le monde le même regard émerveillé et pétillant qu’un enfant, était bien le même que celui qui avait vécu au Magcam pendant dix-sept ans. Il ignorait si c’était seulement possible.

Roawir lui sourit naïvement et Arvak n’osa pas le questionner davantage.

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