Chapitre 4 (1/3

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Arvak raccompagna Roawir jusqu’au château, dans le silence.

Il était troublé et plongé dans ses réflexions. Bien qu’il fît l’effort de rester souriant pour ne pas mettre mal à l’aise Roawir par son silence, sa seule envie était à présent de s’isoler dans ses appartements. L’elfe lui jetait de fréquents regards compatissants qu’il ne remarqua pas.

Lorsqu’ils franchirent à nouveau la porte rustique du château royal, des écuyers les attendaient dans la cour et vinrent à leur rencontre pour prendre en charge leurs montures. Altred Yrgan se trouvait également avec eux. Le maître d’hôtel salua Roawir avec toute la déférence qui lui était due et l’invita à lui montrer sa chambre.

— Des domestiques pourront vous préparer un bain, lui expliqua Altred, si vous souhaitez vous rafraîchir, et Son Altesse Tintal a prévu un repas d’accueil en votre honneur ce soir. Mon prince Arvak y sera présent si cela lui agréé. Pour quelque besoin que ce soit, je suis à votre disposition.

— Merci beaucoup, répondit Roawir.

Puis il se tourna vers Arvak et le remercia également.

— Merci pour cet échange.

— Avec plaisir, répondit Arvak.

Ils se séparèrent ainsi. Arvak le regarda s’éloigner en compagnie d’Altred puis gagna le palais à son tour. Il rejoignit sa chambre, demanda une bassine d’eau claire et congédia ses domestiques. Il se lava le visage et les bras de la poussière de la chevauchée.

Sur un fauteuil avait été rapportée sa tenue de Frontalier. Il retira ses vêtements de cour et l’enfila. Il se sentit à nouveau lui-même. Les vêtements amples, rêches, lui donnèrent l’impression d’être de retour dans sa peau.

Il s’assit sur le bord de la fenêtre, plongé dans de profondes réflexions.

Lors de sa discussion avec Roawir, il s’était efforcé de ne pas donner une image trop sombre de son pays et des difficultés qu’il traversait. Bien qu’il ressentît de la sympathie pour Roawir, il avait su garder à l’esprit que l’elfe restait un émissaire des meilleurs alliés politiques des humains. Il ne pouvait prendre le risque de mettre en lumière auprès de lui l’adversité dans laquelle son pays se trouvait, et tous les motifs d’inquiétude dont Arvak avait connaissance qui à ses yeux rendaient l’avenir incertain.

Mais maintenant qu’il se trouvait seul, Arvak se plongea dans ses réflexions.

Depuis l’apparition des lycans – peu avant la Grande Guerre, quelque six cents ans plus tôt –, leur nombre n’avait cessé de croître. En Aganius leur arrivée avait initié un long et lent exode rural qu’Arvak n’avait pas connu mais qui avait sculpté le monde dans lequel il avait grandi – un monde presque exclusivement urbain et confiné dans de grandes cités fortifiées.

Les lycans avaient attaqué les fermes d’élevage en premier lieu, mais aussi les maisons les plus isolées et les ouvriers qui travaillaient dans les champs. Progressivement, les habitants du pays s’étaient déplacés pour se rapprocher des villes et des grands axes commerciaux où la présence de soldats assura pendant un temps leur protection. Les domaines agraires furent désertés au fil du temps, laissés à l’abandon, affaiblissant irrémédiablement l’économie humaine. Le pays dut apprendre à composer avec une production agricole toujours plus réduite.

La meilleure réponse que les humains trouvèrent à cette situation fut la construction de gigantesques villes fortifiées incluant intra-muros des terres agricoles, notamment pour pratiquer l’élevage. Mais la surface de ces terres était de très loin inférieure à celle d’avant l’apparition des lycans et, en temps de paix, elle suffisait à peine à subvenir aux besoins du pays.

Arvak savait que le royaume de son père n’était pas en mesure, économiquement, de faire face à une guerre, sa production agricole était trop faible et ses voies terrestres trop vulnérables. L’Aganius ne devait sa relative stabilité présente qu’aux accords de paix qui unissaient l’Aganius et le Kotar depuis près de vingt ans.

Ces accords de paix avaient été rendus possibles, malgré la mésentente profonde entre les deux peuples et la violence de leurs contacts à la frontière, par deux facteurs. En premier lieu, les lycans du Kotar étaient divisés en clans. Certains étaient bellicistes, avec un culte de la guerre et du guerrier, ou bien une haine tenace contre les humains. Mais d’autres avaient, à l’égard des humains et de la guerre, des opinions beaucoup plus nuancées et privilégiaient la paix et la diplomatie. Ces divisions internes rendaient leurs capacités offensives plus faibles.

En second, les lycans avaient une très grande crainte des dragons et donc des dracologues, de sorte que leur simple présence dissuadait beaucoup de clans d’envisager un conflit total. Au cours de la dernière guerre qui les avait opposés, ceux-ci avaient brillé au combat et fait naître une peur chez les loups qui les dissuadait encore d’une guerre.

L’ensemble de ces deux facteurs – la peur des dragons et les divisions internes – empêchaient les lycans de s’unir pour attaquer massivement les humains.

Les Frontaliers n’avaient pour l’instant à faire face qu’à des actes isolés.

Les lycans qui attaquaient Rimentos ou ses forts environnants le faisaient par vengeance, pour prouver leur courage, pour trouver de la nourriture, sous l’influence de la pleine lune, ou simplement parfois par erreur. L’instabilité des lycans, en particulier les nuits de pleine lune, rendait presque inévitable la violence lors d’un contact avec eux. De leur côté, la contagion possible obligeait les humains, quoi qu’il arrive, à verrouiller leur frontière pour empêcher les lycans du Kotar d’entrer en Aganius. Le pays avait déjà de grandes difficultés à gérer les lycans naturellement présents sur son territoire, ils n’avaient pas d’autre attitude possible que d’empêcher, par tous les moyens, que les lycans du Kotar n’entrent à leur tour.

La situation du pays, tant économique que politique, était des plus fragiles.

Arvak ne doutait pas qu’un nouvel élément était venu bouleverser l’équilibre des forces et, s’il ne savait pas encore lequel, il ne pouvait s’empêcher de conjecturer.

Au départ, il avait pensé que la situation avait changé pour les lycans du Kotar. Peut-être Assar Kotarin, leur roi, avait-il finalement réussi à fédérer les chefs et cheffes de clans ? Lorsqu’il était encore à la Frontière, un peu moins de deux mois auparavant, le bruit courait déjà que le jeune roi – qui avait assassiné son oncle pour s’emparer du pouvoir – se montrait bien plus brutal que son prédécesseur, et beaucoup de clans se reconnaissaient dans son culte de la force. Un grand nombre de lycans voyaient la guerre comme une façon de rendre leur peuple plus puissant, en éliminant les faibles de leurs rangs, comme le combat et les rivalités sélectionnaient dans la nature les animaux les plus forts. Cet eugénisme guerrier, si Assar y adhérait avec conviction, fédérerait à coup sûr un grand nombre de clans.

Une guerre avec les lycans du Kotar serait un désastre pour les humains et Arvak était persuadé qu’elle se solderait par leur annihilation pure et simple. Avec ce qu’il avait vu à la frontière il n’avait plus aucun doute sur la capacité des lycans du Kotar à les détruire. Certes les humains disposaient d’un solide réseau de fortifications sur toute la frontière qu’ils avaient de commune avec leur voisin. Mais, comme il l’avait expliqué à Roawir dans l’après-midi, ils vivaient dans de grandes villes fortifiées, au milieu d’un territoire majoritairement vide de présence humaine. Si les lycans du Kotar parvenaient à franchir leurs lignes de défense, ils n’auraient aucune difficulté à s’établir en Erion et dans les campagnes. Contrairement aux lycans qui erraient déjà dans ce pays, ceux du Kotar étaient capables de s’organiser et de coordonner leurs attaques. Si les Frontaliers tombaient, que les lycans s’installaient en Erion, une fois en place, ils pourraient bloquer les voies commerciales, attaquer les convois marchands, isoler les villes et les asphyxier lentement, profitant de la contamination lycanthropique pour exterminer les humains à petit feu. Ils n’auraient même pas besoin d’un nombre surréaliste de troupes pour réussir.

Le danger était réel et une guerre mettrait les Frontaliers et tout le pays à rude épreuve.

Dans l’immédiat, Arvak savait que la seule chose qui manquait réellement aux lycans du Kotar était un leader.

Mais Norgar avait parlé de messagers vaérims et dragons-mirages qui devaient arriver dans les prochains jours, or Arvak ne pouvait concevoir que ces deux peuples puissent se sentir concernés par une guerre qui ne les mettait pas eux-mêmes en danger immédiat.

En effet, ni les dragons-mirages ni les Vaérims ne pouvaient contracter la lycanthropie, et ils n’avaient pas de griefs particuliers contre les lycans du Kotar. Si la perspective d’une guerre avec les lycans était catastrophique pour les humains, et si Arvak pouvait concevoir que les elfes – qui étaient de bons amis – puissent se sentir affectés par leurs difficultés, il ne croyait pas que les dragons-mirages ou les Vaérims puissent intervenir à ce motif.

Arvak se demanda donc si le danger, dont il était certain de l’imminence, ne concernait pas les peuples du Darka-Guèn d’une façon plus large. Peut-être avait-il manqué de nombreuses informations d’importance durant ces cinq années passées loin de la cour, et peut-être étaient-ce ces informations qui en cet instant l’empêchaient de comprendre la situation.

Son expérience à la frontière lui permettait de mesurer, mieux que n’importe qui à la cour, la fragilité de leurs défenses vis-à-vis du Kotar. Il n’imaginait pas que le trouble qui animait le château et la menace que dénotait la présence des elfes puissent ne pas concerner les lycans. Mais il imaginait mal que les Vaérims et les dragons-mirages puissent se sentir touchés par le sort des humains dans un conflit contre eux. Le mystère demeurait donc pour l’instant insoluble.

Arvak resta assis devant sa fenêtre, plongé dans ses réflexions. Dehors, le soir commençait à tomber. Les journées étaient longues en ce milieu d’été et la ville connaîtrait encore plusieurs heures d’ensoleillement avant que la nuit ne s’impose tout à fait. Il était déjà tard pourtant et, dans la cour du château, la foule commençait à se clairsemer, des employés du palais rentraient chez eux, ainsi que des courtisans dans des tenues bigarrées, des visiteurs. Bientôt, les gardes fermeraient les portes et le palais retrouverait un semblant de calme jusqu’au matin.

Il ressentit une soudaine aversion à rester seul, il mit ses bottes, passa une cape sur ses épaules et s’apprêta à sortir quand on frappa à sa porte.

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