Chapitre 6 (3/5)

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— Comme vous pouvez le constater, l’heure est grave, poursuivit Tintal. Les éléments que nous détenons nous permettent de penser que l’ennemi que nous craignons, la Ténébra, est revenu de son bannissement.

Tintal ne rappela pas pourquoi cet ennemi était à craindre. Tous les peuples du Darka-Guèn avaient été impactés par la Grande Guerre et s’y étaient trouvés engagés à un moment donné. Cette guerre avait été orchestrée par la Ténébra, elle avait créé les lycans grâce au Pilier des Ténèbres puis les avait dirigés pour que le monde s’embrase. La terreur générée par la nouvelle de son retour ne nécessitait pas davantage d’explications.

— Mon espoir, continua Tintal, en tant que roi, mais aussi en tant que membre de cette assemblée, est que les peuples du Darka-Guèn fassent le choix de l’unité. Faisons front commun contre cet ennemi.

La dragon-mirage se leva pour prendre la parole :

— Et comment pourrions-nous l’être ? Il m’a fallu un mois pour être averti de la tenue de ce conseil et m’y rendre depuis le Magcam. Comment pourrions-nous avoir une action coordonnée et mettre en commun nos efforts avec des moyens de communication et de transport aussi lents ?

Sa voix était tranchante et sèche mais elle soulevait un problème d’importance et les Vaérims abondèrent en son sens :

— Les communications sont effectivement un problème, appuya la Vaérim de couleur azur. Je suis d’accord avec vous, Altesse, l’unité est ce qui nous sauvera. Mais il faut près de trois semaines pour que vos courriers parviennent jusqu’à nous, et si nous devions communiquer avec les familles dragons-mirages le délai serait plus long encore. La Ténébra et les lycans ne souffriront pas de tels délais et si nous devions coordonner nos actions ou agir rapidement, cela nous serait impossible. Comment pouvons-nous espérer lutter ensemble dans ces conditions ?

Un silence tomba sur l’assemblée et Karfanaël en profita pour s’exprimer avec force :

— Le savoir est la clef.

Il eut un bref répit avant de reprendre :

— Chacun de nos peuples respectifs possède une somme importante et millénaire de savoir. Nous accomplissons aujourd’hui des choses que nos ancêtres croyaient impossibles et nous devrons accomplir, pour vaincre notre ennemi, des choses qu’aujourd’hui même nous pensons hors d’atteinte. Pour surmonter ce défi, nous devrons réaliser l’impossible, parce que notre ennemi est insurmontable. Ceci est un fait. La lenteur des communications nous restreint dans nos actions, c’est une limitation technique et technologique. Nous ne pourrons surmonter cette limitation que par le savoir. Je propose que l’ensemble des peuples mettent en commun et partagent les connaissances scientifiques qu’ils détiennent, c’est ainsi que nous surmonterons les capacités individuelles de nos nations.

Son discours jeta un grand émoi dans l’assemblée.

Certes le discours de Karfanaël était inspirant mais il se heurtait à des limitations culturelles. Chacun des représentants des peuples commença à énoncer à voix basse ou haute différents cas particuliers.

Le savoir des dracologues sur les techniques artificielles pour faire naître un dragon était tenu secret et il semblait évident à Games Gandar comme à Tintal qu’elles ne pouvaient être mises en commun avec les autres peuples. De même Andlam, qui dirigeait l’école de Tsiroèn, ne souhaitait pas voir les secrets de son école partagés avec le plus grand nombre. La sélection y était drastique et ce n’était qu’au terme d’une longue formation qu’un élève pouvait espérer accéder à toute la sagesse de son enseignement. Andlam n’aurait pas accepté que ce savoir soit transmis à quelqu’un qui n’aurait pas donné les preuves de sa persévérance ni de son mérite. De leur côté les dragons-mirages étaient divisés en de nombreuses familles dont toutes n’étaient pas alliées, et la mise en commun des connaissances se heurterait nécessairement aux complexités politiques et culturelles de leur société. Enfin les Vaérims étaient un peuple très secret et qui accueillait peu d’étrangers. L’idée de mettre à disposition leur savoir les dérangeait et cette proposition avait pour eux quelque chose d’intrusif, malgré la cordialité de leurs liens avec les autres peuples. Ils ne pouvaient s’empêcher de penser, malgré l’amitié qu’ils ressentaient pour les humains et les elfes, que leur dévouement à la cause commune ne leur serait pas aussi profitable à eux qu’elle le serait aux autres.

Games Gandar prit la parole pour tenter d’apaiser les débats :

— Mes amis, il est évident que si une mise en commun des savoirs devait s’organiser, elle devrait se faire dans le respect des volontés et de la culture de chacun. Je propose qu’une compagnie soit constituée, qui serait formée d’un représentant de chaque peuple. Ainsi ces représentants pourraient d’une part veiller à la façon dont les connaissances de son peuple seraient employées et diffusées, d’autre part servir d’intermédiaires entre les érudits de cette compagnie et le peuple qui la recevrait.

L’idée semblait séduire au moins le Vaérim blanc mais la dragon-mirage émit à cette proposition un son guttural discret qui avait tout de la désapprobation :

— Aucune compagnie ne saurait rendre compte de toute la diversité des peuples. Elle ne saurait être représentative de ce que nous sommes.

Andlam ne semblait pas plus satisfaite par cette idée.

— Peut-être, proposa la femelle vaérim couleur nuit, peut-être pourrions-nous restreindre le sujet de recherche. De la sorte, au lieu de mettre en commun toutes nos connaissances, nous commencerions par partager celles en rapport avec un objectif commun. La communication est un élément essentiel, commençons par cela.

Les autres Vaérims appuyèrent cette proposition.

Le projet, ambitieux autant que nécessaire, perdait à chaque réplique un peu de sa superbe. Karfanaël observait en silence le débat et Arvak fut surpris par son stoïcisme mais, bien que silencieux, il comprit que l’elfe guettait le moment propice où son intervention aurait le plus d’impact.

— Au Magcam nous utilisons des messagers à pied pour communiquer, nous n’avons pas de connaissance à apporter dans ce domaine, nota la dragon-mirage.

À ce moment, Karfanaël reprit la parole :

— Il me semble évident et normal qu’une coopération totale, telle que je l’ai suggérée tout à l’heure, ne saurait se mettre en place dans de brefs délais. Nous sommes chacun immensément attachés à nos traditions, à notre culture, à nos valeurs, et il est normal, je pense, que cet attachement, cet amour pour nos nations, se traduise par non pas une réticence – le mot serait excessif peut-être – mais disons par une certaine réserve. Je pense qu’il serait préférable que nous construisions cette cohésion avec prudence et respect, pas à pas, jusqu’à ce que chacun de nous et de nos peuples y adhère pleinement sans s’y sentir contraint ni forcé.

Karfanaël avait une aisance à parler qui avait en un instant capté toute l’attention de l’assemblée. Il poursuivit :

— Rien ne nous prouve, en l’état actuel de nos connaissances, que nous soyons obligés d’agir dans la précipitation. Nous savons que la Ténébra est de retour, nous savons que le Pilier des Ténèbres est sur le Darka-Guèn, cette connaissance nous renforce, elle nous rend conscients de l’avenir qui se profile et nous permet de nous préparer avec méthode. De son côté, la Ténébra a été absente durant six cents ans, nous pouvons supposer qu’elle ne retrouvera pas en un instant l’emprise qu’elle possédait – sur les lycans et sur le monde – au moment de la Grande Guerre. Plusieurs mois, peut-être même plusieurs années, lui seront nécessaires. De plus les traces du Pilier des Ténèbres que nous avons décelées dans le flux de la magie étaient très faibles, infimes même, et nous n’avons pu les déceler que parce que de très nombreux elfes ont étudié cette portion du flux de la magie, très attentivement, et durant une longue période. Nous pouvons donc raisonnablement penser que la Ténébra est affaiblie et qu’il lui faudra du temps avant de recouvrer sa force première.

Depuis l’alcôve, Roawir fronça soudain les sourcils à cette allégation et Norgar, qui vit son attitude, l’interrogea sur ce qui le troublait.

« Non, c’est…, hésita l’elfe toujours en murmurant, les éléments que nous avons ne nous permettent pas du tout d’affirmer cela. Peut-être que la Ténébra a cherché à dissimuler ses traces, peut-être que c’est la nature même du Pilier des Ténèbres de ne laisser que des traces infimes. Affirmer que les traces sont infimes parce que son pouvoir est affaibli est une énorme approximation. »

Norgar et Arvak semblèrent préoccupés par la réponse de Roawir, de son côté Eliwyl continuait de noter les paroles dites au conseil mais ne perdait pas une miette de leur conversation.

— … Le plus simple, compte tenu des inquiétudes normales et compréhensibles de chacun, serait que nous commencions par de petites choses, qui puissent être une source d’inspiration et de confiance pour les autres peuples. Les humains et les elfes sont des amis de longue date, or nous savons que les dragonniers maîtrisaient un territoire cent fois plus grand que celui que les humains contrôlent actuellement. Peut-être possédaient-ils une technologie de communication que nous avons perdue depuis. Les humains sont détenteurs de nombreux manuscrits datant de l’époque des dragonniers mais ils affirment qu’ils ne leur sont pas compréhensibles. Cependant, ces textes n’ont jamais été observés ni analysés par les elfes. Ni par les humains et les elfes ensemble d’ailleurs. Peut-être qu’en conjuguant nos efforts nous pourrions parvenir à tirer un grand savoir des textes en serken archaïque qui nous sont pour l’instant impénétrables. Et si ce n’est pas un moyen de communication, peut-être que ce sera une arme que nous pourrions utiliser contre notre ennemi.

« Nous avons des textes écrits par les dragonniers en Waniri, souffla Roawir sans que le conseil pût l’entendre, nous ne savons pas davantage les lire. »

— J’aimerais obtenir ici la permission d’accéder au Temple afin de procéder à des recherches. J’ai la conviction que les secrets qui se trouvent là-bas nous aideraient dans notre situation. Cet accord serait, je n’en doute pas, inspirant pour nos alliés Vaérims et dragons-mirages.

Depuis l’alcôve, Roawir semblait décontenancé au point de ne plus trouver les mots pour exprimer son désarroi. Il avait conscience que les paroles de son maître jouaient sur la méfiance entre les peuples pour contraindre le roi à aller dans son sens.

Arvak et Norgar paraissaient tout aussi mal à l’aise face aux paroles de Karfanaël.

À ce moment-là, Eliwyl leva le nez de sa copie pour s’adresser à Roawir :

« Est-ce que ça te semble envisageable que Karfanaël agisse pour des motifs personnels ? »

« Non, je… c’est quelqu’un de très intègre ! »

Norgar et Arvak se jetèrent un regard inquiet.

« Cela fait des années que Karfanaël essaie d’accéder au Temple, murmura Norgar, je tiens l’information d’Andlam, et Games Gandar me l’a confirmée. »

Roawir resta pantois, bousculé dans ses convictions.

Le nez au-dessus de ses feuilles, Eliwyl ajouta :

« Et maintenant, si le roi refuse ce qu’il demande, il inspirera la méfiance aux autres peuples. »

Dans la salle du conseil, Tintal prit la parole :

— Cette proposition mérite d’être examinée. Nous vous proposons une pause.

« Tu crois que mon père va accepter ? » demanda Arvak à Norgar.

« Bien sûr qu’il va accepter, répondit Eliwyl, il n’a plus le choix. »

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