Chapitre 4 (3/3)

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— Je pars cinq minutes et vous trouvez quand même le moyen de parler politique ! s’exclama Méaglim en se faisant une place autour de la table.

— D’ailleurs, demanda Arvak qui y pensait soudain, vous avez trouvé où vous loger ?

Eliwyl répondit la première :

— Les érudits m’ont libéré une place dans leur dortoir au palais, au-dessus de la bibliothèque.

En tant que membre éminent de l’École de Tsiroèn et en tant que fille d’Anar Morken, le dracologue qui avait protégé le pays pendant de longues années, Eliwyl avait ses entrées au château royal. Le dortoir des érudits restait malgré tout parmi les logements les plus modestes du palais, et elle n’avait pas la liberté de mouvement dont Norgar ou Arvak bénéficiaient dans le reste de la demeure.

— Moi, j’ai loué une chambre ici, ajouta Méaglim.

Au contraire d’Eliwyl, Méaglim n’était aucunement le bienvenu au palais du roi et, s’il avait été pendant plusieurs années un employé d’écurie sous les ordres de Morgalt, il n’y avait plus sa place depuis sa condamnation au bagne.

Arvak était dépité à l’idée que deux de ses amis logent de façon aussi modeste. Lui et Norgar disposaient d’appartements dans la somptueuse aile est du château, une armée de domestiques était toujours disponible pour satisfaire leurs moindres demandes et anticiper leurs besoins. De leur côté Eliwyl et Méaglim, qui avaient combattu à la frontière, bravant tous les dangers, s’étaient souvent illustrés et avaient fait beaucoup de sacrifices pour servir la cause en laquelle ils croyaient, se retrouvaient moins bien logés que la plupart des petites gens de la capitale.

En d’autres circonstances, Arvak aurait pu demander à son père de loger ses compagnons dans l’aile est, mais l’agitation du château lui laissait supposer que sa demande aurait présentement été vaine. De surcroît, l’endroit n’aurait pas été sûr pour Méaglim qui s’était attiré beaucoup d’inimitié au château à cause de l’affaire qui l’avait envoyé au bagne.

Arvak prit une gorgée de bière.

— Et toi ? demanda-t-il à Norgar, tu as réussi à avoir des informations ?

— Rien de très significatif. J’ai appris que des émissaires vaérims sont arrivés le mois dernier. Le roi leur a fourni l’accès à l’observatoire astronomique de Garmintal.

— Celui qui se trouve dans les montagnes au nord, comprit Arvak.

— Tout à fait. Un message leur a été envoyé et ils devraient arriver à la capitale demain.

— Attends, ils y vivent depuis un mois ?

Il était très inhabituel de voir des Vaérims hors de leurs montagnes. Même si les humains avaient de bons contacts avec eux, ils accueillaient rarement des émissaires de ce peuple et leur pays était très lointain.

— C’est ça, confirma Norgar.

— Ils attendaient les elfes.

Norgar hocha la tête :

— Quelle que soit l’information dont ils sont porteurs, les Vaérims l’attendent depuis longtemps.

— Et pour Kared Nimizar ?

— Il est arrivé à Mralèm il y a un mois, quelques jours avant l’arrivée des Vaérims. Et il est reparti le lendemain à destination du Magcam.

— Il est venu depuis Artaug ? s’étonna Arvak interloqué.

Artaug se trouvait à de l’extrême nord-est du pays. Située en haut d’une montagne escarpée que Kared était le seul à pouvoir parcourir grâce à sa dragonne Aïnambra, la forteresse d’Artaug se trouvait à la frontière du Kotar, au pied d’une passe au milieu des montagnes de Durgèm Vèd, passe que les lycans étaient susceptibles d’emprunter pour entrer dans le pays. Avec Rimentos, Artaug constituait le deuxième point clef de la protection de la frontière. Arvak ignorait combien de temps exactement était nécessaire pour rallier Artaug et Mralèm à dos de dragon, mais il estimait ce trajet à une semaine au moins, et pour aller au Magcam le chemin était bien plus long encore.

La nécessité devait être grande pour que Kared Nimizar ait ainsi enchaîné, en si brefs intervalles, deux voyages de ce type.

— Cela signifie, conclut Arvak, que ce qui provoque l’émoi actuel du château et qui a poussé les elfes à venir pourrait remonter à un mois.

— Je pencherais pour un mois et demi. J’ai appris qu’il y a un mois et demi, Andlam Valgar est venue à Mralèm avant de partir dès le lendemain pour la Waniri.

Andlam était une autre dracologue, elfe cette fois-ci. Son dragon, Valgar, était de petite taille mais redoutable, et Andlam était une guerrière estimée qui vivaient en Aganius depuis plusieurs siècles déjà. Ses voyages jusqu’à sa patrie natale étaient rares quoiqu’elle eût de bonnes relations avec les elfes de Waniri.

— Tu penses que cela a un lien avec le fait que le roi nous ait rappelés ? demanda Arvak.

Il avait reçu une lettre de son père, un mois auparavant, dans laquelle ce dernier lui proposait de revenir quelque temps en compagnie de Norgar, Méaglim et Eliwyl auxquels il donnait également une permission. Si les circonstances avaient été différentes, Arvak aurait probablement refusé l’offre – il en avait repoussé plusieurs au cours de ces cinq dernières années. Mais après la blessure de Rocaille, l’atmosphère à la Frontière s’était beaucoup dégradée pour lui et ses compagnons, les chefs les envoyaient séparément, dans des missions de plus en plus dangereuses, parfois mal organisées, et Arvak voyait la lassitude accabler de plus en plus ses camarades.

Si le roi n’avait pas offert de les emmener avec lui, il aurait certainement décliné l’offre.

En considérant le temps nécessaire pour que cette lettre lui parvienne, Tintal avait pu l’expédier à l’époque où Andlam était venue jusqu’à Mralèm avant de repartir pour la Waniri.

— C’est ce que je crois, répondit Norgar.

— Et concernant le fin mot de l’histoire ?

— J’ai bien une hypothèse, mais elle est un peu folle.

Cette réponse déconcerta Arvak.

Entre eux deux, Norgar était le plus rationnel. Pour envisager une explication hors norme, il avait nécessairement commencé par exclure toutes les hypothèses plus vraisemblables, jusqu’à ce qu’il ne reste que l’explication invraisemblable.

— Assez de politique ! s’exclama Méaglim en frappant du poing sur la table.

Arvak aurait au contraire aimé continuer cette conversation mais Méaglim ne lui en laissa pas la possibilité. Il se leva et marcha jusqu’au milieu de la salle. Là il commença à taper du pied sur le sol de pierre de l’auberge. Le signal, bien connu d’une bonne partie de l’assemblée, attira des acclamations d’enthousiasme, on imita bientôt son battement du pied et le Chat Rôdeur s’emplit d’un joyeux tintamarre.

Quand le bruit retomba la voix de Méaglim s’éleva dans la salle.

Méaglim était un colosse, d’une taille et d’une force impressionnante. Un ours fait homme n’aurait pas paru moins redoutable que Méaglim. Lorsqu’il chantait, il avait une voix puissante, basse, qui résonnait dans la poitrine. Il entonna un chant que tout le monde ici connaissait, l’hymne des Frontaliers. Il avait une mélodie grave et lente, qui ne demandait pas d’accompagnement musical et que Méaglim chantait presque religieusement.

« Nous avons réchappé au bagne

Ou bien à quelque geôle

Toujours premiers à la castagne

Ou pour un verre de gnôle

Nous qui sommes les Frontaliers

Devons tenir le fort

Pour nos terres et pour nos foyers

Tenir jusqu’à la mort »

Au deuxième couplet, la foule commença à psalmodier en accompagnement, puis ils comprirent que si fort qu’ils puissent chanter, rien ne pouvait couvrir la voix de Méaglim et ils poursuivirent avec davantage de force.

« Les paladins devaient veiller

Ils faillirent à la tâche

Et nous sous la lune glacée

Nous luttons sans relâche

Nous ne craignons ni les bêtes

Ni le feu ni les larmes

Et si c’est la mort qui nous guette

Elle nous trouv’ra en armes »

Un silence se fit avant le dernier couplet.

« Sur les plaines de Rimentos

Quand je rendrai mon âme

On dressera un mat de bois

Pour se souv’nir de moi. »

Lorsqu’il acheva la dernière syllabe, des acclamations et des sifflements résonnèrent dans la salle, les gens frappaient dans leurs mains ou sur les tables. Le Chat Rôdeur était un bar notoirement connu pour être un lieu où se retrouvaient les Frontaliers de passage. D’ailleurs, Arvak reconnut bientôt parmi les gens qui venaient saluer Méaglim certains des membres de l’escorte d’Eirda Valguir, bien que cette dernière fût absente.

Par son chant, Méaglim avait ouvert les festivités, bientôt d’autres chansons résonnèrent dans la taverne et, lorsqu’il les identifiait, Méaglim, qui en connaissait beaucoup, les reprenait à son tour. Sa voix forte couvrait toutes les imperfections des autres, encourageait à se mêler au groupe. Eliwyl se joignit à lui.

Eliwyl et Méaglim étaient frère et sœur, issus de pères différents. On disait couramment d’eux qu’ils étaient l’exact opposé l’un de l’autre, ce qui était vrai par bien des aspects.

Eliwyl était aussi petite et svelte que son frère était grand et large. Elle était même plus petite qu’Arvak – qui avait rarement affaire à plus petit que lui. Mais là où son frère avait tout du placide géant, dont les manières débonnaires et généralement affables n’étaient contrebalancées que par son imposant physique, Eliwyl était d’une pugnacité qu’il était dangereux de sous-estimer – et ceux qui s’y étaient risqués en avaient fait les frais. Lorsqu’elle chantait, elle avait une voix aiguë et cristalline. Elle formait un beau duo avec son frère. D’ailleurs, tous deux entamèrent bientôt en canon une chanson paillarde qu’ils maîtrisaient particulièrement, à la grande joie de l’assemblée.

Puis les tables furent repoussées et des gens commencèrent à danser au milieu de la piste. Certains se joignaient à la foule, d’autres restaient en arrière, buvant ou tapant des mains. Les musiciens accompagnaient, jouant fort pour couvrir le tumulte, donnant le rythme des danses.

Tous quatre firent ainsi la fête jusqu’à une heure avancée de la nuit. Méaglim finit parfaitement ivre, mais fort heureusement, ses logements se trouvaient en haut de l’escalier. Arvak et Norgar l’y conduisirent avant qu’il ne tombe. Personne n’aurait pu porter un gaillard comme lui jusqu’à son lit s’il ne s’y rendait lui-même. Arvak lui était presque sobre. Il détestait ce sentiment de perdre le contrôle qui accompagnait l’ivresse et ne buvait jamais que modérément. Norgar, pour une fois, n’avait pas suivi son exemple. Bien qu’il ne fût pas aussi alcoolisé que Méaglim, il avait l’œil brillant et un peu hagard. Il était tombé amoureux trois ou quatre fois au cours de la soirée, de demoiselles ou de jeunes gens dont il n’avait rien obtenu, mais dont il ne tarissait pas d’éloges sur la beauté. Arvak l’écoutait parler avec une indifférence bienveillante. Eliwyl était restée en retrait. Suivant les préceptes de son école, elle ne buvait pas, et aimait fort peu danser. Lorsque les chants avaient cessé, elle s’était attablée avec d’autres personnes et avait eu des conversations animées pendant une bonne partie de la soirée.

Lorsque le Chat Rôdeur ferma, ils se retrouvèrent dans la rue déserte.

Il n’y avait pas d’autre éclairage que la lune, mais la nuit n’était pas si sombre et leurs yeux s’habituèrent vite à l’obscurité.

L’air frais acheva de chasser les dernières traces d’alcool de l’esprit d’Arvak. De son côté Norgar avait un fou rire inexpliqué mais contagieux. Arvak et Eliwyl se mirent à rire avec lui, sans même savoir pourquoi. Ils se calmèrent progressivement après avoir un peu marché et Norgar essuya les larmes d’hilarité qui perlaient au coin de ses yeux.

— Alors, demanda Eliwyl, quelle était ton idée un peu folle ?

— Laquelle ? J’ai eu beaucoup d’idées folles au cours des dernières heures ! répondit Norgar avec l’œil pétillant.

— Celle dont tu nous parlais avant que Méaglim ne lance les réjouissances. C’était à propos de ce qui amenait nos émissaires elfes.

— Ah, oui, répondit Norgar dont l’esprit commençait à s’éclaircir.

Il s’arrêta de marcher un instant et devint pensif.

Puis son fou rire reprit.

— Allons, n’en parlons plus, soyons joyeux plutôt !

Et il prit Arvak et Eliwyl par les épaules, mais tous deux le repoussèrent d’un même élan.

À leur regard accusateur Norgar comprit qu’il ne pourrait pas se dérober.

— Mon hypothèse c’est que la Ténébra pourrait être de retour.

Arvak se figea un instant.

La Ténébra était la créature qui avait fait s’éteindre les dragonniers à l’aide du Pilier des Ténèbres et, plus récemment, elle avait créé les lycans avant de déclencher entre les peuples une guerre fratricide, la Grande Guerre. Elle avait été enfermée dans un monde prison, comme l’avait été le précédent gardien du Pilier des Ténèbres. Mais, même si son nom et son histoire se paraient de légende, nul en Aganius ne doutait de la véracité de son existence.

— Je ne vois que ça qui peut animer aussi vivement l’ensemble de nos alliés, poursuivit Norgar. Et puis tu le sais comme moi, la seule chose qui manque aux lycans…

— C’est un leader, acheva Arvak.

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