Chapitre 3 (4/4)

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Ils remontèrent en selle et reprirent leur chemin. Arvak souhaitait montrer d’autres choses à Roawir, et aussi dissiper le souvenir qui lui était si abruptement revenu en mémoire. Il ne s’était pas attendu à le partager avec une personne qu’il connaissait à peine et il en ressentait une certaine gêne, que nuançait pourtant la sympathie que lui inspirait l’elfe.

Après un galop léger, ils s’arrêtèrent un peu plus loin devant le pâturage des juments poulinières. Ces dernières n’avaient rien à envier à leurs homologues mâles, ni dans l’apparence, ni dans la fougue, ni dans le soin qu’on leur portait. Leurs crinières flottaient au vent, leurs hennissements résonnaient dans la plaine et Roawir les regardait comme s’il n’avait jamais rien vu d’aussi beau.

Riron revint se percher sur l’épaule de l’elfe tandis que ce dernier contemplait l’immensité de l’espace qui se déployait sous ses yeux.

— Je n’arrive pas à comprendre comment nous pouvons être si près du château dans une ville aussi peuplée, et malgré tout être en un instant au beau milieu d’une prairie, sans aucune habitation en vue, à proximité d’une forêt sauvage. Est-ce que c’est une sorte de jardin ?

— C’est plutôt un domaine agraire, dans une ville.

Roawir fronça les sourcils, il semblait avoir du mal à se représenter une telle surface :

— Il est complètement entouré de fortifications ? Ce doit être gigantesque !

— Oui et encore oui, confirma Arvak. Quand mon père part chasser en forêt ici, il lui arrive d’apporter des vivres avec lui et de partir plusieurs jours.

— Mais nous sommes encore dans la ville ?

— C’est exact. Viens par ici, ce sera peut-être plus clair en prenant de la hauteur.

Arvak et Roawir reprirent leur chemin jusqu’à atteindre le pied d’une tour posée contre la muraille qui ceinturait les pâtures. Au bas, une porte, gardée par des soldats, donnait sur la ville – Roawir pouvait le distinguer au bruit des rues qui à présent se faisait nettement entendre. Arvak salua les gardes, donna son nom et gravit la tour en compagnie de Roawir.

Une fois à son sommet, la vue était imprenable.

D’un côté de la muraille se trouvait le pâturage, où les chevaux s’ébattaient dans les herbes hautes, et plus loin la forêt par laquelle ils étaient venus, dominée depuis une éminence rocheuse par le château royal. De l’autre côté de la muraille, les constructions humaines s’étendaient à perte de vue vers le sud, délimitées en quartiers par des murs fortifiés aux tracés quelque peu anarchiques. À l’est, après une enceinte imposante qui semblait marquer la limite de la capitale, s’étendait un espace plus verdoyant où s’élevaient par endroits de minces colonnes de fumée, indiquant des hameaux. Plus loin encore, visible par ce temps clair, se distinguait un très imposant rempart gris.

— Ce Rempart, expliqua Arvak, est ce qui rend l’Odrin si spécial et qui nous permet d’avoir d’aussi grands espaces bien fortifiés. Au nord, notre région est protégée par les montagnes de Garmintal, au sud et à l’ouest par la mer. Le Rempart protège l’accès par l’est, ce qui fait que tout cet espace est sûr. Ici nous avons encore des campagnes, la région est très urbanisée au centre, comme tu peux le voir, avec Mralèm et jusqu’à la mer au sud avec le port de Taradil. Mais une fois sorti de la capitale, à l’est ou à l’ouest, le territoire est encore très rural avec de petits villages ou même des maisons isolées. C’est le dernier endroit du pays où se trouvent encore des maisons isolées, partout ailleurs elles ont disparu.

— Vous vivez tous dans de grandes villes à cause des lycans ? demanda Roawir même s’il ne doutait pas de la réponse.

— Oui, vivre en ville et pratiquer l’agriculture à l’intérieur de fortifications est le meilleur moyen que nous ayons trouvé pour vivre en sécurité. Les lycans ne détruisent pas les cultures céréalières mais ils attaquent l’élevage et les ouvriers qui travaillent dans les champs.

— Je vois que la ville elle-même est divisée en nombreux quartiers fortifiés. Si l’Odrin est si sûr, pourquoi y a-t-il autant de protections ? Le Rempart de l’Odrin ne suffit pas ?

— La lycanthropie est un mal contagieux, expliqua Arvak. Nous sommes protégés à l’est par le Rempart de l’Odrin, les lycans ne peuvent pas le franchir, mais il existe toujours le risque qu’une personne contaminée parvienne à entrer dans le pays. Les chiens nous aident à les détecter dans la majorité des cas. Mais si une personne a été contaminée peu avant son contrôle, ou si son odeur est masquée par certains produits, les chiens peuvent ne pas parvenir à l’identifier. Sans compter qu’à l’est, les gardes sont très prudents, mais au sud, c’est plus compliqué. Taradil est une ville marchande qui brasse chaque jour une importante quantité de marchandises, de personnes, venant des quatre coins du pays, parfois même de royaumes plus lointains. Avec ces nombreuses murailles, si la lycanthropie se déclare quelque part, nous pouvons espérer stopper la contagion du mal, en isolant l’endroit concerné, et en protégeant davantage les lieux sains.

— Mais les Frontaliers sont censés empêcher les lycans d’entrer dans le territoire depuis le Kotar, si j’ai bien compris. Comment se fait-il que vous ayez des ennuis avec les lycans ici, à plusieurs milliers de lieues de la frontière ? demanda Roawir.

— Le royaume voisin du nôtre, le Kotar, est le pays des lycans. Les Kotarinides le gouvernent et le rôle des Frontaliers est d’empêcher ces créatures d’entrer sur notre territoire. Nous y arrivons plutôt très bien et aucun passage en force n’a été recensé depuis près de vingt ans. Les lycans qui nous posent problème chez nous, qui attaquent nos villes, nos voyageurs, nos fermes, ne viennent pas du Kotar mais de chez nous. Ce sont des humains de notre pays, l’Aganius, qui ont été transformés à un moment donné et qui sont retournés à la vie sauvage depuis.

— Pourquoi ne pas organiser l’abattage des lycans une bonne fois pour toutes, au moins à l’intérieur du territoire ? demanda naïvement Roawir.

Arvak savait les elfes immunisés à la lycanthropie, cela ne le surprenait pas qu’il échoue à envisager toutes les conséquences de ce mal pour les humains. D’autant plus que Tintal aimait donner de son pays une image de sécurité et de stabilité.

— Parce que la lycanthropie est contagieuse et que le territoire est bien trop vaste. Si nous devions faire une expédition de ce type, cela reviendrait à envoyer des milliers d’humains peut-être, sur un territoire sauvage, inconnu, à plusieurs semaines de marche de la ville la plus proche, se confronter à des créatures redoutables. Une partie des soldats envoyés au combat serait assurément contaminée, une autre déserterait sûrement avant de subir le même sort.

Arvak fit un geste de dénégation de la tête.

— Ce n’est pas une solution viable. Les lycans qui viennent de chez nous sont plus faibles et moins organisés que ceux du Kotar, les paladins protègent les villes et les Frontaliers protègent Rimentos. Hors des villes, les Loinveneurs et les Louvetiers font de leur mieux pour réguler la population quand c’est possible. Autrefois un dracologue elfe se chargeait d’abattre les lycans dans le pays, mais depuis la mort d’Anar Morken, il y a neuf ans, son poste est vacant.

Roawir hocha la tête à l’évocation de ce dracologue elfe, le nom lui semblait familier.

— À quoi ressemble la vie hors de vos villes ? demanda-t-il encore.

— À de grands espaces sauvages sans présence humaine la plupart du temps. Chaque région est un peu différente. En Ilmar les deux villes de la région sont entourées de nombreuses petites forteresses qui arrivent à se maintenir malgré les lycans, grâce à la proximité avec les villes et avec le fleuve Rianti. L’Entriver est encore un peu rural, leur territoire s’étend protégé de part et d’autre par deux fleuves, la Délinn et le Lérion. Cela forme une frontière naturelle qui rend la région mieux défendable face aux lycans et leur permet d’élever des chevaux. Mais elle est de dimensions beaucoup plus réduites que l’Odrin, sa production agricole reste faible. En Nosrie, ils ont beaucoup de change-formes et ces derniers arrivent à vivre hors des villes, dans des places fortifiées. Ça reste des exceptions. Lorsqu’on s’éloigne d’un ou deux jours de cheval de la ville ou du relais fluvial le plus proche, on ne trouve pas âme qui vive en dehors des louveteries. Et lorsqu’on s’enfonce en Erion, seuls demeurent les loups.

Celle qu’on surnommait parfois la Région Fantôme, Erion, avait autrefois été une région florissante, très rurale, et forte de nombreux guerriers, plus aucun humain n’y vivait désormais, la lycanthropie avait fait fuir ou transformé tous ses habitants. Le regard d’Arvak se perdit dans le lointain, il était préoccupé et saisi par des souvenirs douloureux.

— Je suis allé à la frontière de Rimentos. Pendant cinq ans j’ai affronté les lycans du Kotar, pour qu’ils ne franchissent pas la frontière. Ils sont monstrueux, intelligents, organisés. Dix de chez nous n’en valent pas un de chez eux. Les lycans de chez nous ont pu nous contraindre à déserter les campagnes pour nous parquer derrière de hauts remparts. Ceux de chez eux ne doivent pas entrer.

Arvak haussa les épaules.

— Ils pourraient tous nous détruire.

Un bref silence se fit que Roawir n’osa pas rompre.

Arvak guettait l’expression du visage de Roawir mais celui-ci n’exprima rien, ni peur, ni étonnement, ni doute, il était devenu pensif.

Lorsqu’il avait proposé à Roawir de visiter le domaine de son père, Arvak ne pensait pas qu’il s’épancherait autant avec une personne qu’il venait de rencontrer. Mais des souvenirs de la frontière le hantaient et il était plus préoccupé que jamais par la situation du pays. Il savait qu’il ne pouvait pas parler à un émissaire elfe d’une situation politique que le roi lui-même aimait garder secrète. Certes, dans le pays, ou parmi les alliés des humains, tout le monde savait qu’ils étaient fréquemment aux prises avec les lycans et que d’importants dispositifs étaient en place pour assurer leur protection. Mais en dehors des personnes qui avaient combattu en première ligne, tous ignoraient ou feignaient d’ignorer, la gravité de la situation.

Arvak avait peur. Il regardait toute cette étendue sereine, la ville animée, les juments et leurs poulains, et l’angoisse l’étreignait car il connaissait mieux que beaucoup les dangers auxquels son pays se confrontait.

Roawir ouvrit la bouche comme pour ajouter quelque chose puis se ravisa. Tous deux échangèrent un regard et Arvak hocha la tête. Sans un mot et sans enfreindre ses ordres, l’elfe venait de lui révéler, par son silence, le but de son voyage. Une menace pesait sur tout ceci.

Arvak ne connaissait encore ni l’ampleur, ni les acteurs, ni la nature de cette menace. Il savait simplement que son pays était fragile, affaibli par des années de guerre et de confrontations avec les lycans, que l’équilibre auquel il était parvenu était incertain. Tout pouvait s’effondrer demain tel un château de cartes soufflé par la brise. Le silence de Roawir lui confirma qu’il savait cet équilibre en danger.

Était-ce ici que tout allait finir ?

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