Chapitre 5 (1/7)

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Tous trois regagnèrent le château, Arvak ne dormit presque pas de la nuit.

Son sommeil fut agité, entrecoupé de pensées chaotiques et cauchemardesques, où il rêva qu’une créature faite d’obscurité était assise sur sa poitrine et l’empêchait de respirer. Lorsque le jour se leva, Arvak l’accueillit comme une bénédiction. Il se lava le visage à l’eau claire puis fit quelques exercices d’escrime pour dénouer ses muscles et se vider l’esprit. Il ressentait encore les courbatures de son long voyage à cheval depuis la frontière.

Lorsqu’il eut terminé, le palais commençait tout juste à s’éveiller. Arvak pouvait entendre les domestiques qui entamaient leur journée, il ouvrit la fenêtre et l’odeur de feu de bois qui émanait des cuisines le saisit, ainsi que les ordres tonitruants du chef.

Dans la cour, Morgalt s’activait déjà, conduisant des chevaux par la bride. Arvak n’était pas le seul à être matinal. Les portes du château étaient encore fermées et la fraîcheur de la nuit demeurait, vivifiante dans le jour naissant.

Un domestique vint trouver Arvak afin de lui rappeler l’heure à laquelle il était attendu pour le petit déjeuner et lui apporter ses vêtements. Arvak l’en remercia, s’habilla et prit la direction des appartements de son père.

La salle dans laquelle il avait rendez-vous, et où il arriva bientôt, se trouvait dans l’aile est, la plus belle du palais. Elle était carrée, de dimensions modestes comparées aux proportions impressionnantes du reste de la demeure, ce qui donnait aux réunions dans ce lieu un sentiment de sérénité intimiste. De grandes baies vitrées donnaient sur un petit balcon qui offrait une vue sur le jardin intérieur du palais. Les fenêtres avaient été ouvertes et la salle embaumait les odeurs mêlées du chèvrefeuille et de la lavande.

La pièce en elle-même avait les chaudes couleurs du bois. Les murs étaient ornés de tapisseries représentant des guerriers en armure, chevauchant des dragons colorés, pourchassant des créatures fantastiques. Le plafond aux belles poutres apparentes sculptées d’arabesques, d’une chaude teinte ambrée, s’ornait d’un lustre en cristal scintillant, et le sol était en parquet ancien, marqué par le temps, mais qu’on devinait minutieusement entretenu. Trois tables étaient réparties dans la pièce, faites de planches de bois posées sur des tréteaux et recouvertes chacune d’un drap blanc finement brodé sur ses bords. La plus haute se trouvait au fond de la pièce, face au jardin, et le siège royal y était attablé, écrasant dans le menu espace. Les deux autres tables se faisaient face, de part et d’autre de la première. Toutes trois seraient retirées par les domestiques une fois le repas pris et l’endroit retrouverait sa tranquillité discrète.

Arvak avait joué de nombreuses heures ici étant enfant et, alors qu’il promenait son regard sur les lieux, il s’attendait presque à retrouver, çà et là, égarés, son cheval de bois, sa vaisselle miniature ou son arc à ficelle. C’était une pièce dans laquelle son père aimait se délasser.

Tintal était déjà attablé. Lorsqu’il le vit, il l’appela avec une joie non dissimulée :

— Ah, mon fils !

Arvak vint à sa hauteur et lui serra la main au-dessus de la table.

Le roi avait une carrure impressionnante, certes pas autant que Méaglim, mais son passé de soldat se devinait dans la largeur de ses épaules et dans ses bras musculeux. Il dominait son fils d’au moins deux têtes et l’estrade sur laquelle il se trouvait n’arrangeait rien. Arvak se sentit rapetisser.

— Tu portes les vêtements que je t’ai choisis, c’est bien, nota Tintal.

Arvak jeta un rapide regard à sa tenue. Il n’y avait accordé aucune attention lorsqu’il s’était préparé, l’accord de couleurs brun et vert lui avait rappelé les Frontaliers, sa sobriété lui avait inspiré confiance. Mais à présent que son père en faisait la remarque, il dénombra toutes les similitudes entre leurs deux habits. Le roi était vêtu de gris, mais plusieurs détails de broderie, la coupe du vêtement, ses boutons, montraient une évidente symétrie.

Tintal affichait un sourire courtois mais son regard d’un gris acier était intransigeant, sa poigne se resserra comme un sourd avertissement. Tout ceci n’était qu’une mise en scène à l’intention des émissaires elfes, et le roi venait de l’en avertir, avec discrétion mais fermeté. Arvak se glissa dans la peau de son personnage, s’imagina qu’il portait sa tenue de Frontalier et son épée au côté pour chasser la sensation d’écœurement qu’il ressentait et retrouver l’amabilité dont il devait témoigner.

Le regard du roi s’adoucit et il fit signe à Arvak de s’asseoir à sa gauche, Games Gandar se trouvait déjà attablé à sa droite. Arvak salua son vieux mentor ainsi que son dragon Endimir qui, couché dans un angle de la pièce, observait les alentours à travers les yeux de l’humain chargé de ses soins.

Peu après qu’il eut pris place, les deux émissaires elfes, Karfanaël et Roawir, entrèrent à leur tour, guidés par Altred. Blifen, le glouton totem de Karfanaël, marchait dans le sillage de ce dernier, et Riron, le faucon de Roawir, trouva bientôt sa place sur le balcon. Les elfes vinrent saluer poliment le roi ainsi que Arvak et Games Gandar. Bien qu’en comité réduit, aucun repas du roi n’était jamais réellement informel et Arvak s’astreignit à garder une attitude conforme à l’étiquette de la cour, sous le regard encourageant et bienveillant de Games Gandar.

Norgar entra bientôt en compagnie d’Andlam et Valgar.

La dracologue elfe avait un animal totem hors du commun et très rare pour les siens, un dragon. Il ne passa pas inaperçu auprès de l’assemblée.

Valgar était de très petite taille pour son espèce, à peine plus grand qu’un lion – ce qui, dans une pièce de dimensions modestes comme celle où ils se trouvaient, restait malgré tout très impressionnant. Il avait les écailles brunes aux reflets sombres et son échine ainsi que son dos se paraient d’une imposante crinière couleur de feu. Ses yeux à la pupille fendue chatoyaient comme deux braises ardentes et ses gestes étaient souples et gracieux.

Bien que beaucoup plus vieux qu’Endimir il n’était pas touché par le vieillissement qui avait atteint le dragon noir. Endimir était né dans le laboratoire du Temple grâce à la magie des dracologues humains, et celle-ci avait affecté son développement. Valgar était né de façon naturelle, appelé par la présence de l’elfe dont il était le totem, Andlam.

Cette dernière était d’une carrure très similaire à celle d’Eliwyl. Elle était très petite et svelte, sa minceur étant encore renforcée par sa nature d’elfe – chez lesquels la musculature était peu volumineuse, chez les hommes comme les femmes. Par sa stature elle tranchait fortement avec la moyenne de taille et de corpulence qu’on retrouvait couramment chez les humains, ce contraste était d’autant plus marquant pour la fonction qu’elle occupait. Guerrière chevronnée, érudite, professeure, tueuse de lycans dans sa jeunesse, directrice de la prestigieuse école de Tsiroèn, chevaucheuse de dragon, la longue vie d’Andlam l’avait amenée à endosser bien des rôles et à servir bien des générations de rois en Aganius, où elle était tenue en très grande estime. Durant des décennies, elle avait arpenté seule les vastes terres sauvages d’Erion, traquant les meutes de lycans, les exterminant avec méthode afin d’en réguler la population. Elle avait vécu comme chez elle dans des lieux où aucun humain n’aurait tenu une nuit.

Arvak, en de rares occasions, avait eu la chance de croiser le fer avec elle. Certes il ne lui arrivait pas à la cheville – cent ans n’y auraient pas suffi – mais il avait conservé des souvenirs mémorables de ces combats trop brefs et trop rares à son goût.

Andlam avait le visage fin, des pommettes saillantes, constellées de taches de rousseur. Sa chevelure rousse était d’une couleur presque aussi vive que celle de Valgar. Elle avait le regard pétillant et les lèvres rieuses, un humain lui aurait à peine donné trente ans.

Elle salua toutes les personnes présentes avec élégance, échangeant quelques mots de salutation et de politesse avec chacune et, lorsqu’elle en vint à Arvak, après un instant d’hésitation, elle le reconnut :

— C’est un plaisir de vous revoir Prince, j’ignorais que vous étiez de retour !

Andlam avait trop vécu et vu passer trop de princes comme de rois pour se soucier encore de dissimuler ses sentiments. Il y avait une sincérité dans la sympathie qu’elle manifestait qui fit comprendre à Arvak qu’elle l’avait reconnu, non pas seulement pour sa place politique, mais pour les rares combats qu’ils avaient partagés, et il en fut flatté. Ils ne s’étaient pas affrontés souvent et cela remontait déjà à plusieurs années. Andlam était très prise par ses fonctions et elle se montrait rarement à la cour. Ils échangèrent quelques politesses tandis qu’elle prenait place à côté de Norgar.

— Est-ce qu’Eliwyl est là aussi ? demanda Andlam.

— Bien sûr ! Elle loge à la bibliothèque en ce moment. Elle a beaucoup progressé !

— Ah ! Ça, ça veut dire qu’elle te bat ! J’irais la voir tout à l’heure.

— C’était déjà le cas avant notre départ je crois, répondit Arvak un peu penaud.

— Je crois aussi, j’avais bien dit qu’il fallait bosser.

Arvak accepta la critique. Andlam aimait taquiner les personnes de son entourage, en particulier quand elle avait de l’estime pour leurs capacités et que c’était mérité. Comme maintenant, elle le faisait généralement sur un ton léger et facétieux. Arvak ne s’en sentit pas blessé, d’autant qu’Andlam avait raison, c’était à lui de se montrer sérieux dans sa pratique s’il ne voulait pas qu’on dise de lui qu’il n’avait pas de rigueur. Il ne s’était pas montré à la hauteur d’Eliwyl sur ce point.

Andlam avait été l’un des professeurs d’Eliwyl à l’école de Tsiroèn. Arvak n’était pas étonné de la similitude entre leurs caractères, à la fois francs et justes. Andlam était une femme qui donnait envie qu’on lui ressemble.

Des domestiques commencèrent à arriver, emportant les plats du petit déjeuner. Du pain chaud, des gâteaux, des confitures, des fruits, des boissons, diverses noix, du fromage, de la charcuterie, trouvèrent bientôt leur place sur les trois tables, s’étalant en un banquet d’une rare richesse et Arvak se servit copieusement.

Son père engagea la conversation avec lui. Il lui demanda comment était sa santé et comment s’était passé son service à la frontière. Arvak répondit par des banalités et sans entrer dans les détails. Puis ils parlèrent de leur élevage de chevaux, des poulains qui étaient nés au cours des cinq dernières années où Arvak avait été absent, de leurs résultats aux courses. Tintal vanta les qualités du travail de Morgalt et les bons résultats de son dernier champion, Flamme. C’était un sujet qui les passionnait tous deux et sur lequel ils s’entendaient toujours. Arvak sentait que Tintal, un peu maladroitement, tentait de se montrer agréable envers lui.

Arvak avait de nombreux sujets de désaccord avec son père. Celui-ci avait fortement désapprouvé sa décision d’accompagner Méaglim lorsque, à sa sortie du bagne, il avait rejoint les Frontaliers. Tout comme il avait désapprouvé l’amitié qui, enfant, l’avait lié à ce garçon d’écurie. À ses yeux, la place d’Arvak était à la cour, auprès de lui et des personnes de haut rang qui formaient l’élite de la nation, et son rôle était de servir le pays à la fonction de chef d’État. Mais Arvak ne s’épanouissait pas à la cour. Il ne pensait pas que les personnes les plus privilégiées du pays soient celles qui puissent apporter des solutions aux problèmes que rencontraient les populations. L’aristocratie que Tintal soutenait était, à ses yeux, trop éloignée des réalités, trop choyée par un système qui les protégeait, il ne voyait pas comment ils auraient pu trouver des solutions à des problèmes qui ne les touchaient pas. Les combats contre les lycans se déroulaient loin d’eux, le manque de nourriture, d’eau potable, l’incapacité de voyager en sécurité, de s’instruire, étaient des difficultés qu’ils ne connaissaient pas et ne connaîtraient probablement jamais.

Jusque dans la pratique de l’escrime la fracture était flagrante. L’aristocratie se complaisait dans la perpétuation d’une tradition guerrière chevaleresque, en armure de plates scintillante, aux belles passes d’armes académiques, aux joutes courtoises sophistiquées, et les paladins incarnaient cet idéal courtois. Les Frontaliers avaient abandonné la galanterie guerrière, la plate, les coups de maître compliqués, qui n’avaient conduit qu’à des échecs face aux lycans, pour ne plus conserver que le strict essentiel d’un art martial pensé pour tuer l’adversaire dès la première frappe. Arvak revenait toujours à penser à cette opposition entre l’ancienne et la nouvelle escrime lorsqu’il réfléchissait à ce qui l’éloignait de la noblesse. L’escrime d’apparat de la cour et les combats sur le terrain catalysaient toute l’incompatibilité entre la vie d’autrefois perpétuée par la noblesse privilégiée, et la réalité du monde incarnée de façon brutale par les lycans.

Arvak et son père avaient commencé à s’éloigner de nombreuses années avant qu’il ne parte pour la frontière, mais cet éloignement de cinq ans l’avait renforcé, lui Arvak, dans ses convictions. Toutefois, il sentit en cet instant, malgré leurs divergences et malgré l’intransigeance de son père, une volonté de Tintal d’être affable, de ne pas évoquer des sujets sur lesquels ils étaient divisés, et Arvak mit ses réflexions de côté pour passer un agréable moment en sa compagnie.

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