Dans la salle du conseil toutes les personnes conviées étaient à présent arrivées et commençaient à prendre place.

Tintal se trouvait au centre de l’estrade, à sa droite son premier conseiller, Games Gandar et près de lui, Endimir le dragon noir. À sa gauche siégeaient l’elfe Andlam et son dragon Valgar. Ils formaient à eux cinq un portrait saisissant qui impressionna Arvak et probablement l’ensemble des émissaires du conseil.

Face à eux, assis sur d’épais et riches coussins, se trouvaient les trois émissaires vaérims, la femelle azur au centre, encadrée par la femelle couleur nuit et le mâle blanc. À gauche des Vaérims se trouvait Karfanaël, attablé derrière un pupitre, et son totem Blifen, sur un confortable coussin. À droite des Vaérims se trouvait la femelle dragon-mirage.

Le roi se leva et prit la parole :

— Estimés émissaires, chers représentants des peuples du Darka-Guèn, c’est avec un immense honneur et beaucoup de reconnaissance que je vous accueille en ma demeure. Vous avez tous et toutes fait de longs voyages pour venir en ce lieu où la nécessité nous rassemble. Le danger qui nous guette est grand et, outre les réponses que nous désirons tous obtenir de ce conseil, j’ai l’espoir en moi-même que cette réunion sera l’opportunité de renforcer les liens entre nos peuples.

La voix de Tintal s’élevait, forte et claire, dans la salle à l’acoustique excellente.

— Maître Karfanaël est ici présent en qualité d’émissaire de la reine des elfes Guildra Vent-de-Plaine Naïnor, deuxième souverain de la maison réunie des Rirdenrim et des Naïnorèm. Il est également alchimiste combattant, chercheur et érudit pour la Maison Royale des elfes, spécialiste du flux magique du monde et des particules des forces élémentaires. Maîtres, pourriez-vous s’il vous plaît nous proposer un résumé des récents évènements ?

Karfanaël se leva et vint au milieu de la salle. Depuis l’alcôve, Arvak et Norgar, les coudes posés sur le parapet, écoutaient avec une grande attention.

— Votre Altesse, je vous remercie. Comme vous l’avez si justement souligné, la nécessité est grande, aussi sans préambule, voici donc un exposé des faits, tels que les recherches des érudits elfes de Sa Majesté la reine ont permis de les reconstituer.

Karfanaël marqua une pause théâtrale, l’attention de l’assemblée tout entière était portée sur lui et un silence absolu régnait dans la salle. Il ne tenait à la main aucun document ni feuillet qui lui aurait servi d’aide-mémoire, sa voix et ses gestes semblaient occuper de sa présence toute la salle.

— Au troisième jour du deuxième mois de l’été, en cette année-ci de 1453, a eu lieu dans la région du Grimstadir, ou de ses environs proches en les montagnes du Mornesh Rigun – au nord-ouest du pays – un phénomène magique qui fut fortement perceptible par l’ensemble des peuples sensibles à la magie. Nous avons pu établir que ce phénomène a été d’intensité modérée mais de singularité forte.

L’elfe observa un bref silence. Il savait que son jargon de spécialiste des arts magiques n’était pas accessible à tous et il attendit qu’un soupçon de désarroi s’impose dans l’assemblée, afin d’être celui qui le lèverait.

— Ici il faut comprendre que le sortilège impliqué dans ce phénomène n’a pas été puissant par lui-même – il ne s’agissait pas d’une déflagration dans la magie, ni d’un sortilège d’une puissance gigantesque – mais il a été d’une nature qui a fait réagir le flux de la magie d’une façon très nettement et intensément perceptible.

Depuis l’alcôve Norgar se tourna vers Arvak et commença à murmurer, avec le plus de discrétion possible :

« C’est cela que j’ai du mal à comprendre, comment un phénomène pourrait être peu puissant et émouvoir autant les peuples ? »

Ce fut Roawir qui lui répondit, également en murmurant :

« En fait, ce qui a été perceptible c’est la réaction du flux de la magie à ce sortilège, pas la puissance du sortilège en lui-même. C’est comme jeter un morceau de sodium solide dans l’eau. Mettre en contact ces deux matières crée des explosions. Un morceau de sodium de la taille d’une petite pierre peut créer des explosions plus fortes et plus impressionnantes que si on avait jeté une immense pierre dans l’eau. »

Depuis le centre de la salle, Karfanaël poursuivait :

— Cette nuance est complexe à saisir mais elle est importante. Faire l’erreur d’imaginer le phénomène dont nous parlons comme un sortilège d’une puissance monstrueuse fausserait notre compréhension des faits. Le phénomène a été d’une intensité modérée mais a provoqué une réaction explosive dans le flux de la magie.

Karfanaël appuyait ses propos de gestes autoritaires comme pour en souligner l’importance et la pertinence.

— Comme vous le savez je l’espère, le flux de la magie conserve des traces observables de tous les bouleversements dont il est secoué. Cette particularité nous a permis et nous permet encore d’étudier le phénomène tel qu’il s’est manifesté le jour trois du deuxième mois de l’été. Cette étude nous a permis rapidement d’exclure toute cause naturelle. Il n’a été provoqué ni par un mouvement des astres – éclipse ou alignement de planètes –, ni par une cause terrestre – tectonique du sol, séisme ou éruption volcanique –, climatique – tempête, cyclone – ou biologique – épidémie, mort en masse d’espèces animales ou végétales. Nous avons pu déterminer que ce phénomène a été d’origine individuelle et provoqué par une créature utilisatrice de la magie. Ces conclusions préliminaires ont pu être établies dans les quinze jours qui suivirent le phénomène et pour la plupart des personnes présentes ici, vous déteniez déjà ces informations. Voici donc pour le résumé des faits. Si Son Altesse le roi Tintal me le permet, j’aimerais poursuivre, en exposant les informations que je détiens et que beaucoup attendent depuis longtemps, ou sont venus chercher de très loin.

Il se tourna respectueusement vers Tintal qui lui donna l’assentiment pour poursuivre par un hochement de tête.

— L’étude longue et minutieuse des traces laissées dans le flux de la magie par le phénomène dont nous parlons nous a permis de conclure, sans aucun doute possible, que le Pilier des Ténèbres était impliqué dans la singularité que nous avons étudiée. Nous pouvons donc présumer que ce phénomène prouve le retour au Darka-Guèn de la Ténébra.

Arvak donna un coup de coude discret à Norgar :

« Tu avais raison. »

Ce dernier hocha la tête mais paraissait plus terrifié que véritablement fier de ses déductions. Dans la salle du conseil, Tintal, Games Gandar et Andlam semblaient impassibles. Ils avaient appris cette nouvelle la veille et avaient eu le temps de s’y préparer. Les trois Vaérims de leur côté semblaient beaucoup plus nerveux, ils se cherchaient du regard les uns des autres, s’adressant des sons discrets, des claquements de bec et des sifflements. Leurs oreilles plumeuses bougeaient de droite et de gauche, comme chez les chevaux anxieux. Arvak avait cru lire lorsqu’il était jeune que les Vaérims parlaient entre eux par une forme de télépathie et si cela était vrai, il ne doutait pas qu’en cet instant tous trois étaient en grande conversation.

La dragon-mirage de son côté semblait impassible mais c’était bien dans les habitudes de ce peuple guerrier de ne manifester aucune émotion.

— Quelle preuve exacte avez-vous qui relie sans aucun doute possible ces traces au Pilier des Ténèbres ? dit-elle avec calme.

— Ma reine, Guildra Naïnor, est dépositaire d’un artefact, transmis dans sa famille depuis Naïnor lui-même et qui a conservé la trace du Pilier de la Lumière. En confrontant les traces magiques de cet objet à celle que nous avons observée, nous avons pu noter une exacte et parfaite opposition. Celle-ci ne saurait être expliquée que par l’opposition entre le Pilier des Ténèbres et le Pilier de la Lumière.

La réponse sembla satisfaire l’émissaire dragon-mirage et l’ensemble du conseil.

— Merci, maître Karfanaël, pour cet exposé limpide, dit Tintal en se levant.

L’intéressé salua respectueusement puis retourna s’asseoir.