Chapitre 4 (2/3)

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— Entrez.

Le visiteur s’exécuta, c’était Altred qui le regarda avec un air surpris.

— J’étais venu voir si vous étiez prêt pour le repas d’accueil de nos invités elfes. Le roi votre père aimerait beaucoup vous y retrouver.

Arvak resta un instant interloqué. Il avait été si absorbé par ses pensées que cela lui était complètement sorti de l’esprit – peut-être parce qu’il détestait ce type de réception très formel et qu’il les fuyait chaque fois que possible.

— Je n’y serai pas, répondit Arvak avec embarras.

— Vous ne… pour quelles raisons ?

Altred était calme mais son regard et la crispation de sa mâchoire révélaient sa colère.

— Je…, hésita Arvak. Je suis malade.

— Non, vous n’êtes pas malade.

Arvak déglutit, le regard d’Altred était plus pénétrant que jamais.

— C’est vrai, reconnut-il. Mais… si je n’avais pas accueilli Roawir comme il se devait, vous auriez dû expliquer à mon père pourquoi vous avez négligé l’un de ses invités de marque.

Plus tôt dans la journée, le maître d’hôtel s’était effectivement laissé happer par le charisme de Karfanaël, et Roawir était resté en arrière, incertain quant à l’attitude à adopter. Altred avait commis une faute et aurait dû se montrer aussi courtois envers lui qu’envers Karfanaël, lui présenter sa chambre, comme il l’avait fait pour son maître. À ce moment-là, Arvak avait agi fort à propos et offert à l’elfe un accueil à la hauteur de l’estime dans laquelle il était tenu, Altred ne pouvait que le reconnaître.

Son regard se radoucit et il laissa échapper un soupir de consternation.

— Votre père aimerait vous voir. Vous lui avez manqué pendant cinq ans et il s’en veut terriblement que ses obligations l’aient empêché de vous voir aujourd’hui.

Arvak baissa les yeux.

Il savait que son père l’aimait et que l’animation du château était présentement exceptionnelle. Il ne doutait pas qu’en toute autre circonstance, Tintal aurait repoussé même l’affaire la plus urgente pour voir son fils, au moins quelques heures, prendre de ses nouvelles et savoir ce qu’il avait vécu au cours des cinq années écoulées.

Arvak passa sa main dans ses cheveux :

— J’étouffe ici, avoua-t-il, alors pour une réception formelle...

Il fit un geste de négation de la tête.

— Je veux juste avoir ma soirée.

Altred le considéra un instant dans sa tenue de Frontalier et estima qu’il était de toute façon trop tard à présent pour qu’Arvak ait le temps de se préparer convenablement.

— D’accord, je trouverai une explication pour votre père.

— Merci maître, je serai là pour le petit déjeuner.

Il doubla Altred et sortit sans se retourner.

Altred le regarda s’éloigner, prendre une porte dérobée pour gagner les couloirs des domestiques, et laissa échapper un nouveau soupir. Pendant un instant il avait revu en ce jeune prince, l’enfant espiègle qui s’échappait en douce du palais pour aller jouer dans les rues, et il ne doutait pas de sa destination.

En effet, après avoir quitté sa chambre et gagné les couloirs des domestiques par une porte dérobée – ceux-ci lui assuraient de ne croiser aucun notable qui put s’étonner de son absence à la réception organisée pour les elfes – le jeune homme poursuivit son chemin jusqu’à la cuisine et arriva à la cour intérieure du château. De là il gagna le chemin de ronde qu’il suivit jusqu’à l’entrée principale, entra dans une tour de garde par une porte dont il avait la clef et put sortir sans croiser personne. C’était un chemin que les gardes royaux n’empruntaient pas et auquel ils n’avaient pas accès.

Arvak se retrouva dans la rue, il s’éloigna rapidement du palais pour se mêler à la foule. Sa tenue de Frontalier, discrète et simple, le rendait méconnaissable pour beaucoup. Bien peu de personnes, même en Odrin, avaient déjà vu son visage et auraient pu le reconnaître de façon certaine. Arvak avançait donc sans se dissimuler, d’un pas enjoué, disparaissant au milieu des gens. Ici il n’était plus qu’un anonyme parmi d’autres.

Les rues continuaient d’être animées dans le soir tombant, des carrioles tentaient de se frayer un chemin au milieu des passants à pied, dans des rues parfois étroites en dehors des quelques grandes artères principales. Elles bringuebalaient en grinçant sur leurs essieux de bois, sous les cris des conducteurs qui s’alpaguaient d’une rue à l’autre.

Arvak profita qu’une dispute attirait l’attention pour attraper une pomme au passage sur un étal et poursuivit son chemin. Celui-ci le menait un peu plus avant dans les quartiers populaires, jusqu’à une échoppe à la façade de bois richement travaillée, mais usée par le temps. Son enseigne montrait un renard grimaçant, debout sur ses pattes arrières, tenant dans une main une chope et dans l’autre deux épées croisées. Sur le fronton, gravé dans le bois, peint en lettres blanches mais à la couleur délavée, se trouvait le nom de l’établissement, « Au Chat Rôdeur ». Arvak entra.

Le lieu qu’il connaissait bien semblait fort peu fréquentable au premier abord.

On devinait à son architecture de bois, à son étage en balconnet, à son grand lustre éclairé, à son long comptoir de chêne brut et à sa large cheminée monumentale, que le Chat Rôdeur avait dû être à sa construction parmi les auberges les plus modernes et riches de la capitale. Il y avait eu un goût du luxe dans le choix de ses matériaux d’origine et ils avaient traversé le temps, se patinant à l’usage, sans jamais perdre complètement leur qualité première. Pourtant, aujourd’hui l’auberge avait acquis cette usure crasse des lieux longtemps entretenus avec de faibles moyens, qui voyaient passer une foule de gens, et dont les propriétaires s’étaient succédé, au fil du temps, avec leur notion de l’entretien chaque fois très personnelle et toujours approximative.

Ses murs blanchis à la chaux étaient jaunis et de la poussière s’accumulait par endroit. Ils s’ornaient d’un bric-à-brac très varié, des trophées, des portraits, des pièces d’armures, des outils agricoles anciens. Au-dessus de la cheminée, une tête de lycan empaillée semblait narguer la foule de son regard menaçant, ses babines figées. Sur le comptoir, un renard également empaillé trônait, entouré de petites statuettes de bois, de paille ou de terre cuite. Le Chat Rôdeur sentait la bière, la sueur et le feu de bois et Arvak respirait tout cela du regard avec l’impression de rentrer chez lui.

Au fond de la salle, sur une petite estrade, un groupe de musiciens jouait des airs à danser que la foule de gens écoutait d’une oreille distraite. Les conversations et les rires formaient un brouhaha dont émergeait à peine leur musique lointaine et joyeuse.

Il salua l’aubergiste qui mit un certain temps avant de le reconnaître :

— Ça par exemple ! s’exclama-t-il alors.

Il avait vraisemblablement fort à faire mais, entre deux tournées, il prit la commande d’Arvak, échangea quelques mots avec lui et lui indiqua que ses compagnons étaient déjà installés.

Attablés comme à leur habitude – au fond de l’auberge, près de l’escalier qui menait aux étages – Méaglim et Eliwyl étaient déjà là, en compagnie de Norgar.

— Vous ici ? demanda Norgar à Arvak sur un ton faussement surpris.

— Je pourrais te renvoyer la question ! répondit Arvak.

Si c’était dans ses habitudes de fuir les réceptions royales, Norgar quant à lui y était généralement très à l’aise.

— Je savais que tu n’y serais pas, répondit Norgar.

Arvak espérait qu’il avait pu glaner des informations intéressantes.

Il s’attabla avec les autres. Pendant ce temps l’aubergiste lui apporta une bière et Méaglim partit aux toilettes.

— Alors ? demanda Norgar. Est-ce que l’émissaire elfe t’a appris quelque chose ?

Eliwyl écoutait avec attention. Son rang social ne lui avait pas permis d’être présente à l’arrivée des elfes, mais elle avait été frappée par l’émoi qui avait animé le château toute la journée et Norgar lui avait déjà fait le récit de la matinée. Comme eux, elle souhaitait connaître toute l’histoire.

— Roawir, non, pas vraiment, avoua Arvak. Il m’a dit qu’il ne pouvait pas en parler et je n’ai pas osé insister.

— Ah oui ? releva Norgar. Je t’ai connu plus rusé !

— Tu as très bien fait et tu ne devrais pas écouter cet animal ! le coupa Eliwyl. De ce que j’ai compris le chef elfe est un con et Roawir aurait eu des problèmes.

Norgar se mit à rire, Eliwyl ne mâchait pas ses mots.

— Pourquoi tu dis ça ? demanda Arvak.

Son impression sur Karfanaël avait été assez mauvaise mais il n’aurait pas su dire pourquoi et l’opinion de son amie l’intéressait.

— De ce que m’a raconté Norgar il a visiblement une haute image de lui-même, aime se mettre en scène en public, accaparer toute l’attention, et n’est pas dérangé par le fait de laisser en arrière son élève.

Eliwyl avait répondu en comptant sur ses doigts à chaque chef d’accusation.

— M’est avis que c’est le genre de personne qui tire de la satisfaction à rabaisser les autres, et qui voit tout le monde en dehors de lui-même comme des ignares incompétents.

Arvak rit avec Norgar de son intransigeance, mais surtout de son franc-parler. Eliwyl disait les choses comme elle les pensait, sans dissimuler ses sentiments ni ses impressions. Il sentit soudain à quel point cette sincérité lui enlevait un poids des épaules. Ici, il était en terrain ami, sans dissimulation, ni intention cachée, ni manigance. Arvak n’avait aucune attitude à adopter, juste à être lui-même. Alors seulement il se rendit compte qu’il s’était contenu toute la journée, pour correspondre au comportement qu’on attendait qu’il adopte, lors de l’accueil des émissaires et lors de sa discussion avec Roawir. Il aurait aimé pouvoir lui expliquer en long en large et en travers toutes les raisons qu’il avait d’être inquiet pour son pays. Et il ne l’avait pas fait, car Roawir était un émissaire, que révéler ces informations c’était exposer le pays, le devoir l’avait fait taire, et Roawir s’était tu aussi sur les raisons de sa venue. Arvak se sentait triste et oppressé, mais cette pression qu’il s’était imposée céda soudain en lui-même devant l’hilarité simple d’Eliwyl et Norgar.

— Quoi, j’ai pas raison ? demanda Eliwyl.

— Je ne serais probablement pas allé jusque-là, avoua Norgar, mais je dois bien avouer que mes sentiments vont plutôt dans ton sens.

Arvak acquiesça.

Il trouvait qu’Eliwyl n’avait pas suffisamment de faits pour adopter des conclusions aussi tranchées sur le caractère supposé de Karfanaël. Malgré tout, cet elfe avait laissé à Arvak une mauvaise impression et, si lui-même n’aurait osé suivre l’analyse d’Eliwyl, maintenant qu’elle avait exposé sa pensée il s’étonnait de voir à quel point elle rejoignait son propre ressenti. Arvak se gardait la possibilité de se tromper, mais voir que Norgar et Eliwyl étaient tous deux du même avis lui donnait confiance en son intuition première. Il se promit de garder cela à l’esprit comme une mise en garde.

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